2. Ma solitude.
Ma solitude est une femme au visage familier. Du plus loin que je me souvienne, elle a toujours cheminé à mes côtés. Elle me tend la main lorsque je trébuche ; borde mes draps le soir dans ma chambre baignée d’obscurité ; veille sur mes nuits peuplées de rêves et de cauchemars. Au fil du temps, elle prend les traits de la fée d’un livre d’images. Je rêve à elle pour retourner aux songes de mon enfance volée entre un père fantôme et une mère évaporée.
Mon père travaillait dur, ma mère se distrayait. Elle papillonnait de soirées en concerts, de parties de bridge en déjeuners. Chez nous, c’était un défilé incessant de visites et de fêtes, de belles dames en chapeaux et de messieurs en habits. Parfois, j’étais présent et je demeurais sagement assis sur ma chaise. J’avais trouvé une tactique infaillible pour échapper au monde de ma mère. Je m’enfermais dans une bulle. Personne ne la voyait, personne ne la sentait mais pourtant, je vous assure, elle était bien réelle. J’y entrais un pied derrière l’autre ; je m’accroupissais et je refermais tout doucement la porte de peur que la bulle n’éclate. Une fois installé, plus rien ne pouvait m’arriver : je n’entendais rien, je ne voyais rien, je ne pensais à rien. Le monde tout autour de moi devenait transparent.
J’étais la fierté de ma mère : son petit garçon " tellement " sage et de surcroît " si " bon élève. Sûr, j’allais faire de solides études.
Ces études, je les ai faites. Je suis devenu " diplômé universitaire " mais un diplômé toujours solitaire. Je me suis retiré du monde, sans amis, sans relations, entouré seulement de livres et de cahiers et j’ai été reçu avec une couronne de lauriers. Reçu " cum laudae ".
J’ai travaillé comme l’a fait mon père et, maintenant qu’il n’est plus là, je comprends ce qu’a été sa vie, ce qu’a été sa souffrance.
" Travail - Honneurs - Travail ".
Mon père se sentait seul même au milieu de la foule.
Les mains qui se tendaient, les sourires qui s’échangeaient, les formules vides de sens étaient pour lui des déchirures. Il recherchait dans l’Autre la partie qui lui manquait. Il voulait s'apprivoiser et vivre en harmonie avec lui-même et avec ses semblables. Il n’a pas pu apprendre à s'asseoir à la bonne distance entre l'esseulement et la solitude. Il cherchait un mot, un sourire, un geste sincère et sa quête s’est terminée sur la rive de la désespérance d’une vie gâchée en vain.
Sa compagne est aussi la mienne. Et ma vie ressemble à la sienne.
Elle lui ressemble jusqu’à ce jour, où je me retrouve au pied de cette forteresse. Ils sont venus me déposer comme un paquet trop encombrant. Je marche seul sur le chemin du bord de mer vers le castel puissant, formidable, campé tel un géant entre la mer infinie et des champs marécageux plantés de roseaux qui ondulent sous le vent. C’est la nuit. Un rayon de lune blanche éclaire mes pas. Il n’y a rien que cette bâtisse et la plage déserte. Je n’ai pas le choix, je dois avancer. Tout au loin un chien hurle ou du moins je crois que c’est un chien. Je chantonne à mi-voix. Je ne suis pas rassuré. Mon chant devient plus puissant à mesure que la peur me gagne. Je ne sais pas ce qui m’attend derrière cette haute porte vers laquelle je me dirige. Je n’ai pas besoin de frapper ; elle est entrouverte. Je pousse le lourd vantail. Les gonds grincent. J’entre. Tout est calme et reposé. Je m’arrête, j’écoute. J’entends une clochette tintinnabuler. Où suis-je ?
Et puis, tout va très vite. On me pousse fermement dans le dos et je grimpe des escaliers. Ils tournent et ma tête avec eux. C’est très haut, très long, très difficile. Mon cœur cogne dans ma poitrine. Mes muscles me font mal. Je ne suis pas rompu aux exercices physiques. Je ne suis qu’un intellectuel. On me pousse dans une pièce, je m’écroule sur le sol. Une porte se referme et j’entends le cliquetis d’une clé.
Prison du palais des Doges - Venise |
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