lundi 26 septembre 2016
MA CHASSE-GALERIE Marc Laberge
J’ai souvenir d'un matin, très tôt vers cinq heures... Je m’en souviens parce c'était le jour de mon anniversaire, je venais tout juste d'avoir neuf ans. Le claquement d'un rond m'a sorti de mon sommeil : dans la cuisine, quelqu'un allumait le poêle à bois.
Il faisait froid dans la maison, et dans mon lit, bien au chaud sous mes couvertures, je ne voulais pas me lever. Mais j'ai senti qu'il se préparait quelque chose en bas. Ça a piqué ma curiosité. Alors je me suis presque gelé les pieds en les posant sur le plancher, j'ai relevé le col de mon pyjama de flanelette que ma mère m avait fait et j'ai descendu l'escalier. Les marches craquaient, tellement il avait fait froid durant la nuit. On aurait dit que les clous se tordaient dans le bois.
Au bas de l'escalier, j'ai regardé par la fenêtre, il faisait encore noir, et même les étoiles avaient l'air gelées. Arrivé dans la cuisine j'ai aperçu mon père :
- Pa! Qu'est-ce que tu fais là, debout à cette heure-là ?
- J’vas aller faire un tour dans le bois, tendre des collets
On n'était pas bien riches chez nous, alors le samedi mon père allait dans le bois pour attraper des lièvres et des perdrix et qu'on ait un peu plus de quoi manger. Le pauvre homme travaillait fort et il gagnait tellement peu d'argent que ça prenait tout pour qu'il puisse nous envoyer à l'école. Mais ce matin là, tout fier de mes neuf ans accomplis, je me sentais plus mature que jamais et enfin prêt à accompagner mon père.
- Pa ! emmène-moi, j'aimerais ça aller avec toi.
- Non! Non! je t'amène pas. Il a fait froid sans bon sens, ça a gelé dur la nuit passée. Tu vois, j'ai rempli le poêle de bois pis je réussis même pas à réchauffer la maison. Je pars pour toute la journée, il va probablement neiger, je pourrai pas te porter, t'es trop grand maintenant. Non, non, reste ici, ta mère pis les autres vont se lever, vous allez déjeuner, si tu veux pas te recoucher, installe-toi au chaud à côté du poêle.
Il avait bien dit " t'es trop grand maintenant ", et ça résonnait dans ma tête comme si je venais de franchir un grand pas dans ma vie:
- Pa! je veux y aller, je veux aller avec toi. Envoye donc! T'en fais pas, j'vas te suivre partout! T'auras pas besoin de m'attendre ni de m'porter.
Bien important que je dise ça parce que, lui, quand il allait dans le bois, il marchait pendant des heures. Il faisait des petits pas courts, mais rapides. Il se déplaçait vite d'un endroit à l'autre, comme un écureuil.
- Promis? tu vas me suivre, pis tu brailleras pas pour revenir?
- Promis!
- OK d'abord. Habille-toi comme il faut, pis prends-toi quelque chose à manger.
Nous sommes donc partis ensemble. Pour la première fois, mon père consentait à m'emmener avec lui pour toute une journée dans le bois. Quelle journée extraordinaire, on s'enfonçait dans les forêts et on ne rencontrait personne. A un moment donné, il s'approchait d'une talle d'arbres - pourquoi celle-là plutôt qu'une autre, je ne sais pas - et il se mettait à marmonner, à dire des paroles que je ne distinguais pas. On aurait dit qu'il parlait aux bêtes, et moi je suis certain que les bêtes comprenaient ce qu'il disait.
Ensuite, il se penchait, cassait trois ou quatre petites branches pour suggérer un passage au lièvre, et finalement attachait un fil de laiton à un petit arbre. Il savait très bien trapper parce qu'il l'avait appris de son père. Silencieux à ses côtés, j'observais sa façon d'installer les collets. J'aimais ça le regarder faire. Mais quand on est petit, on ne se rend pas compte que ces moments-là vont nous habiter toute notre vie.
J’aimais être seul avec mon père. Il travaillait silencieusement, consciencieusement. Il était constamment à l'écoute de la nature et des animaux. Il ne parlait pas beaucoup, mais à un moment donné il m'a dit :
- Tu vois l'arbre, là-bas ? Alors regarde bien ça, le lièvre va arriver par là en courant à toute vitesse, y va déraper un peu en tournant le coin, pis en sautant par-dessus cett'roche-là, y va s'en venir direct dans le collet.
Je savais que mon père était meilleur que tous les autres et qu'il ne disait que la vérité. Alors moi, tout fier comme un petit gars de neuf ans qui se sent consulté, je suis parti, les deux mains dans les poches, et j'ai examiné le plus sérieusement du monde ce qu'il venait de me dire. Je suis allé voir s'il y avait assez de place pour que le lièvre puisse passer derrière l'arbre et si la roche n'était pas trop haute pour que le lièvre puisse sauter par-dessus... j'ai regardé l'alignement avec le collet et je lui ai répondu:
- Ouais! Ça a du bon sens, pour moi c'est ça qui va arriver.
Le midi on s'est arrêtés pour manger. Assis sur une bûche, on a avalé un sandwich sans prendre trop de temps, parce qu'après avoir eu chaud en marchant on risquait de se refroidir rapidement. En buvant sa tasse de thé coupé avec du lait, mon père, pour la première fois, s'est mis à me raconter une histoire qu'il avait vécue quand il avait mon âge :
- Chez nous, c'était moi le plus vieux des gars, pis papa y avait besoin d'aide sur la terre. Tout seul, il ne pouvait pas ramasser et en même temps faire bouillir l'eau d'érable, alors il m'a sorti de l'école en troisième année pour que j'aille l'aider. Ça m'arrangeait, j'aimais pas ça l'école, j'avais bien plus que les hâte de faire la même chose que les hommes que de faire mes devoirs. Donc, un beau jour, il m'embarque avec lui, dans le traîneau attelé à la jument, la Bellestée. Je m’en souviendrai toujours, on a remonté les champs jusqu'au bout, on est rentrés dans le bois, ça m’a bien frappé d'aller jusqu'à la cabane à sucre, au fond de la terre, j'ai eu l’impression d’arriver au bout du monde. Mais la noirceur de la nuit m'a terrifié, j'avais une peur " du maudit ", je braillais sans arrêt, inconsolable. Pâpâ a dû ratteler la jument pour me redescendre à la maison dans la grosse noirceur. Il suivait le chemin de bois du mieux qu'y pouvait avec son petit fanal à huile, et même la Bellestée avait l'air de mauvaise humeur. Mes cousins et mes amis ont tellement ri de moi que la semaine d'après, j'y suis retourné, bien décidé de ne plus avoir peur de rien.
Écouter mon père me raconter des histoires me fascinait. je m’imaginais à sa place. Cest toujours curieux de penser que nos parents ont déjà été jeunes.
La journée avançait, on est repartis en continuant notre tournée des collets. Fait impressionnant, on prenait encore du gibier. À la fin de la journée, on a rebroussé chemin, contents, avec nos quatre lièvres et nos six perdrix. On avait hâte d'arriver pour montrer nos prises à la famille.
Soudain au retour on a aperçu, à travers les arbres, une ouverture qui formait comme un sentier. On a parfois cette impression-là, à l'automne quand les feuilles sont tombées. Mon père, étonné de n'avoir jamais remarqué ce passage auparavant, décida, malgré la " noirté proche " comme il avait l'habitude de dire, de s'aventurer dans cette direction, espérant découvrir un nouveau territoire giboyeux. Même si j'avais pas encore rechigné, je commençais à être plutôt fatigué de ma journée, mais j'ai dû suivre, j'avais promis.
On a avancé dans le sentier, il y avait beaucoup de fardoches, le sous-bois était encombré, fallait lever haut les jambes, S'arracher aux broussailles et se servir de nos bras pour se frayer un passage. Après un certain temps, on se doutait bien qu'il y avait quelque chose plus loin mais on savait pas quoi. Même mon père, avec toute son expérience des bois, ne comprenait pas. On a continué. Et là j'ai cru percevoir une vibration au loin, comme si des truites avaient sauté au-dessus de l'eau. C'était impossible, je- le savais. À l'automne, les truites ne sautent plus, elles frayent. Plus ça allait, moins on comprenait.
Mais tout à coup le tableau est apparu. Incroyable! on n'en revenait pas... on n'avait jamais vu quelque chose de semblable. Il y avait là un petit lac gelé avec environ deux cents à deux cent cinquante canards, les pattes prises dans la glace. Une chose comme celle-là est tout à fait exceptionnelle, ça n’arrive que rarement, quand les canards se posent, tard, le soir, sur un lac, et que durant la nuit il y a une baisse très brusque de température. La glace se forme, et le lendemain les canards ne peuvent plus décoller.
Imaginez ces pauvres oiseaux affolés qui battaient des ailes pour essayer de déprendre leurs pattes emprisonnées.
Quand mon père a vu ça, il a sorti sa petite hache, a sauté sur le lac gelé et a commencé à casser la glace. Quant à moi, je restais sur le bord, sans bouger, paralysé :
- Mais qu'est-ce que tu fais là, pa?
- Prends ton couteau, pis casse la glace de l'aut'bord.
Alors je me suis mis à briser la glace de toutes mes forces en faisant le tour du lac. Rendus à l'autre bout, il ne nous restait qu'un peu de glace à casser, mon père m’a arrêté et m'a dit :
- Tire-toi au milieu!
- Quoi?
- Tire-toi au milieu, pis pose pas de questions, envoye!
Avec toutes les précautions du monde, conscient du danger que cela représentait, mon père a fini de casser la glace, puis il m'a rejoint au centre. Si vous aviez vu la scène! Les canards affolés battaient des ailes dans un fracas épouvantable. La plaque de glace sur laquelle on se trouvait s'est mise à vibrer comme si elle allait éclater en mille morceaux. Les bords ont commencé à lever et presque aussitôt la plaque s'est soulevée d'un coup. Je n'y comprenais rien, je croyais devenir fou. Ca se pouvait pas! Mais je vous le jure, on montait dans les airs. À une certaine hauteur, on est partis sur le côté, et heureusement qu'on a seulement frôlé la tête des arbres, sinon, un rien de plus et on s'écrasait avec les canards. Mais non ! on a continué à lever!
Les canards ont soudain arrêté de monter. Dans les airs, on pouvait voir au travers de la plaque, comme par une fenêtre. C'était fabuleux! Quelques têtes d'épinettes noires dépassaient au-dessus des autres et semblaient se disputer les derniers rayons du soleil. Tout à coup, j'ai aperçu un orignal... En nous voyant il a semblé tellement effrayé qu'il a déguerpi à vive allure. Fauchant tous les arbres devant lui, il traçait dans le bois un sentier semblable à une petite ligne électrique.
Occupés à regarder défiler le paysage sous nos pieds, nous avons été surpris par des " Ouwoat, ouwoatwat. " Tout près de nous passait un magnifique " voilier " d'outardes, comme on dit par ici. Vous savez, ces grands oiseaux aux plumes violettes qui vont passer l'hiver sous des cieux plus cléments et qui battent des ailes si doucement qu'on se demande comment ils font pour se tenir dans les airs.
Les outardes s'éloignaient, puis subitement on n'a plus rien vu. Tout s'est comme évanoui autour de nous. Je ne me sentais pas trop brave, mais la présence de mon père me rassurait. Et soudainement tout est redevenu comme avant! C'est en jetant un coup d'oeil derrière que j'ai tout compris! Savez-vous ce qu'il y avait là ? Un nuage! On venait de traverser un nuage.
Le nuage, le vent, le soleil, tout s'y mettait... pour faire fondre la plaque ! Et à mesure qu'elle fondait, les canards se dégageaient, deux ou trois d'un côté, trois ou quatre de l'autre. En me retournant, j'en ai même vu une quinzaine se libérer et ils ont déguerpi ! Il y en avait de moins en moins pour nous faire voler, et après tout des canards c’est tout petit, on ne peut pas trop leur en demander. La plaque allait donc d'un côté et de l'autre. On commençait à se poser des questions... quand tout à coup on a aperçu notre maison au loin.
- Pourvu qu'on se rende ! a marmonné mon père.
La glace fondait toujours... et la plaque descendait, descendait de plus en plus vite... on a fait un atterrissage en catastrophe dans le jardin derrière la maison! Heureusement on avait labouré la veille, mais même dans la terre molle la plaque s'est fracassée, et les derniers canards se sont tous envolés, enfin libres.
Mon père et moi avons fait chacun quatre ou cinq tours à même le sol avant de pouvoir nous relever sains et saufs, avec de la terre plein les poches et dans le creux des oreilles. Après nous être secoués et avoir ramassé nos lièvres et nos perdrix, nous avons rejoint ma mère dans la maison et nous avons préparé tous ensemble un beau grand souper. Il y avait abondamment à manger et nous avons raconté notre histoire. Quand nous avions fini, il fallait recommencer...
J'ai compris, depuis, que cette aventure a été la source de mes plus beaux souvenirs, et après il a toujours fallu que je retourne dans le bois et que je raconte des histoires.
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