mardi 28 août 2018
VIII. L’incendie.
Ourson ne voulait plus que Violette allât seule dans la forêt ; elle ne lui portait plus son dîner ; il revenait manger à la maison. Violette ne s’éloignait jamais de la ferme sans Ourson.
Trois ans après l’événement de la forêt, Ourson vit arriver de grand matin Violette pâle et défaite ; elle le cherchait.
« Viens, viens, dit-elle en l’entraînant au-dehors, j’ai à te parler… à te raconter… Oh ! viens. »
Ourson, inquiet, la suivit précipitamment.
« Qu’est-ce donc, chère Violette ? Pour l’amour du ciel, parle-moi, rassure-moi. Que puis-je pour toi ?
– Rien, rien, cher Ourson, tu ne peux rien… Écoute-moi. Te souviens-tu de mon rêve d’enfant ? de Crapaud ? de rivière ? de danger ? Eh bien, cette nuit, j’ai rêvé encore… C’est terrible… terrible. Ourson, cher Ourson, ta vie est menacée. Si tu meurs, je meurs.
– Comment ! Par qui ma vie est-elle menacée ?
– Écoute… Je dormais. Un Crapaud !… encore un Crapaud, toujours un Crapaud ! Un Crapaud vint à moi et me dit :
« Le moment approche où ton cher Ourson doit retrouver sa peau naturelle ; c’est à toi qu’il devra ce changement. Je le hais, je te hais. Vous ne serez pas heureux l’un par l’autre ; Ourson périra, et toi, tu ne pourras accomplir le sacrifice auquel aspire ta sottise ! Sous peu de jours, sous peu d’heures peut-être, je tirerai de vous tous une vengeance éclatante. Au revoir ! Entends-tu ? au revoir !
« Je m’éveillai : je retins un cri prêt à m’échapper, et je vis, comme je l’ai vu le jour où tu m’as sauvée de l’eau, je vis ce hideux Crapaud, posé en dehors de la croisée, qui me regardait d’un œil menaçant. Il disparut, me laissant plus morte que vive. Je me levai, je m’habillai, et je viens te trouver, mon frère, mon ami, pour te prémunir contre la méchanceté de la fée Rageuse, et pour te supplier de recourir à la bonne fée Drôlette. »
Ourson l’avait écoutée avec terreur ; ce n’était pas le sort dont il était menacé qui causait son effroi ; c’était le sacrifice qu’annonçait Rageuse et qu’il ne comprenait que trop bien. La seule pensée que sa charmante, sa bien-aimée Violette, s’affublât de sa peau d’ours par dévouement pour lui, le faisait trembler, le faisait mourir. Son angoisse se peignit dans son regard, car Violette, qui l’examinait avidement, se jeta à son cou en sanglotant :
« Hélas mon frère bien-aimé ! tu me seras bientôt ravi ! Toi qui ne connais pas la peur, tu trembles ! Toi qui me rassures et me soutiens dans toutes mes terreurs, tu ne trouves pas une parole pour ranimer mon courage ! toi qui luttes contre les dangers les plus terribles, tu courbes la tête, tu te résignes !
– Non, ma Violette, ce n’est pas la peur qui me fait trembler, ce n’est pas la peur qui cause mon trouble ; c’est une parole de la fée Rageuse dont tu ne comprends pas le sens, mais dont moi je sais toute la portée ; c’est une menace adressée à toi, ma Violette ; c’est pour toi que je tremble ! »
Violette devina d’après ces mots que le moment du sacrifice était venu, qu’elle allait être appelée à tenir la promesse qu’elle avait faite à la fée Drôlette. Au lieu de frémir, elle en ressentit de la joie ; elle pourrait enfin reconnaître le dévouement, la tendresse incessante de son cher Ourson, lui être utile à son tour. Elle ne répondit donc rien aux craintes exprimées par Ourson ; seulement elle le remercia, lui parla plus tendrement que jamais, en songeant que bientôt peut-être elle serait séparée de lui par la mort. Ourson avait la même pensée. Tous deux invoquèrent avec ardeur la protection de la fée Drôlette ; Ourson l’appela même à haute voix, mais elle ne répondit pas à son appel.
La journée se passa tristement. Ni Ourson ni Violette n’avaient parlé à Agnella du sujet de leurs inquiétudes, de crainte d’aggraver sa tristesse qui augmentait à mesure que son cher Ourson prenait des années.
« Déjà vingt ans ! pensait-elle. S’il persiste à ne voir personne et à ne pas vouloir changer de peau avec Violette, qui ne demanderait pas mieux j’en suis bien sûre, il n’y a pas de raison pour qu’il ne conserve pas sa peau d’ours jusqu’à sa mort ! »
Et Agnella pleurait, pleurait souvent, mais ses larmes ne remédiaient à rien. Le jour du rêve de Violette, Agnella avait aussi rêvé. La fée Drôlette lui avait apparu.
« Courage, reine ! lui avait-elle dit ; sous peu de jours, Ourson aura perdu sa peau d’ours. Vous pourrez lui donner le nom de prince Merveilleux. »
Agnella s’était réveillée pleine d’espoir et de bonheur. Elle redoubla de tendresse pour Violette, dans la pensée que ce serait à elle qu’elle serait redevable du bonheur de son fils.
Tout le monde alla se coucher avec des sentiments différents : Violette et Ourson, pleins d’inquiétude pour l’avenir qu’ils entrevoyaient si menaçant ; Agnella, pleine de joie de ce même avenir qui lui apparaissait prochain et heureux ; Passerose, pleine d’étonnement d’une tristesse et d’une joie dont elle ignorait les causes. Chacun s’endormit : Violette après avoir pleuré, Ourson après avoir invoqué la fée Drôlette, Agnella après avoir souri en songeant à Ourson beau et heureux, Passerose après s’être demandé cent fois : « Mais qu’ont-ils donc aujourd’hui ? »
Il y avait une heure à peine que tout dormait à la ferme, lorsque Violette fut réveillée par une odeur de brûlé. Agnella s’éveilla en même temps.
« Mère, dit Violette. ne sentez-vous rien ?
– La maison brûle, dit Agnella. Regarde, quelle clarté ! » Elles sautèrent à bas de leurs lits et coururent dans la salle ; les flammes l’avaient déjà envahie, ainsi que les chambres voisines. « Ourson ! Passerose ! cria Agnella.
– Ourson ! Ourson ! » cria Violette. Passerose se précipita à moitié vêtue dans la salle.
« Nous sommes perdus, Madame ! Les flammes ont gagné toute la maison ; les portes, les fenêtres sont closes ; impossible de rien ouvrir.
– Mon fils ! mon fils ! cria Agnella.
– Mon frère ! mon frère ! » cria Violette. Elles coururent aux portes ; tous leurs efforts réunis ne purent les ébranler, elles semblaient murées ; il en fut de même des fenêtres. « Oh ! mon rêve ! murmura Violette. Cher Ourson, adieu pour toujours ! » Ourson avait été éveillé aussi par les flammes et par la fumée ; il couchait en dehors de la ferme, près de l’étable. Son premier mouvement fut de courir à la porte extérieure de la maison ; mais lui aussi ne put l’ouvrir, malgré sa force extraordinaire. La porte aurait dû se briser sous ses efforts : elle était évidemment maintenue par la fée Rageuse. Les flammes gagnaient partout. Ourson se précipita sur une échelle, pénétra à travers les flammes dans un grenier par une fenêtre ouverte, descendit dans la chambre où sa mère et Violette, attendant la mort, se tenaient étroitement embrassées ; avant qu’elles eussent eu le temps de le reconnaître, il les saisit dans ses bras, et, criant à Passerose de le suivre, il reprit en courant le chemin du grenier, descendit l’échelle avec sa mère dans un bras, Violette dans l’autre, et, suivis de Passerose, ils arrivèrent à terre au moment où l’échelle et le grenier devenaient la proie des flammes. Ourson déposa Agnella et Violette à quelque distance de l’incendie. Passerose n’avait pas perdu la tête : elle arrivait avec un paquet de vêtements qu’elle avait rassemblés à la hâte dès le commencement de l’incendie.
Agnella et Violette s’étaient sauvées nu-pieds et en toilette de nuit ; ces vêtements furent donc bien utiles pour les couvrir et les garantir du froid.
Après avoir remercié avec chaleur et tendresse l’intrépide Ourson, qui leur avait sauvé la vie au péril de la sienne, elles félicitèrent aussi Passerose de sa prévoyance.
« Voyez, dit Passerose, l’avantage de ne pas perdre la tête ! Pendant que vous ne songiez toutes deux qu’à votre Ourson, je faisais mon paquet des objets qui vous étaient les plus nécessaires.
– C’est vrai ; mais à quoi aurait servi ton paquet, ma bonne Passerose, si ma mère et Violette avaient péri ?
– Oh ! je savais bien que vous ne les laisseriez pas brûler vives ! Est-on jamais en danger avec vous ? Ne voilà-t-il pas la troisième fois que vous sauvez Violette ? »
Violette serra vivement les mains d’Ourson et les porta à ses lèvres. Agnella l’embrassa et lui dit :
« Chère Violette, Ourson est heureux de ta tendresse qui le paye largement de ce qu’il a fait pour toi. Je suis assurée que, de ton côté, tu serais heureuse de te sacrifier pour lui, si l’occasion s’en présentait. »
Avant que Violette pût répondre, Ourson reprit vivement : « Ma mère, de grâce, ne parlez pas à Violette de se sacrifier pour moi ; vous savez combien j’en serais malheureux ! » Au lieu de répondre à Ourson, Agnella porta la main à son front avec anxiété : « La cassette, Passerose ! la cassette ! as-tu sauvé la cassette ?
– Je l’ai oubliée, Madame », dit Passerose. Le visage d’Agnella exprima une si vive contrariété, qu’Ourson la questionna sur cette précieuse cassette dont elle semblait si préoccupée. « C’était un présent de la fée ; elle m’a dit que le bonheur de Violette y était enfermé. Cette cassette était dans mon armoire, au chevet de mon lit. Hélas ! par quelle fatalité n’ai-je pas songé à la sauver. » À peine avait-elle achevé sa phrase que le brave Ourson s’élança vers la ferme embrasée, et, malgré les larmes et les supplications d’Agnella, de Violette et de Passerose, il disparut dans les flammes après avoir crié :
« Vous aurez la cassette, mère, ou j’y périrai ! »
Un silence lugubre suivit la disparition d’Ourson. Violette était tombée à genoux, les bras étendus vers la ferme qui brûlait. Agnella, les mains jointes, regardait d’un œil terrifié l’ouverture par laquelle Ourson était entré. Passerose restait immobile, le visage caché dans ses mains.
Quelques secondes se passèrent ; elles parurent des siècles aux trois femmes qui attendaient la mort ou la vie. Ourson ne paraissait pas. Le craquement du bois brûlé, le ronflement des flammes augmentaient de violence. Tout à coup un bruit terrible, affreux, fit pousser à Violette et à Agnella un cri de désespoir.
Toute la toiture s’était écroulée, tout brûlait ; Ourson restait enseveli sous les décombres, écrasé par les solives, calciné par le feu.
Un silence de mort succéda bientôt à cette sinistre catastrophe… Les flammes diminuèrent, s’éteignirent ; aucun bruit ne troubla plus le désespoir d’Agnella et de Violette.
Violette était tombée dans les bras d’Agnella ; toutes deux sanglotèrent longtemps en silence. Le jour vint. Passerose contemplait ces ruines fumantes et pleurait. Le pauvre Ourson y était enseveli, victime de son courage et de son dévouement. Agnella et Violette pleuraient toujours amèrement ; elles ne semblaient ni entendre ni comprendre ce qui se passait autour d’elles.
« Éloignons-nous d’ici », dit enfin Passerose. Ni Agnella ni Violette ne répondirent. Passerose voulut emmener Violette. « Venez, dit-elle, venez, Violette, chercher avec moi un abri pour ce soir ; la journée est belle…
– Que m’importe un abri ? sanglota Violette. Que m’importe le soir, le matin ? Il n’est plus de belles journées pour moi ! Le soleil ne luira plus que pour éclairer ma douleur !
– Mais si nous restons ici à pleurer, nous mourrons de faim, Violette, et malgré notre chagrin il faut bien songer aux nécessités de la vie.
– Autant mourir de faim que mourir de douleur. Je ne m’écarterai pas de cette place où j’ai vu pour la dernière fois mon cher Ourson, où il a péri victime de sa tendresse pour nous. »
Passerose leva les épaules ; elle se souvint de la vache dont l’étable n’avait pas été brûlée : elle y courut, tira son lait, en but une tasse et voulut vainement en faire prendre à Agnella et à Violette.
Agnella se releva pourtant et dit à Violette d’un ton solennel :
« Ta douleur est juste, ma fille, car jamais un cœur plus noble, plus généreux, n’a battu dans un corps humain. Il t’a aimée plus que lui-même : pour t’épargner une douleur, il a sacrifié son bonheur. »
Et Agnella raconta à Violette la scène qui précéda la naissance d’Ourson, la faculté qu’aurait eue Violette de le délivrer de sa difformité en l’acceptant pour elle-même, et la prière instante d’Ourson de ne jamais laisser entrevoir à Violette la possibilité d’un pareil sacrifice.
Il est facile de comprendre les sentiments de tendresse, d’admiration, de regret poignant qui remplirent le cœur de Violette après cette confidence ; elle pleura plus amèrement encore.
« Et maintenant, mes filles, continua Agnella, il nous reste un dernier devoir à remplir : c’est de donner la sépulture à mon fils. Déblayons ces décombres, enlevons ces cendres ; et, quand nous aurons trouvé les restes de notre bien-aimé Ourson… »
Les sanglots lui coupèrent la parole ; elle ne put achever.
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