samedi 25 août 2018

V. Encore le Crapaud.



Quelques années se passèrent ainsi sans aucun événement extraordinaire. Ourson et Violette grandissaient. Agnella ne songeait plus au rêve de la première nuit de Violette ; elle s’était relâchée de sa surveillance et la laissait souvent se promener seule ou sous la garde d’Ourson.

Ourson avait déjà quinze ans ; il était grand, fort, leste et actif ; personne ne pouvait dire s’il était beau ou laid car ses longs poils noirs et soyeux couvraient entièrement son corps et son visage. Il était resté bon, généreux, aimant, toujours prêt à rendre service, toujours gai, toujours content. Depuis le jour où il avait trouvé Violette, sa tristesse avait disparu : il ne souffrait plus de l’antipathie qu’il inspirait ; il n’allait plus dans les endroits habités ; il vivait au milieu des trois êtres qu’il chérissait et qui l’aimaient par-dessus tout.

Violette avait déjà dix ans ; elle n’avait rien perdu de son charme et de sa beauté en grandissant ; ses beaux yeux bleus étaient plus doux, son teint plus frais, sa bouche plus jolie et plus espiègle ; sa taille avait gagné comme son visage ; elle était grande, mince et gracieuse ; ses cheveux d’un blond cendré lui tombaient jusqu’aux pieds et l’enveloppaient tout entière quand elle les déroulait. Passerose avait bien soin de cette magnifique chevelure qu’Agnella ne se lassait pas d’admirer.

Violette avait appris bien des choses pendant ces sept années. Agnella lui avait montré à travailler. Quant au reste, Ourson avait été son maître ; il lui avait enseigné à lire, à écrire, à compter. Il lisait tout haut pendant qu’elle travaillait. Des livres nécessaires à son instruction s’étaient trouvés dans la chambre de Violette, sans qu’on sût d’où ils étaient venus ; il en était de même des vêtements et autres objets nécessaires à Violette, à Ourson, à Agnella et à Passerose ; on n’avait plus besoin d’aller vendre ni acheter à la ville voisine : grâce à l’anneau d’Agnella, tout se trouvait apporté à mesure qu’on en avait besoin.

Un jour que Violette se promenait avec Ourson, elle se heurta contre une pierre, tomba et s’écorcha le pied. Ourson fut effrayé quand il vit couler le sang de sa chère Violette ; il ne savait que faire pour la soulager ; il voyait bien combien elle souffrait car elle ne pouvait, malgré ses efforts, retenir quelques larmes qui s’échappaient de ses yeux. Enfin, il songea au ruisseau qui coulait à dix pas d’eux.

« Chère Violette, dit-il, appuie-toi sur moi ; tâche d’arriver jusqu’à ce ruisseau, l’eau fraîche te soulagera. »

Violette essaya de marcher ; Ourson la soutenait ; il parvint à l’asseoir au bord du ruisseau ; là elle se déchaussa et trempa son petit pied dans l’eau fraîche et courante.

« Je vais courir à la maison et t’apporter du linge pour envelopper ton pied, chère Violette ; attends-moi, je ne serai pas longtemps, et prends bien garde de ne pas t’avancer trop près du bord : le ruisseau est profond, et, si tu glissais, je ne pourrais peut-être pas te retenir. »

Quand Ourson fut éloigné, Violette éprouva un malaise qu’elle attribua à la douleur que lui causait sa blessure. Une répulsion extraordinaire la portait à retirer son pied du ruisseau où il était plongé. Avant qu’elle se fût décidée à obéir à ce sentiment étrange, elle vit l’eau se troubler et la tête d’un énorme Crapaud apparut à la surface ; les gros yeux irrités du hideux animal se fixèrent sur Violette, qui, depuis son rêve, avait toujours eu peur des crapauds. L’apparition de celui-ci, sa taille monstrueuse, son regard courroucé, la glacèrent tellement d’épouvante qu’elle ne put ni fuir ni crier.

« Te voilà donc enfin dans mon domaine, petite sotte ! lui dit le crapaud. Je suis la fée Rageuse, ennemie de ta famille. Il y a longtemps que je te guette et que je t’aurais eue, si ma sœur Drôlette, qui te protège, ne t’avait envoyé un songe pour vous prémunir tous contre moi. Ourson, dont la peau velue est un talisman préservatif, est absent ; ma sœur est en voyage : tu es à moi. »

En disant ces mots, elle saisit le pied de Violette de ses pattes froides et gluantes et chercha à l’entraîner au fond de l’eau. Violette poussa des cris perçants ; elle luttait en se raccrochant aux plantes, aux herbes qui couvraient le rivage ; les plantes, les herbes cédaient ; elle en saisissait d’autres.

« Ourson, au secours ! au secours ! Ourson, cher Ourson ! sauve-moi, sauve ta Violette qui périt ! Ourson ! Ah !… »

La fée l’emportait… La dernière plante avait cédé ; les cris avaient cessé… Violette, la pauvre Violette disparaissait sous l’eau au moment où un autre cri désespéré, terrible, répondit aux siens… Mais, hélas ! sa chevelure seule paraissait encore lorsque Ourson accourut haletant, terrifié. Il avait entendu les cris de Violette… et il était revenu sur ses pas avec la promptitude de l’éclair.

Sans hésitation, sans retard, il se précipita dans l’eau et saisit la longue chevelure de Violette ; mais il sentit en même temps qu’il enfonçait avec elle : la fée Rageuse continuait à l’attirer au fond du ruisseau.

Pendant qu’il enfonçait, il ne perdit pas la tête ; au lieu de lâcher Violette, il la saisit à deux bras, invoqua la fée Drôlette, et, arrivé au fond de l’eau, il donna un vigoureux coup de talon qui le fit remonter à la surface. Prenant alors Violette d’un bras, il nagea de l’autre, et, grâce à une force surnaturelle, il parvint au rivage, où il déposa Violette inanimée.

Ses yeux étaient fermés, ses dents restaient serrées, la pâleur de la mort couvrait son visage. Ourson se précipita à genoux près d’elle et pleura. L’intrépide Ourson, que rien n’intimidait, qu’aucune privation, aucune souffrance ne pouvait vaincre pleura comme un enfant. Sa sœur bien aimée, sa seule amie, sa consolation, son bonheur, était là sans mouvement, sans vie ! Le courage, la force d’Ourson l’avaient abandonné ; à son tour, il s’affaissa et tomba sans connaissance près de sa chère Violette.

À ce moment, une Alouette arrivait à tire-d’aile ; elle se posa près de Violette et d’Ourson, donna un petit coup de bec à Violette, un autre à Ourson, et disparut.

Ourson n’avait pas seul répondu à l’appel de Violette. Passerose aussi avait entendu ; aux cris de Violette succéda le cri plus fort et plus terrible d’Ourson. Elle courut à la ferme prévenir Agnella, et toutes deux se dirigèrent rapidement vers le ruisseau d’où partaient les cris.

En approchant, elles virent, avec autant de surprise que de douleur, Violette et Ourson étendus sans connaissance. Passerose mit tout de suite la main sur le cœur de Violette ; elle le sentit battre ; Agnella s’était assurée également qu’Ourson vivait encore ; elle commanda à Passerose d’emporter, de déshabiller et de coucher Violette, pendant qu’elle-même ferait respirer à Ourson un flacon de sels et le ranimerait avant de le ramener à la ferme. Ourson était trop grand et trop lourd pour qu’Agnella et Passerose pussent songer à l’emporter. Violette était légère, Passerose était robuste ; elle la porta facilement à la maison où elle ne tarda pas à la faire sortir de son évanouissement.

Elle fut quelques instants avant de se reconnaître ; elle conservait un vague souvenir de terreur, mais sans se rendre compte de ce qui l’avait épouvantée.

Pendant ce temps, les tendres soins d’Agnella avaient rappelé Ourson à la vie ; il ouvrit les yeux, aperçut sa mère et se jeta à son cou en pleurant.

« Mère ! chère mère ! s’écria-t-il ; ma Violette, ma sœur bien-aimée a péri ; laissez-moi mourir avec elle.

– Rassure-toi, mon cher fils, répondit Agnella, Violette vit encore ; Passerose l’a emportée à la maison pour lui donner les soins que réclame son état. »

Ourson sembla renaître à ces paroles ; il se releva et voulut courir à la ferme ; mais sa seconde pensée fut pour sa mère et il modéra son impatience pour revenir avec elle.

Pendant le court trajet du ruisseau à la ferme, il lui raconta ce qu’il savait sur l’événement qui avait failli coûter la vie à Violette ; il ajouta que la bave de la fée Rageuse lui avait laissé dans la tête une lourdeur étrange.

Agnella raconta à son tour comment elle et Passerose les avaient trouvés évanouis au bord du ruisseau. Ils arrivèrent ainsi à la ferme ; Ourson s’y précipita tout ruisselant encore.

Violette, en le voyant, se ressouvint de tout ; elle s’élança vers lui, se jeta dans ses bras et pleura sur sa poitrine. Ourson pleura aussi ; Agnella pleurait ; Passerose pleurait : c’était un concert de larmes à attendrir les cœurs. Passerose y mit fin en s’écriant :

« Ne dirait-on pas… hi ! hi !… que nous sommes… hi ! hi… les gens les plus malheureux… hi ! hi !… de l’univers ? Voyez donc notre pauvre Ourson… déjà mouillé… comme un roseau… qui s’inonde encore de ses larmes et de celles de Violette… Allons, enfant !… courage et bonheur ; nous voilà tous vivants, grâce à Ourson…

– Oh ! oui, interrompit Violette, grâce à Ourson, à mon cher, à mon bien-aimé Ourson ! Comment m’acquitterai-je jamais de ce que je lui dois ? Comment pourrai-je lui témoigner ma profonde reconnaissance, ma tendre affection ?

– En m’aimant toujours comme tu le fais, ma sœur, ma Violette chérie. Ah ! si j’ai été assez heureux pour te rendre plusieurs services, n’as-tu pas changé mon existence, ne l’as-tu pas rendue heureuse et gaie, de misérable et triste qu’elle était ? N’es-tu pas tous les jours et à toute heure du jour la consolation, le bonheur de ma vie et de celle de notre excellente mère ? »

Violette pleurait encore, elle ne répondit qu’en pressant plus tendrement contre son cœur son Ourson, son frère adoptif.

« Cher Ourson, lui dit sa mère, tu es trempé ; va changer de vêtements. Violette a besoin d’une heure de repos ; nous nous retrouverons pour dîner. »

Violette se laissa coucher, mais ne dormit pas ; son cœur débordait de reconnaissance et de tendresse ; elle cherchait vainement comment elle pourrait reconnaître le dévouement d’Ourson ; elle ne trouva d’autre moyen que de s’appliquer à devenir parfaite, afin de faire le bonheur d’Ourson et d’Agnella.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire