jeudi 31 mai 2018

Poil de Carotte - L’hameçon




Poil de Carotte est en train d’écailler ses poissons, des goujons, des ablettes et même des perches. Il les gratte avec un couteau, leur fend le ventre, et fait éclater sous son talon les vessies doubles transparentes. Il réunit les vidures pour le chat. Il travaille, se hâte, absorbé, penché sur le seau blanc d’écume, et prend garde de se mouiller. Madame Lepic vient donner un coup d’œil. – À la bonne heure, dit-elle, tu nous as pêché une belle friture, aujourd’hui. Tu n’es pas maladroit, quand tu veux. Elle lui caresse le cou et les épaules, mais, comme elle retire sa main, elle pousse des cris de douleur. Elle a un hameçon piqué au bout du doigt. Sœur Ernestine accourt. Grand frère Félix la suit, et bientôt M. Lepic luimême arrive. – Montre voir, disent-ils. Mais elle serre son doigt dans sa jupe, entre ses genoux, et l’hameçon s’enfonce plus profondément. Tandis que grand frère Félix et sœur Ernestine la soutiennent, M. Lepic lui saisit le bras, le lève en l’air, et chacun peut voir le doigt. L’hameçon l’a traversé. M. Lepic tente de l’ôter. – Oh non ! pas comme ça ! dit madame Le-pic d’une voix aiguë. En effet, l’hameçon est arrêté d’un côté par son dard et de l’autre côté par sa boucle. M. Lepic met son lorgnon. – Diable, dit-il, il faut casser l’hameçon ! Comment le casser ! Au moindre effort de son mari, qui n’a pas de prise, madame Lepic bondit et hurle. On lui arrache donc le cœur, la vie ? D’ailleurs l’hameçon est d’un acier de bonne trempe. – Alors, dit M. Lepic, il faut couper la chair. Il affermit son lorgnon, sort son canif, et commence de passer sur le doigt une lame mal aiguisée, si faiblement, qu’elle ne pénètre pas. Il appuie ; il sue. Du sang paraît. – Oh ! là ! oh ! là ! crie madame Lepic, et tout le groupe tremble. – Plus vite, papa ! dit sœur Ernestine. – Ne fais donc pas ta lourde comme ça ! dit grand frère Félix à sa mère.
M. Lepic perd patience. Le canif déchire, scie au hasard, et madame Lepic, après avoir murmuré : « Boucher ! boucher ! » se trouve mal, heureusement. M. Lepic en profite. Blanc, affolé, il charcute, fouit la chair, et le doigt n’est plus qu’une plaie sanglante d’où l’hameçon tombe. Ouf ! Pendant cela, Poil de Carotte n’a servi à rien. Au premier cri de sa mère, il s’est sauvé. Assis sur l’escalier, la tête en ses mains, il s’explique l’aventure. Sans doute, une fois qu’il lançait sa ligne au loin, son hameçon lui est resté dans le dos. – Je ne m’étonne plus que ça ne mordait pas, dit-il. Il écoute les plaintes de sa mère, et d’abord n’est guère chagriné de les entendre. Ne criera-t-il pas à son tour, tout à l’heure, non moins fort qu’elle, aussi fort qu’il pourra, jusqu’à l’enrouement, afin qu’elle se croie plus tôt vengée et le laisse tranquille ? Des voisins attirés le questionnent : – Qu’est-ce qu’il y a donc, Poil de Carotte ? Il ne répond rien ; il bouche ses oreilles, et sa tête rousse disparaît. Les voisins se rangent au bas de l’escalier et attendent les nouvelles. Enfin madame Lepic s’avance. Elle est pâle comme une accouchée, et, fière d’avoir couru un grand danger, elle porte devant elle son doigt emmailloté avec soin. Elle triomphe d’un reste de souffrance. Elle sourit aux assistants, les rassure en quelques mots et dit doucement à Poil de Carotte : – Tu m’as fait mal, va, mon cher petit. Oh ! je ne t’en veux pas ; ce n’est pas de ta faute. Jamais elle n’a parlé sur ce ton à Poil de Carotte. Surpris, il lève le front. Il voit le doigt de sa mère enveloppé de linges et de ficelles, propre, gros et carré, pareil à une poupée d’enfant pauvre. Ses yeux secs s’emplissent de larmes. Madame Lepic se courbe. Il fait le geste habituel de s’abriter derrière son coude. Mais, généreuse, elle l’embrasse devant tout le monde. Il ne comprend plus. Il pleure à pleins yeux. – Puisqu’on te dit que c’est fini, que je te pardonne ! Tu me crois donc bien méchante ? Les sanglots de Poil de Carotte redoublent. – Est-il bête ? On jurerait qu’on l’égorge, dit madame Lepic aux voisins attendris par sa bonté. Elle leur passe l’hameçon, qu’ils examinent curieusement L’un d’eux affirme que c’est du numéro 8. Peu à peu elle retrouve sa facilité de parole, et elle raconte le drame au public, d’une langue volubile.
– Ah ! sur le moment, je l’aurais tué, si je ne l’aimais tant. Est-ce malin, ce petit outil d’hameçon ! J’ai cru qu’il m’enlevait au ciel. Sœur Ernestine propose d’aller l’encroter loin, au bout du jardin, dans un trou, et de piétiner la terre. – Ah ! mais non ! dit grand frère Félix, moi je le garde. Je veux pêcher avec. Bigre ! un hameçon trempé dans le sang à maman, c’est ça qui sera bon ! Ce que je vais les sortir, les poissons ! malheur ! des gros comme la cuisse ! Et il secoue Poil de Carotte, qui, toujours stupéfait d’avoir échappé au châtiment, exagère encore son repentir, rend par la gorge des gémissements rauques et lave à grande eau les taches de son de sa laide figure à claques.

mercredi 30 mai 2018

Poil de Carotte - La première bécasse




– Mets-toi là, dit M Lepic. C’est la meilleure place. Je me promènerai dans le bois avec le chien ; nous ferons lever les bécasses, et quand tu entendras : pit, pit, dresse l’oreille et ouvre l’œil. Les bécasses passeront sur ta tête. Poil de Carotte tient le fusil couché entre ses bras. C’est la première fois qu’il va tirer une bécasse. Il a déjà tué une caille, déplumé une perdrix, et manqué un lièvre avec le fusil de M. Lepic. Il a tué la caille par terre, sous le nez du chien en arrêt. D’abord il regardait, sans la voir, cette petite boule ronde, couleur du sol. – Recule-toi, lui dit M. Lepic, tu es trop près. Mais Poil de Carotte, instinctif, fit un pas de plus en avant, épaula, déchargea son arme à bout portant et rentra dans la terre la boulette grise. Il ne put retrouver de sa caille broyée, disparue, que quelques plumes et un bec sanglant. Toutefois, ce qui consacre la renommée d’un jeune chasseur, c’est de tuer une bécasse, et il faut que cette soirée marque dans la vie de Poil de Carotte. Le crépuscule trompe, comme chacun sait. Les objets remuent leurs lignes fumeuses. Le vol d’un moustique trouble autant que l’approche du tonnerre. Aussi, Poil de Carotte, ému, voudrait bien être à tout à l’heure. Les grives, de retour des prés, fusent avec rapidité entre les chênes. Il les ajuste pour se faire l’œil. Il frotte de sa manche la buée qui ternit le canon du fusil. Des feuilles sèches trottinent çà et là. Enfin, deux bécasses, dont les longs becs alourdissent le vol, se lèvent, se poursuivent amoureuses et tournoient au-dessus du bois frémissant. Elles font pit, pit, pit, comme M. Lepic l’avait promis, mais si faiblement, que Poil de Carotte doute qu’elles viennent de son côté. Ses yeux se meuvent vivement. Il voit deux ombres passer sur sa tête, et la crosse du fusil contre son ventre, il tire au juger, en l’air. Une des deux bécasses tombe, bec en avant, et l’écho disperse la détonation formidable aux quatre coins du bois. Poil de Carotte ramasse la bécasse dont l’aile est cassée, l’agite glorieusement et respire l’odeur de la poudre. Pyrame accourt, précédant M. Lepic, qui ne s’attarde ni ne se hâte plus que d’ordinaire. – Il n’en reviendra pas, pense Poil de Carotte prêt aux éloges.
Mais M. Lepic écarte les branches, paraît, et dit d’une voix calme à son fils encore fumant : – Pourquoi donc que tu ne les as pas tuées toutes les deux ?

mardi 29 mai 2018

Poil de Carotte - La mouche




La chasse continue, et Poil de Carotte qui hausse les épaules de remords, tant il se trouve bête, emboîte le pas de son père avec une nouvelle ardeur, s’applique à poser exactement le pied gauche là où M. Lepic a posé son pied gauche, et il écarte les jambes comme s’il fuyait un ogre. Il ne se repose que pour attraper une mûre, une poire sauvage, et des prunelles qui resserrent la bouche, blanchissent les lèvres et calment la soif. D’ailleurs, il a dans une des poches du carnier le flacon d’eau-de-vie. Gorgée par gorgée, il boit presque tout à lui seul, car M. Lepic, que la chasse grise, oublie d’en demander. – Une goutte, papa ? Le vent n’apporte qu’un bruit de refus. Poil de Carotte avale la goutte qu’il offrait, vide le flacon, et la tête tournante, repart à la poursuite de son père. Soudain, il s’arrête, enfonce un doigt au creux de son oreille, l’agite vivement, le retire, puis feint d’écouter, et il crie à M. Lepic : – Tu sais, papa, je crois que j’ai une mouche dans l’oreille. MONSIEUR LEPIC Ôte-la, mon garçon. POIL DE CAROTTE Elle y est trop avant, je ne peux pas la toucher. Je l’entends qu’elle bourdonne. MONSIEUR LEPIC Laisse-la mourir toute seule. POIL DE CAROTTE Mais si elle pondait, papa, si elle faisait son nid ? MONSIEUR LEPIC Tâche de la tuer avec une corne de mouchoir. POIL DE CAROTTE Si je versais un peu d’eau-de-vie pour la noyer ? Me donnes-tu la permission ? – Verse ce que tu voudras, lui crie M. Lepic. Mais dépêche-toi. Poil de Carotte applique sur son oreille le goulot de la bouteille, et il la vide une deuxième fois, pour le cas où M. Lepic imaginerait de réclamer sa part.
Et bientôt, Poil de Carotte s’écrie, allègre, en courant : – Tu sais, papa, je n’entends plus la mouche. Elle doit être morte. Seulement, elle a tout bu.

lundi 28 mai 2018

Poil de Carotte - En chasse




M. Lepic emmène ses fils à la chasse alternativement. Ils marchent derrière lui, un peu sur sa droite, à cause de la direction du fusil, et portent le carnier. M. Lepic est un marcheur infatigable. Poil de Carotte met un entêtement passionné à le suivre, sans se plaindre. Ses souliers le blessent, il n’en dit mot, et ses doigts se cordellent ; le bout de ses orteils enfle, ce qui leur donne la forme de petits marteaux. Si M. Lepic tue un lièvre au début de la chasse, il dit – Veux-tu le laisser à la première ferme ou le cacher dans une haie, et nous le reprendrons ce soir ? – Non, papa, dit Poil de Carotte, j’aime mieux le garder. Il lui arrive de porter une journée entière deux lièvres et cinq perdrix. Il glisse sa main ou son mouchoir sous la courroie du carnier, pour reposer son épaule endolorie. S’il rencontre quelqu’un, il montre son dos avec affectation et oublie un moment sa charge. Mais il est las, surtout quand on ne tue rien et que la vanité cesse de le soutenir. – Attends-moi ici, dit parfois M. Lepic. Je vais battre ce labouré. Poil de Carotte, irrité, s’arrête debout au soleil. Il regarde son père piétiner le champ, sillon par sillon, motte à motte, le fouler, l’égaliser comme avec une herse, frapper de son fusil les haies, les buissons, les chardons, tandis que Pyrame même, n’en pouvant plus, cherche l’ombre, se couche un peu et halette toute sa langue dehors. – Mais il n’y a rien là, pense Poil de Carotte. Oui, tape, casse des orties, fourrage. Si j’étais lièvre gîté au creux d’un fossé, sous les feuilles, c’est moi qui me retiendrais de bouger, par cette chaleur ! Et en sourdine il maudit M. Lepic ; il lui adresse de menues injures. Et M. Lepic saute un autre échalier, pour battre une luzerne d’à côté, où, cette fois, il serait bien étonné de ne pas trouver quelque gars de lièvre. – Il me dit de l’attendre, murmure Poil de Carotte, et il faut que je coure après lui, maintenant. Une journée qui commence mal finit mal. Trotte et sue, papa, éreinte le chien, courbature-moi, c’est comme si on s’asseyait. Nous rentrerons bredouilles, ce soir. Car Poil de Carotte est naïvement superstitieux. Chaque fois qu’il touche le bord de sa casquette, voilà Pyrame en arrêt, le poil hérissé, la queue raide. Sur la pointe du pied, M. Lepic s’approche le plus près possible, la crosse au défaut de l’épaule. Poil de Carotte s’immobilise, et un premier jet d’émotion le fait suffoquer. Il soulève sa casquette. Des perdrix partent, ou un lièvre déboule. Et selon que Poil de Carotte laisse retomber la casquette ou qu’il simule un grand salut M. Lepic manque ou tue. Poil de Carotte l’avoue, ce système n’est pas infaillible. Le geste trop souvent répété ne produit plus d’effet, comme si la fortune se fatiguait de répondre aux mêmes signes. Poil de Carotte les espace discrètement, et à cette condition, ça réussit presque toujours. – As-tu vu le coup ? demande M. Lepic qui soupèse un lièvre chaud encore dont il presse le ventre blond, pour lui faire faire ses suprêmes besoins. Pourquoi ris-tu ? – Parce que tu l’as tué, grâce à moi, dit Poil de Carotte. Et fier de ce nouveau succès, il expose avec aplomb sa méthode. – Tu parles sérieusement ? dit M. Lepic. POIL DE CAROTTE Mon Dieu ! je n’irai pas jusqu’à prétendre que je ne me trompe jamais. MONSIEUR LEPIC Veux-tu bien te taire tout de suite, nigaud. Je ne te conseille guère, si tu tiens à ta réputation de garçon d’esprit, de débiter ces bourdes devant des étrangers. On t’éclaterait au nez. À moins que, par hasard, tu ne te moques de ton père. POIL DE CAROTTE Je te jure que non, papa. Mais tu as raison, pardonne-moi, je ne suis qu’un serin.

dimanche 27 mai 2018

Poil de Carotte - Coup de théâtre




Scène première
MADAME LEPIC
Où vas-tu ?
POIL DE CAROTTE
Il a mis sa cravate neuve et craché sur ses souliers à les noyer. Je vas me promener avec papa.
MADAME LEPIC
Je te défends d’y aller, tu m’entends ? Sans ça… Sa main droite recule comme pour prendre son élan. POIL DE CAROTTE, bas. Com
pris.
Scène II
POIL DE CAROTTE
En méditation près de l’horloge. Qu’est-ce que je veux, moi ? Éviter les calottes. Papa m’en donne moins que maman. J’ai fait le calcul. Tant pire pour lui !
Scène III
MONSIEUR LEPIC
Il chérit Poil de Carotte, mais ne s’en occupe jamais, toujours courant la prétentaine, pour affaires. Allons ! partons.
POIL DE CAROTTE
Non, mon papa.
MONSIEUR LEPIC
Comment, non ? Tu ne veux pas venir ?
POIL DE CAROTTE
Oh si ! mais je ne peux pas.
MONSIEUR LEPIC
Explique-toi. Qu’est-ce qu’il y a ?
POIL DE CAROTTE
Y a rien, mais je reste.
MONSIEUR LEPIC
Ah, oui ! encore une de tes lubies. Quel petit animal tu fais ! On ne sait par quelle oreille te prendre. Tu veux, tu ne veux plus. Reste, mon ami, et pleurniche à ton aise.
Scène IV
MADAME LEPIC
Elle a toujours la précaution d’écouter aux portes, pour mieux entendre. Pauvre chéri ! Cajoleuse elle lui passe la main dans les cheveux et les tire. Le voilà tout en larmes, parce que son père… Elle regarde en dessous M. Lepic… voudrait l’emmener malgré lui. Ce n’est pas ta mère qui te tourmenterait avec cette cruauté. Les Lepic père et mère se tournent le dos.
Scène V P
OIL DE CAROTTE
Au fond d’un placard. Dans sa bouche, deux doigts ; dans son nez, un seul. Tout le monde ne peut pas être orphelin.

samedi 26 mai 2018

Poil de Carotte - Les têtards



Poil de Carotte joue seul dans la cour, au milieu, afin que madame Lepic puisse le surveiller par la fenêtre, et il s’exerce à jouer comme il faut, quand le camarade Rémy paraît. C’est un garçon du même âge, qui boite et veut toujours courir, de sorte que sa jambe gauche infirme traîne derrière l’autre et ne la rattrape jamais. Il porte un panier et dit : – Viens-tu, Poil de Carotte ? Papa met le chanvre dans la rivière. Nous l’aiderons et nous pêcherons des têtards avec des paniers. – Demande à maman, dit Poil de Carotte. RÉMY – Pourquoi moi ? POIL DE CAROTTE Parce qu’à moi elle ne me donnera pas la permission. Juste, madame Lepic se montre à la fenêtre. – Madame, dit Rémy, voulez-vous, s’il vous plaît, que j’emmène Poil de Carotte pêcher des têtards ? Madame Lepic colle son oreille au carreau. Rémy répète en criant. Madame Lepic a compris. On la voit qui remue la bouche. Les deux amis n’entendent rien et se regardent indécis. Mais madame Lepic agite la tête et fait clairement signe que non. – Elle ne veut pas, dit Poil de Carotte. Sans doute, elle aura besoin de moi, tout à l’heure. RÉMY Tant pis, on se serait rudement amusé. Elle ne veut pas, elle ne veut pas. POIL DE CAROTTE Reste. Nous jouerons ici. RÉMY Ah non, par exemple. J’aime mieux pêcher des têtards. Il fait doux. J’en ramasserai des pleins paniers. POIL DE CAROTTE Attends un peu. Maman refuse toujours pour commencer. Puis, des fois, elle se ravise.
RÉMY – J’attendrai un petit quart, mais pas plus. Plantés là tous deux, les mains dans les poches, ils observent sournoisement l’escalier et bientôt Poil de Carotte pousse Rémy du coude. – Qu’est-ce que je te disais ? En effet, la porte s’ouvre et madame Lepic, tenant à la main un panier pour Poil de Carotte, descend une marche. Mais elle s’arrête, défiante. – Tiens, te voilà encore, Rémy ! Je te croyais parti. J’avertirai ton papa que tu musardes et il te grondera. RÉMY – Madame, c’est Poil de Carotte qui m’a dit d’attendre. MADAME LEPIC – Ah ! vraiment, Poil de Carotte ? Poil de Carotte n’approuve pas et ne nie pas. Il ne sait plus. Il connaît madame Lepic sur le bout du doigt. Il l’avait devinée une fois encore. Mais puisque cet imbécile de Rémy brouille les choses, gâte tout, Poil de Carotte se désintéresse du dénouement. Il écrase de l’herbe sous son pied et regarde ailleurs. – Il me semble pourtant, dit madame Lepic, que je n’ai pas l’habitude de me rétracter. Elle n’ajoute rien. Elle remonte l’escalier. Elle rentre avec le panier que devait emporter Poil de Carotte pour pêcher des têtards et qu’elle avait vidé de ses noix fraîches, exprès. Rémy est déjà loin. Madame Lepic ne badine guère et les enfants des autres s’approchent d’elle prudemment et la redoutent presque autant que le maître d’école. Rémy se sauve là-bas vers la rivière. Il galope si vite que son pied gauche, toujours en retard, raie la poussière de la route, danse et sonne comme une casserole. Sa journée perdue, Poil de Carotte n’essaie plus de se divertir. Il a manqué une bonne partie. Les regrets sont en chemin. Il les attend. Solitaire, sans défense, il laisse venir l’ennui, et la punition s’appliquer d’elle-même.

vendredi 25 mai 2018

Poil de Carotte - Le coffre-fort



Le lendemain, comme Poil de Carotte rencontre Mathilde, elle lui dit : – Ta maman est venue tout rapporter à ma maman et j’ai reçu une bonne fessée. Et toi ? POIL DE CAROTTE Moi, je ne me rappelle plus. Mais tu ne méritais pas d’être battue, nous ne faisions rien de mal. MATHILDE Non, pour sûr. POIL DE CAROTTE Je t’affirme que je parlais sérieusement, quand je te disais que je me marierais bien avec toi. MATHILDE Moi, je me marierais bien avec toi aussi. POIL DE CAROTTE Je pourrais te mépriser parce que tu es pauvre et que je suis riche, mais n’aie pas peur, je t’estime. MATHILDE Tu es riche à combien, Poil de Carotte ? POIL DE CAROTTE Mes parents ont au moins un million. MATHILDE Combien que ça fait un million ? POIL DE CAROTTE Ça fait beaucoup ; les millionnaires ne peuvent jamais dépenser tout leur argent. MATHILDE Souvent, mes parents se plaignent de n’en avoir guère. POIL DE CAROTTE Oh ! les miens aussi. Chacun se plaint pour qu’on le plaigne, et pour flatter les jaloux. Mais je sais que nous sommes riches. Le premier jour du mois, papa reste un instant seul dans sa chambre. J’entends grincer la serrure du coffre-fort. Elle grince comme les rainettes, le soir. Papa dit un mot que personne ne connaît, ni maman, ni mon frère, ni ma sœur, personne, excepté lui et moi, et la porte du coffre-fort s’ouvre. Papa y prend de l’argent et va le déposer sur la table de la cuisine. Il ne dit rien, il fait seulement sonner les pièces, afin que maman, occupée au fourneau, soit avertie. Papa sort. Maman se retourne et ramasse vite l’argent. Tous les mois ça se passe ainsi, et ça dure depuis longtemps, preuve qu’il y a plus d’un million dans le coffre-fort. MATHILDE Et pour l’ouvrir, il dit un mot. Quel mot ? POIL DE CAROTTE Ne cherche pas, tu perdrais ta peine. Je te le dirai quand nous serons mariés, à la condition que tu me promettras de ne jamais le répéter. MATHILDE Dis-le moi tout de suite. Je te promets tout de suite de ne jamais le répéter. POIL DE CAROTTE Non, c’est notre secret à papa et à moi. MATHILDE Tu ne le sais pas. Si tu le savais, tu me le dirais. POIL DE CAROTTE Pardon, je le sais. MATHILDE Tu ne le sais pas, tu ne le sais pas. C’est bien fait, c’est bien fait. – Parions que je le sais, dit Poil de Carotte gravement. – Parions quoi ? dit Mathilde hésitante. – Laisse-moi te toucher où je voudrai dit Poil de Carotte, et tu sauras le mot. Mathilde regarde Poil de Carotte. Elle ne comprend pas bien. Elle ferme presque ses yeux gris de sournoise, et elle a maintenant deux curiosités au lieu d’une. – Dis le mot d’abord, Poil de Carotte. POIL DE CAROTTE Tu me jures qu’après tu te laisseras toucher où je voudrai. MATHILDE Maman me défend de jurer.
POIL DE CAROTTE
Tu ne sauras pas le mot.
MATHILDE Je m’en fiche bien de ton mot. Je l’ai deviné, oui, je l’ai deviné. Poil de Carotte, impatienté, brusque les choses. Écoute, Mathilde, tu n’as rien deviné du tout. Mais je me contente de ta parole d’honneur. Le mot que papa prononce avant d’ouvrir son coffre-fort, c’est « Lustucru ». À présent, je peux toucher où je veux. – Lustucru ! Lustucru ! dit Mathilde, qui recule avec le plaisir de connaître un secret et la peur qu’il ne vaille rien. Vraiment, tu ne t’amuses pas de moi ? Puis, comme Poil de Carotte, sans répondre, s’avance, décidé, la main tendue, elle se sauve. Et Poil de Carotte entend qu’elle rit sec. Et elle a disparu qu’il entend qu’on ricane derrière lui. Il se retourne. Par la lucarne d’une écurie, un domestique du château sort la tête et montre les dents. – Je t’ai vu, Poil de Carotte, s’écrie-t-il, je rapporterai tout à ta mère. POIL DE CAROTTE Je jouais, mon vieux Pierre. Je voulais attraper la petite. Lustucru est un faux nom que j’ai inventé. D’abord, je ne connais point le vrai. PIERRE Tranquillise-toi, Poil de Carotte, je me moque de Lustucru et je n’en parlerai pas à ta mère. Je lui parlerai du reste. POIL DE CAROTTE Du reste ? PIERRE Oui, du reste. Je t’ai vu, je t’ai vu, Poil de Carotte ; dis voir un peu que je ne t’ai pas vu. Ah ! tu vas bien pour ton âge. Mais tes plats à barbe s’élargiront ce soir ! Poil de Carotte ne trouve rien à répliquer. Rouge de figure au point que la couleur naturelle de ses cheveux semble s’éteindre, il s’éloigne, les mains dans ses poches, à la crapaudine, en reniflant.

jeudi 24 mai 2018

Poil de Carotte - Mathilde



– Tu sais, maman, dit sœur Ernestine essoufflée à madame Lepic, Poil de Carotte joue encore au mari et à la femme avec la petite Mathilde, dans le pré. Grand frère Félix les habille. C’est pourtant défendu, si je ne me trompe. En effet, dans le pré, la petite Mathilde se tient immobile et raide sous sa toilette de clématite sauvage à fleurs blanches. Toute parée, elle semble vraiment une fiancée garnie d’oranger. Et elle en a, de quoi calmer toutes les coliques de la vie. La clématite d’abord nattée en couronne sur la tête, descend par flots sous le menton, derrière le dos, le long des bras, volubile, enguirlande la taille et forme à terre une queue rampante que grand frère Félix ne se lasse pas d’allonger. Il se recule et dit : – Ne bouge plus ! À ton tour, Poil de Carotte. À son tour, Poil de Carotte est habillé en jeune marié, également couvert de clématites où, çà et là, éclatent des pavots, des cenelles, un pissenlit jaune, afin qu’on puisse le distinguer de Mathilde. Il n’a pas envie de rire, et tous trois gardent leur sérieux. Ils savent quel ton convient à chaque cérémonie. On doit rester triste aux enterrements, dès le début, jusqu’à la fin, et grave aux mariages, jusqu’après la messe. Sinon, ce n’est plus amusant de jouer. – Prenez-vous la main, dit grand frère Félix. En avant ! doucement. Ils s’avancent au pas, écartés. Quand Mathilde s’empêtre, elle retrousse sa traîne et la tient entre ses doigts. Poil de Carotte galamment l’attend, une jambe levée. Grand frère Félix les conduit par le pré. Il marche à reculons, et les bras en balancier leur indique la cadence. Il se croit M. le Maire et les salue, puis M. le Curé et les bénit, puis l’ami qui félicite et il les complimente, puis le violoniste et il racle, avec un bâton, un autre bâton. Il les promène de long en large. – Halte ! dit-il, ça se dérange. Mais le temps d’aplatir d’une claque la couronne de Mathilde, il remet le cortège en branle. – Aïe ! fait Mathilde qui grimace. Une vrille de clématite lui tire les cheveux. Grand frère Félix arrache le tout. On continue. – Ça y est, dit-il, maintenant vous êtes mariés, bichez-vous. Comme ils hésitent :
– Eh bien ! quoi ! bichez-vous. Quand on est marié on se biche. Faites vous la cour, une déclaration. Vous avez l’air plombés. Supérieur, il se moque de leur inhabileté, lui qui, peut-être, a déjà prononcé des paroles d’amour. Il donne l’exemple et biche Mathilde le premier, pour sa peine. Poil de Carotte s’enhardit, cherche à travers la plante grimpante le visage de Mathilde et la baise sur la joue. – Ce n’est pas de la blague, dit-il, je me marierais bien avec toi. Mathilde, comme elle l’a reçu, lui rend son baiser. Aussitôt, gauches, gênés, ils rougissent tous deux. Grand frère Félix leur montre les cornes. – Soleil ! soleil ! Il se frotte deux doigts l’un contre l’autre et trépigne, des bousilles aux lèvres. – Sont-ils buses ! ils croient que c’est arrivé ! – D’abord, dit Poil de Carotte, je ne pique pas de soleil, et puis ricane, ricane, ce n’est pas toi qui m’empêcheras de me marier avec Mathilde, si maman veut. Mais voici que maman vient répondre elle-même qu’elle ne veut pas. Elle pousse la barrière du pré. Elle entre, suivie d’Ernestine la rapporteuse. En passant près de la haie, elle casse une rouette dont elle ôte les feuilles et garde les épines. Elle arrive droit, inévitable comme l’orage. – Gare les calottes, dit grand frère Félix. Il s’enfuit au bout du pré. Il est à l’abri et peut voir. Poil de Carotte ne se sauve jamais. D’ordinaire, quoique lâche, il préfère en finir vite, et aujourd’hui il se sent brave. Mathilde, tremblante, pleure comme une veuve, avec des hoquets. POIL DE CAROTTE Ne crains rien. Je connais maman ; elle n’en a que pour moi. J’attraperai tout. MATHILDE Oui, mais ta maman va le dire à ma maman, et ma maman va me battre. POIL DE CAROTTE Corriger ; on dit corriger, comme pour les devoirs de vacances. Est-ce qu’elle te corrige, ta maman ? MATHILDE Des fois ; ça dépend. POIL DE CAROTTE Pour moi, c’est toujours sûr.
MATHILDE
Mais je n’ai rien fait.
POIL DE CAROTTE
Ça ne fait rien. Attention ! Madame Lepic approche. Elle les tient. Elle a le temps. Elle ralentit son allure. Elle est si près que sœur Ernestine, par peur des chocs en retour, s’arrête au bord du cercle où l’action se concentrera. Poil de Carotte se campe devant « sa femme », qui sanglote plus fort. Les clématites sauvages mêlent leurs fleurs blanches. La rouette de madame Lepic se lève, prête à cingler. Poil de Carotte, pâle, croise ses bras, et la nuque raccourcie, les reins chauds déjà, les mollets lui cuisant d’avance, il a l’orgueil de s’écrier : – Qu’est-ce que ça fait, pourvu qu’on rigole !

mercredi 23 mai 2018

Poil de Carotte - Les prunes


Quelque temps agités, ils remuent dans la plume et le parrain dit : – Canard, dors-tu ? POIL DE CAROTTE Non, parrain. PARRAIN Moi non plus. J’ai envie de me lever. Si tu veux, nous allons chercher des vers. – C’est une idée, dit Poil de Carotte. Ils sautent du lit, s’habillent, allument une lanterne et vont dans le jardin. Poil de Carotte porte la lanterne, et le parrain une boîte de fer-blanc à moitié pleine de terre mouillée. Il y entretient une provision de vers pour sa pêche. Il les recouvre d’une mousse humide, de sorte qu’il n’en manque jamais. Quand il a plu toute la journée, la récolte est abondante. – Prends garde de marcher dessus, dit-il à Poil de Carotte, va doucement. Si je ne craignais les rhumes, je mettrais des chaussons. Au moindre bruit, le ver rentre dans son trou. On ne l’attrape que s’il s’éloigne trop de chez lui. Il faut le saisir brusquement, et le serrer un peu, pour qu’il ne glisse pas. S’il est à demi rentré, lâche-le : tu le casserais. Et un ver coupé ne vaut rien. D’abord il pourrit les autres, et les poissons délicats les dédaignent. Certains pêcheurs économisent leurs vers ; ils ont tort. On ne pêche de beaux poissons qu’avec des vers entiers, vivants et qui se recroquevillent au fond de l’eau. Le poisson s’imagine qu’ils se sauvent, court après et dévore tout de confiance. – Je les rate presque toujours, murmure Poil de Carotte et j’ai les doigts barbouillés de leur sale bave. PARRAIN Un ver n’est pas sale. Un ver est ce qu’on trouve de plus propre au monde. Il ne se nourrit que de terre, et si on le presse, il ne rend que de la terre. Pour ma part, j’en mangerais. POIL DE CAROTTE Pour la mienne, je te la cède. Mange voir. PARRAIN Ceux-ci sont un peu gros. Il faudrait d’abord les faire griller, puis les écarter sur du pain. Mais je mange crus les petits, par exemple ceux des prunes.
POIL DE CAROTTE Oui, je sais. Aussi tu dégoûtes ma famille, maman surtout, et dès qu’elle pense à toi, elle a mal au cœur. Moi, je t’approuve sans t’imiter, car tu n’es pas difficile et nous nous entendons très bien. Il lève sa lanterne, attire une branche de prunier, et cueille quelques prunes. Il garde les bonnes et donne les véreuses à parrain qui dit, les avalant d’un coup, toutes rondes, noyau compris. – Ce sont les meilleures. POIL DE CAROTTE Oh ! je finirai par m’y mettre et j’en mangerai comme toi. Je crains seulement de sentir mauvais et que maman ne le remarque, si elle m’embrasse. – Ça ne sent rien, dit parrain, et il souffle au visage de son filleul. POIL DE CAROTTE C’est vrai. Tu ne sens que le tabac. Par exemple tu le sens à plein nez. Je t’aime bien, mon vieux parrain, mais je t’aimerais davantage, plus que tous les autres, si tu ne fumais pas la pipe. PARRAIN Canard ! canard ! ça conserve.

mardi 22 mai 2018

Poil de Carotte - La fontaine



Il ne couche pas avec son parrain pour le plaisir de dormir. Si la chambre est froide, le lit de plume est trop chaud, et la plume, douce aux vieux membres du parrain, met vite le filleul en nage. Mais il couche loin de sa mère. Elle te fait donc bien peur ? dit parrain. POIL DE CAROTTE Ou plutôt, moi je ne lui fais pas assez peur. Quand elle veut donner une correction à mon frère, il saute sur un manche de balai, se campe devant elle, et je te jure qu’elle s’arrête court. Aussi elle préfère le prendre par les sentiments. Elle dit que la nature de Félix est si susceptible qu’on n’en ferait rien avec des coups et qu’ils s’appliquent mieux à la mienne. PARRAIN Tu devrais essayer du balai, Poil de Carotte. POIL DE CAROTTE Ah ! si j’osais ! nous nous sommes souvent battus, Félix et moi, pour de bon ou pour jouer. Je suis aussi fort que lui. Je me défendrais comme lui. Mais je me vois armé d’un balai contre maman. Elle croirait que je l’apporte. Il tomberait de mes mains dans les siennes, et peut-être qu’elle me dirait merci, avant de taper. PARRAIN Dors, canard, dors ! Ni l’un ni l’autre ne peut dormir. Poil de Carotte se retourne, étouffe et cherche de l’air, et son vieux parrain en a pitié. Tout à coup, comme Poil de Carotte va s’assoupir, parrain lui saisit le bras. – Es-tu là, canard ? dit-il. Je rêvais, je te croyais encore dans la fontaine. Te souviens-tu de la fontaine ? POIL DE CAROTTE Comme si j’y étais, parrain. Je ne te le reproche pas, mais tu m’en parles souvent. PARRAIN Mon pauvre canard, dès que j’y pense, je tremble de tout mon corps. Je m’étais endormi sur l’herbe. Tu jouais au bord de la fontaine, tu as glissé, tu es tombé, tu criais, tu te débattais, et moi, misérable, je n’entendais rien. Il y avait à peine de l’eau pour noyer un chat. Mais tu ne te relevais pas. C’était là le malheur, tu ne pensais donc plus à te relever ? POIL DE CAROTTE Si tu crois que je me rappelle ce que je pensais dans la fontaine ! PARRAIN Enfin ton barbotement me réveille. Il était temps. Pauvre canard ! pauvre canard ! Tu vomissais comme une pompe. On t’a changé, on t’a mis le costume des dimanches du petit Bernard. POIL DE CAROTTE Oui, il me piquait. Je me grattais. C’était donc un costume de crin. PARRAIN Non, mais le petit Bernard n’avait pas de chemise propre à te prêter. Je ris aujourd’hui, et une minute, une seconde de plus, je te relevais mort. POIL DE CAROTTE Je serais loin. PARRAIN Tais-toi. Je m’en suis dit des sottises, et depuis je n’ai jamais passé une bonne nuit. Mon sommeil perdu, c’est ma punition ; je la mérite. POIL DE CAROTTE Moi, parrain, je ne la mérite pas et je voudrais bien dormir. PARRAIN Dors, canard, dors, POIL DE CAROTTE Si tu veux que je dorme, mon vieux parrain, lâche ma main. Je te la rendrai après mon somme. Et retire aussi ta jambe, à cause de tes poils. Il m’est impossible de dormir quand on me touche.

lundi 21 mai 2018

Poil de Carotte - Parrain




Quelquefois madame Lepic permet à Poil de Carotte d’aller voir son parrain et même de coucher avec lui. C’est un vieil homme bourru, solitaire, qui passe sa vie à la pêche ou dans la vigne. Il n’aime personne et ne supporte que Poil de Carotte. – Te voilà, canard ! dit-il. – Oui, parrain, dit Poil de Carotte sans l’embrasser, m’as-tu préparé ma ligne ? – Nous en aurons assez d’une pour nous deux, dit parrain. Poil de Carotte ouvre la porte de la grange et voit sa ligne prête. Ainsi son parrain le taquine toujours, mais Poil de Carotte averti ne se fâche plus et cette manie du vieil homme complique à peine leurs relations. Quand il dit oui, il veut dire non et réciproquement. Il ne s’agit que de ne pas s’y tromper. – Si ça l’amuse, ça ne me gêne guère, pense Poil de Carotte. Et ils restent bons camarades. Parrain, qui d’ordinaire ne fait de cuisine qu’une fois par semaine pour toute la semaine, met au feu, en l’honneur de Poil de Carotte, un grand pot de haricots avec un bon morceau de lard et, pour commencer la journée, le force à boire un verre de vin pur. Puis ils vont pêcher. Parrain s’assied au bord de l’eau et déroule méthodiquement son crin de Florence. Il consolide avec de lourdes pierres ses lignes impressionnantes et ne pêche que les gros qu’il roule au frais dans une serviette et lange comme des enfants. – Surtout, dit-il à Poil de Carotte, ne lève ta ligne que lorsque ton bouchon aura enfoncé trois fois. POIL DE CAROTTE – Pourquoi trois ? PARRAIN La première ne signifie rien : le poisson mordille. La seconde, c’est sérieux : il avale. La troisième, c’est sûr : il ne s’échappera plus. On ne tire jamais trop tard. Poil de Carotte préfère la pêche aux goujons. Il se déchausse, entre dans la rivière et avec ses pieds agite le fond sablonneux pour faire de l’eau trouble. Les goujons stupides accourent et Poil de Carotte en sort un à chaque jet de ligne. À peine a-t-il le temps de crier au parrain :
– Seize, dix-sept, dix-huit !… Quand parrain voit le soleil au-dessus de sa tête, on rentre déjeuner. Il bourre Poil de Carotte de haricots blancs. – Je ne connais rien de meilleur, lui dit-il, mais je les veux cuits en bouillie. J’aimerais mieux mordre le fer d’une pioche que manger un haricot qui croque sous la dent, craque comme un grain de plomb dans une aile de perdrix. POIL DE CAROTTE Ceux-là fondent sur la langue. D’habitude maman ne les fait pas trop mal. Pourtant ce n’est plus ça. Elle doit ménager la crème. PARRAIN Canard, j’ai du plaisir à te voir manger. Je parie que tu ne manges point ton content, chez ta mère. POIL DE CAROTTE Tout dépend de son appétit. Si elle a faim, je mange à sa faim. En se servant elle me sert par-dessus le marché. Si elle a fini, j’ai fini aussi. PARRAIN On en redemande, bêta. POIL DE CAROTTE C’est facile à dire, mon vieux. D’ailleurs il vaut toujours mieux rester sur sa faim. PARRAIN Et moi qui n’ai pas d’enfant, je lècherais le derrière d’un singe, si ce singe était mon enfant ! Arrangez ça. Ils terminent leur journée dans la vigne, où Poil de Carotte, tantôt regarde piocher son parrain et le suit pas à pas, tantôt, couché sur des fagots de sarment et les yeux au ciel, suce des brins d’osier.

dimanche 20 mai 2018

Poil de Carotte - Les moutons



Poil de Carotte n’aperçoit d’abord que de vagues boules sautantes. Elles poussent des cris étourdissants et mêlés, comme des enfants qui jouent sous un préau d’école. L’une d’elles se jette dans ses jambes, et il en éprouve quelque malaise. Une autre bondit en pleine projection de lucarne. C’est un agneau. Poil de Carotte sourit d’avoir eu peur. Ses yeux s’habituent graduellement à l’obscurité, et les détails se précisent. L’époque des naissances a commencé. Chaque matin, le fermier Pajol compte deux ou trois agneaux de plus. Il les trouve égarés parmi les mères, gauches, flageolant sur leurs pattes raides : quatre morceaux de bois d’une sculpture grossière. Poil de Carotte n’ose pas encore les caresser. Plus hardis, ils suçotent déjà ses souliers, ou posent leurs pieds de devant sur lui, un brin de foin dans la bouche. Les vieux, ceux d’une semaine, se détendent d’un violent effort de l’arrière-train et exécutent un zigzag en l’air. Ceux d’un jour, maigres, tombent sur leurs genoux anguleux, pour se relever pleins de vie. Un petit qui vient de naître se traîne, visqueux et non léché. Sa mère, gênée par sa bourse gonflée d’eau et ballottante, le repousse à coups de tête. – Une mauvaise mère ! dit Poil de Carotte. – C’est chez les bêtes comme chez le monde, dit Pajol. – Elle voudrait, sans doute, le mettre en nourrice. – Presque, dit Pajol. Il faut à plus d’un donner le biberon, un biberon comme ceux qu’on achète au pharmacien. Ça ne dure pas, la mère s’attendrit. D’ailleurs, on les mate. Il la prend par les épaules et l’isole dans une cage. Il lui noue au cou une cravate de paille pour la reconnaître, si elle s’échappe. L’agneau l’a suivie. La brebis mange avec un bruit de râpe, et le petit, frissonnant, se dresse sur ses membres mous, essaie de téter, plaintif, le museau enveloppé d’une gelée tremblante. – Et vous croyez qu’elle reviendra à des sentiments plus humains ? dit Poil de Carotte. – Oui, quand son derrière sera guéri, dit Pajol : elle a eu des couches dures. – Je tiens à mon idée, dit Poil de Carotte. Pourquoi ne pas confier provisoirement le petit aux soins d’une étrangère ? – Elle le refuserait, dit Pajol.
En effet, des quatre coins de l’écurie, les bêlements des mères se croisent, sonnent l’heure des tétées et, monotones aux oreilles de Poil de Carotte, sont nuancés pour les agneaux, car, sans confusion, chacun se précipite droit aux tétines maternelles. – Ici, dit Pajol, point de voleuse d’enfants. – Bizarre, dit Poil de Carotte, cet instinct de la famille chez ces ballots de laine. Comment l’expliquer ? Peut-être par la finesse de leur nez. Il a presque envie d’en boucher un, pour voir. Il compare profondément les hommes avec les moutons, et voudrait connaître les petits noms des agneaux. Tandis qu’avides ils sucent, leurs mamans, les flancs battus de brusques coups de nez, mangent, paisibles, indifférentes. Poil de Carotte remarque dans l’eau d’une auge des débris de chaîne, des cercles de roues, une pelle usée. – Elle est propre, votre auge ! dit-il d’un ton fin. Assurément, vous enrichissez le sang des bêtes au moyen de cette ferraille ! – Comme de juste, dit Pajol. Tu avales bien des pilules, toi ! Il offre à Poil de Carotte de goûter l’eau. Afin qu’elle devienne encore plus fortifiante, il y jette n’importe quoi. – Veux-tu un berdin ? dit-il. – Volontiers, dit Poil de Carotte sans savoir ; merci d’avance. Pajol fouille l’épaisse laine d’une mère et attrape avec ses ongles un berdin jaune, rond, dodu, repu, énorme. Selon Pajol, deux de cette taille dévoreraient la tête d’un enfant comme une prune. Il le met au creux de la main de Poil de Carotte et l’engage, s’il veut rire et s’amuser, à le fourrer dans le cou ou les cheveux de ses frère et sœur. Déjà le berdin travaille, attaque la peau. Poil de Carotte éprouve des picotements aux doigts, comme s’il tombait du grésil. Bientôt au poignet, ils gagnent le coude. Il semble que le berdin se multiplie, qu’il va ronger le bras jusqu’à l’épaule. Tant pis, Poil de Carotte le serre ; il l’écrase et essuie sa main sur le dos d’une brebis, sans que Pajol s’en aperçoive. Il dira qu’il l’a perdu. Un instant encore, Poil de Carotte écoute, recueilli, les bêlements qui se calment peu à peu. Tout à l’heure, on n’entendra plus que le bruissement sourd du foin broyé entre les mâchoires lentes. Accrochée à un barreau de râtelier, une limousine aux raies éteintes semble garder les moutons, toute seule.


samedi 19 mai 2018

Saisons musicales de Seneffe : l’ETE



Deuxième « Saison » des Saisons musicales de Seneffe : l’ETE qui se tiendra le dimanche 24 juin prochain.

Plein de surprises pour cette nouvelle journée musicale dans ce magnifique Domaine.

A commencer par un concert dans le Château même, avec un programme dédié à Marie-Antoinette. Le Grand Salon ne pouvant accueillir que 60 personnes, nous avons d’emblée décidé de le dédoubler.

Place, ensuite, à un concert pour toute la famille, dans lequel Maureen Dor nous contera les « 4 Saisons de Giuseppe », accompagnée par l’Orchestre des Saisons dirigé par la violoniste Ning Kam.

Au Petit-Théâtre, vous pourrez (re)découvrir les claviers (marimba et vibraphone) de Jessica Ryckewaert.

Enfin, l’Ensemble Kheops honorera ce début de l’été par un concert romantique à l’Orangerie.

Une journée musicale qui s’annonce passionnante !

Lieu :

Domaine du Château de Seneffe – rue Lucien Plasman 7-9 – 7180 Seneffe

Site web du Château : http://chateaudeseneffe.be/fr

Site web des concerts : http://saisons-musicales-seneffe.be/

Infos et réservations :

Patricia Raes : patriciaraes@scarlet.be - Tel : +32.2.772.34.26

Réservation fortement conseillée et indispensable pour les concerts au Château et au Petit-Théâtre.

Prix de la saison « Eté » :

Adultes : 1 concert : 15€ // 2 concerts : 25€ // par concert supplémentaire : 5€

Jeunes - de 18 ans : 1 concert : 9€ // 2 concerts : 15€ / par concert supplémentaire : 3€

Pour une bonne organisation, il est indispensable de mentionner les concerts auxquels vous souhaitez participer lors des réservations.

Montant des places à verser au compte de l ‘ASBL Music’Arte : Belfius n° BE30 0689 0921 8211

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Programme

Les Saisons musicales de Seneffe – Concerts d’Eté

Dimanche 24 juin 2018

11h30 et 16h30 - « Marie-Antoinette et ses airs » - dans les salons du Château

Spectacle voix, harpe et comédien

Airs ludiques et fantasques dédiés à Marie-Antoinette et textes poétiques truffés de références aux « amours » et autres intrigues de la Cour de France.

Avec : Anne Cambier, soprano - Sophie Hallynck, harpe - Jean-Louis Danvoye, comédien

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14h30 - « 4 saisons pour Giuseppe » - à l’Orangerie

Conte musical pour les familles - venez avec vos enfants.

Texte de Violette Descamps adapté aux célébrissimes 4 Saisons de Vivaldi

Avec : Maureen Dor, conteuse - Ning Kam, violon et direction - l’Orchestre des Saisons

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16h30 - « Á vos claviers ! » - au Petit Théâtre

Récital solo de percussions plurielles

Œuvres de Bach, Glass… avec Jessica Ryckewaert, marimba et vibraphone

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18h00 - « Musique de chambre romantique » - à l’Orangerie

Concert de sonates et trio pour violoncelle, clarinette et piano

Œuvres de Chopin, Saint-Saëns et Glinka

Avec l’Ensemble Kheops : Ronald Van Spaendonck, clarinette - Marie Hallynck, violoncelle - Muhiddin Dürrüoglu, piano

Le nombre de places au Petit Théâtre et dans les Salons du Château étant limité, seules les premières inscriptions seront retenues.

Ceux qui ne pourront pas assister à ces concerts pourront visiter le Château (6€/adulte) ou se promener dans le superbe parc et les jardins à la Française où se tiendra la belle exposition Felix Roulin (http://chateaudeseneffe.be/fr/expositions/felix-roulin).

Avant et entre les concerts, des pauses gourmandes sont possibles à la brasserie de l’Orangerie.

vendredi 18 mai 2018

Poil de Carotte - Le chat





Poil de Carotte l’a entendu dire : rien ne vaut la viande de chat pour pêcher les écrevisses, ni les tripes d’un poulet, ni les déchets d’une boucherie. Or il connaît un chat, méprisé parce qu’il est vieux, malade et, çà et là, pelé. Poil de Carotte l’invite à venir prendre une tasse de lait chez lui, dans son toiton. Ils seront seuls. Il se peut qu’un rat s’aventure hors du mur, mais Poil de Carotte ne promet que la tasse de lait. Il l’a posée dans un coin. Il y pousse le chat et dit : – Régale-toi. Il lui flatte l’échine, lui donne des noms tendres, observe ses vifs coups de langue, puis s’attendrit. – Pauvre vieux, jouis de ton reste. Le chat vide la tasse, nettoie le fond, essuie le bord, et il ne lèche plus que ses lèvres sucrées. – As-tu fini, bien fini ? demande Poil de Carotte, qui le caresse toujours. Sans doute, tu boirais volontiers une autre tasse ; mais je n’ai pu voler que celle-là. D’ailleurs, un peu plus tôt, un peu plus tard !… À ces mots, il lui applique au front le canon de sa carabine et fait feu. La détonation étourdit Poil de Carotte. Il croit que le toiton même a sauté, et quand le nuage se dissipe, il voit, à ses pieds, le chat qui le regarde d’un œil. Une moitié de la tête est emportée, et le sang coule dans la tasse de lait. – Il n’a pas l’air mort, dit Poil de Carotte. Mâtin, j’ai pourtant visé juste. Il n’ose bouger, tant l’œil unique, d’un jaune éclat, l’inquiète. Le chat, par le tremblement de son corps indique qu’il vit, mais ne tente aucun effort pour se déplacer. Il semble saigner exprès dans la tasse, avec le soin que toutes les gouttes y tombent. Poil de Carotte n’est pas un débutant. Il a tué des oiseaux sauvages, des animaux domestiques, un chien, pour son propre plaisir ou pour le compte d’autrui. Il sait comment on procède, et que si la bête a la vie dure, il faut se dépêcher, s’exciter, rager, risquer, au besoin, une lutte corps à corps. Sinon, des accès de fausse sensibilité nous surprennent. On devient lâche. On perd du temps ; on n’en finit jamais.
D’abord, il essaie quelques agaceries prudentes. Puis il empoigne le chat par la queue et lui assène sur la nuque des coups de carabine si violents, que chacun d’eux paraît le dernier, le coup de grâce. Les pattes folles, le chat moribond griffe l’air, se recroqueville en boule, ou se détend et ne crie pas. – Qui donc m’affirmait que les chats pleurent, quand ils meurent ? dit Poil de Carotte. Il s’impatiente. C’est trop long. Il jette sa carabine, cercle le chat de ses bras, et s’exaltant à la pénétration des griffes, les dents jointes, les veines orageuses, il l’étouffe. Mais il s’étouffe aussi, chancelle, épuisé, et tombe par terre, assis, sa figure collée contre la figure, ses deux yeux dans l’œil du chat.

II 

Poil de Carotte est maintenant couché sur son lit de fer. Ses parents et les amis de ses parents mandés en hâte, visitent, courbés sous le plafond bas du toiton, les lieux où s’accomplit le drame. – Ah ! dit sa mère, j’ai dû centupler mes forces pour lui arracher le chat broyé sur son cœur. Je vous certifie qu’il ne me serre pas ainsi, moi. Et tandis qu’elle explique les traces d’une férocité qui plus tard, aux veillées de famille, apparaîtra légendaire, Poil de Carotte dort et rêve : Il se promène le long d’un ruisseau, où les rayons d’une lune inévitable remuent, se croisent comme les aiguilles d’une tricoteuse. Sur les pêchettes, les morceaux du chat flamboient à travers l’eau transparente. Des brumes blanches glissent au ras du pré, cachent peut-être de légers fantômes. Poil de Carotte, ses mains derrière son dos, leur prouve qu’ils n’ont rien à craindre. Un bœuf approche, s’arrête et souffle, détale ensuite, répand jusqu’au ciel le bruit de ses quatre sabots et s’évanouit. Quel calme, si le ruisseau bavard ne caquetait pas, ne chuchotait pas, n’agaçait pas autant, à lui seul, qu’une assemblée de vieilles femmes. Poil de Carotte, comme s’il voulait le frapper pour le faire taire, lève doucement un bâton de pêchette et voici que du milieu des roseaux montent des écrevisses géantes. Elles croissent encore et sortent de l’eau, droites, luisantes. Poil de Carotte, alourdi par l’angoisse, ne sait pas fuir. Et les écrevisses l’entourent. Elles se haussent vers sa gorge.
Elles crépitent. Déjà elles ouvrent leurs pinces toutes grandes.

jeudi 17 mai 2018

Poil de Carotte - Le toiton




Ce petit toit où, tour à tour, ont vécu des poules, des lapins, des cochons, vide maintenant, appartient en toute propriété à Poil de Carotte pendant les vacances. Il y entre commodément, car le toiton n’a plus de porte. Quelques grêles orties en parent le seuil, et si Poil de Carotte les regarde à plat ventre, elles lui semblent une forêt. Une poussière fine recouvre le sol. Les pierres des murs luisent d’humidité. Poil de Carotte frôle le plafond de ses cheveux. Il est là chez lui et s’y divertit, dédaigneux des jouets encombrants, aux frais de son imagination. Son principal amusement consiste à creuser quatre nids avec son derrière, un à chaque coin du toiton. Il ramène de sa main, comme d’une truelle, des bourrelets de poussière et se cale. Le dos au mur lisse, les jambes pliées, les mains croisées sur ses genoux, gîté, il se trouve bien. Vraiment il ne peut pas tenir moins de place. Il oublie le monde, ne le craint plus. Seul un bon coup de tonnerre le troublerait. L’eau de vaisselle qui coule non loin de là, par le trou de l’évier, tantôt à torrents, tantôt goutte à goutte, lui envoie des bouffées fraîches. Brusquement, une alerte. Des appels approchent, des pas. – Poil de Carotte ? Poil de Carotte ? Une tête se baisse et Poil de Carotte, réduit en boulette, se poussant dans la terre et le mur, le souffle mort, la bouche grande, le regard même immobilisé, sent que des yeux fouillent l’ombre. – Poil de Carotte, es-tu là ? Les tempes bosselées, il souffre. Il va crier d’angoisse. – Il n’y est pas, le petit animal. Où diable est-il ? On s’éloigne, et le corps de Poil de Carotte se dilate un peu, reprend de l’aise. Sa pensée parcourt encore de longues routes de silence. Mais un vacarme emplit ses oreilles. Au plafond, un moucheron s’est pris dans une toile d’araignée, vibre et se débat. Et l’araignée glisse le long d’un fil. Son ventre a la blancheur d’une mie de pain. Elle reste un instant suspendue, inquiète, pelotonnée. Poil de Carotte, sur la pointe des fesses, la guette, aspire au dénouement, et quand l’araignée tragique fonce, ferme l’étoile de ses pattes, étreint la proie à manger, il se dresse debout, passionné, comme s’il voulait sa part. Rien de plus.
L’araignée remonte. Poil de Carotte se rassied, retourne en lui, en son âme de lièvre où il fait noir. Bientôt, comme un filet d’eau alourdie par le sable, sa rêvasserie, faute de pente, s’arrête, forme flaque et croupit.

mercredi 16 mai 2018

Poil de Carotte - Lettres choisies de Poil de Carotte à M. Lepic et quelques réponses de M. Lepic à Poil de Carotte




De Poil de Carotte à M. Lepic
Institution Saint-Marc.
    Mon cher papa, Mes parties de pêche des vacances m’ont mis l’humeur en mouvement. De gros clous me sortent des cuisses. Je suis au lit. Je reste couché sur le dos et madame l’infirmière me pose des cataplasmes. Tant que le clou n’a pas percé, il me fait mal. Après je n’y pense plus. Mais ils se multiplient comme des petits poulets. Pour un de guéri, trois reviennent. J’espère d’ailleurs que ce ne sera rien. Ton fils affectionné.
Réponse de M. Lepic    Mon cher Poil de Carotte, Puisque tu prépares ta première communion et que tu vas au catéchisme, tu dois savoir que l’espèce humaine ne t’a pas attendu pour avoir des clous. Jésus-Christ en avait aux pieds et aux mains. Il ne se plaignait pas et pourtant les siens étaient vrais. Du courage ! Ton père qui t’aime.
De Poil de Carotte à M. Lepic
    Mon cher papa, Je t’annonce avec plaisir qu’il vient de me pousser une dent. Bien que je n’aie pas l’âge je crois que c’est une dent de sagesse précoce. J’ose espérer qu’elle ne sera point la seule et que je te satisferai toujours par ma bonne conduite et mon application. Ton fils affectionné.
Réponse de M. Lepic    Mon cher Poil de Carotte, Juste comme ta dent poussait, une des miennes se mettait à branler. Elle s’est décidée à tomber hier matin. De telle sorte que si tu possèdes une dent de plus, ton père en possède une de moins. C’est pourquoi il n’y a rien de changé et le nombre des dents de la famille reste le même. Ton père qui t’aime.
De Poil de Carotte à M. Lepic
    Mon cher papa, Imagine-toi que c’était hier la fête de M. Jâques, notre professeur de latin, et que, d’un commun accord, les élèves m’avaient élu pour lui présenter les vœux de toute la classe. Flatté de cet honneur, je prépare longuement le discours où j’intercale à propos quelques citations latines. Sans fausse modestie, j’en suis satisfait. Je le recopie au propre sur une grande feuille de papier ministre, et, le jour venu, excité par mes camarades qui murmuraient. – « Vas-y, vas-y donc ! » – je profite d’un moment où M. Jâques ne nous regarde pas et je m’avance vers sa chaire. Mais à peine ai-je déroulé ma feuille et articulé d’une voix forte : VÉNÉRÉ MAÎTRE, que M. Jâques se lève furieux et s’écrie : – Voulez-vous filer à votre place plus vite que ça ! Tu penses si je me sauve et cours m’asseoir tandis que mes amis se cachent derrière leurs livres et que M. Jâques m’ordonne avec colère : – Traduisez la version. Mon cher papa, qu’en dis-tu ?
Réponse de M. Lepic    Mon cher Poil de Carotte, Quand tu seras député, tu en verras bien d’autres. Chacun son rôle. Si on a mis ton professeur dans une chaire, c’est apparemment pour qu’il prononce des discours et non pour qu’il écoute les tiens.
De Poil de Carotte à M. Lepic
    Mon cher papa, Je viens de remettre ton lièvre à M. Legris, notre professeur d’histoire et de géographie. Certes, il me parut que ce cadeau lui faisait plaisir. Il te remercie vivement. Comme j’étais entré avec mon parapluie mouillé, il me l’ôta lui-même des mains pour le reporter au vestibule. Puis nous causâmes de choses et d’autres. Il me dit que je devais enlever, si je voulais, le premier prix d’histoire et de géographie à la fin de l’année. Mais croirais-tu que je restai sur mes jambes tout le temps que dura notre entretien, et que M. Legris, qui, à part cela, fut très aimable, je le répète, ne me désigna même pas un siège ? Est-ce oubli ou impolitesse ? Je l’ignore et serais curieux, mon cher papa, de savoir ton avis.
Réponse de M. Lepic    Mon cher Poil de Carotte. Tu réclames toujours. Tu réclames parce que M. Jâques t’envoie t’asseoir, et tu réclames parce que M. Legris te laisse debout. Tu es peut-être encore trop jeune pour exiger des égards. Et si M. Legris ne t’a pas offert une chaise, excuse-le : c’est sans doute que, trompé par ta petite taille, il te croyait assis.
De Poil de Carotte à M. Lepic
    Mon cher papa, J’apprends que tu dois aller à Paris. Je partage la joie que tu auras en visitant la capitale que je voudrais connaître et où je serai de cœur avec toi. Je conçois que mes travaux scolaires m’interdisent ce voyage, mais je profite de l’occasion pour te demander si tu ne pourrais pas m’acheter un ou deux livres. Je sais les miens par cœur. Choisis n’importe lesquels. Au fond, ils se valent. Toutefois je désire spécialement la Henriade, par François-MarieArouet de Voltaire, et la Nouvelle Héloïse, par Jean-Jacques Rousseau. Si tu me les rapportes (les livres ne coûtent rien à Paris), je te jure que le maître d’étude ne me les confisquera jamais.
Réponse de M. Lepic    Mon cher Poil de Carotte, Les écrivains dont tu me parles étaient des hommes comme toi et moi. Ce qu’ils ont fait, tu peux le faire. Écris des livres, tu les liras ensuite.
De M. Lepic à Poil de Carotte    Mon cher Poil de Carotte, Ta lettre de ce matin m’étonne fort. Je la relis vainement. Ce n’est plus ton style ordinaire et tu y parles de choses bizarres qui ne me semblent ni de ta compétence ni de la mienne.
D’habitude, tu nous racontes tes petites affaires, tu nous écris les places que tu obtiens, les qualités et les défauts que tu trouves à chaque professeur, les noms de tes nouveaux camarades, l’état de ton linge, si tu dors et si tu manges bien. Voilà ce qui m’intéresse. Aujourd’hui, je ne comprends plus. À propos de quoi, s’il te plaît, cette sortie sur le printemps quand nous sommes en hiver ? Que veux-tu dire ? As-tu besoin d’un cache-nez ? Ta lettre n’est pas datée et on ne sait si tu l’adresses à moi ou au chien. La forme même de ton écriture me paraît modifiée, et la disposition des lignes, la quantité de majuscules me déconcertent. Bref, tu as l’air de te moquer de quelqu’un. Je suppose que c’est de toi, et je tiens à t’en faire non un crime, mais l’observation.
Réponse de Poil de Carotte
    Mon cher papa, Un mot à la hâte pour t’expliquer ma dernière lettre. Tu ne t’es pas aperçu qu’elle était en vers.

mardi 15 mai 2018

Poil de Carotte - Comme Brutus



MONSIEUR LEPIC Poil de Carotte, tu n’as pas travaillé l’année dernière comme j’espérais. Tes bulletins disent que tu pourrais beaucoup mieux faire. Tu rêvasses, tu lis des livres défendus. Doué d’une excellente mémoire, tu obtiens d’assez bonnes notes de leçons, et tu négliges tes devoirs. Poil de Carotte, il faut songer à devenir sérieux.
POIL DE CAROTTE Compte sur moi, papa. Je t’accorde que je me suis un peu laissé aller l’année dernière. Cette fois, je me sens la bonne volonté de bûcher ferme. Je ne te promets pas d’être le premier de ma classe en tout.
MONSIEUR LEPIC Essaie quand même.
POIL DE CAROTTE Non, papa, tu m’en demandes trop. Je ne réussirai ni en géographie, ni en allemand, ni en physique et chimie, où les plus forts sont deux ou trois types nuls pour le reste et qui ne font que ça. Impossible de les dégoter ; mais je veux, – écoute, mon papa, – je veux, en composition française, bientôt tenir la corde et la garder, et si malgré mes efforts elle m’échappe, du moins je n’aurai rien à me reprocher, et je pourrai m’écrier fièrement comme Brutus : O vertu ! tu n’es qu’un nom.
MONSIEUR LEPIC Ah ! mon garçon, je crois que tu les manieras.
GRAND FRÈRE FÉLIX Qu’est-ce qu’il dit, papa ?
SŒUR ERNESTINE Moi, je n’ai pas entendu.
MADAME LEPIC Moi non plus. Répète voir, Poil de Carotte ?
POIL DE CAROTTE Oh ! rien, maman.
MADAME LEPIC Comment ? Tu ne disais rien, et tu pérorais si fort, rouge et le poing menaçant le ciel, que ta voix portait jusqu’au bout du village ! Répète cette phrase, afin que tout le monde en profite.
POIL DE CAROTTE Ce n’est pas la peine, va, maman.
MADAME LEPIC Si, si, tu parlais de quelqu’un ; de qui parlais-tu ?
POIL DE CAROTTE Tu ne le connais pas, maman.
MADAME LEPIC Raison de plus. D’abord ménage ton esprit, s’il te plaît, et obéis.
POIL DE CAROTTE Eh bien ! maman, nous causions avec mon papa qui me donnait des conseils d’ami, et par hasard, je ne sais quelle idée m’est venue, pour le remercier, de prendre l’engagement, comme ce romain qu’on appelait Brutus, d’invoquer la vertu…
MADAME LEPIC Turlututu, tu barbotes. Je te prie de répéter, sans y changer un mot, et sur le même ton, ta phrase de tout à l’heure. Il me semble que je ne te demande pas le Pérou et que tu peux bien faire ça pour ta mère.
GRAND FRÈRE FÉLIX Veux-tu que je répète, moi, maman ?
MADAME LEPIC Non, lui le premier, toi ensuite, et nous comparerons. Allez, Poil de Carotte, dépêchez.
POIL DE CAROTTE. Il balbutie, d’une voix pleurarde. Ve-ertutu-u n’es qu’un-un nom.
MADAME LEPIC Je désespère. On ne peut rien tirer de ce gamin. Il se laisserait rouer de coups, plutôt que d’être agréable à sa mère.
GRAND FRÈRE FÉLIX Tiens, maman, voilà comme il a dit : Il roule les yeux et lance des regards de défi. Si je ne suis pas premier en composition française, Il gonfle ses joues et frappe du pied. je m’écrierai comme Brutus : Il lève les bras au plafond. O vertu ! Il les laisse retomber sur ses cuisses tu n’es qu’un nom ! Voilà comme il a dit.
MADAME LEPIC Bravo, superbe ! Je te félicite, Poil de Carotte, et je déplore d’autant plus ton entêtement qu’une imitation ne vaut jamais l’original.
GRAND FRÈRE FÉLIX Mais, Poil de Carotte, est-ce bien Brutus qui a dit ça ? Ne serait-ce pas Caton ?
POIL DE CAROTTE Je suis sûr de Brutus. « Puis il se jeta sur une épée que lui tendit un de ses amis et mourut. »
SŒUR ERNESTINE Poil de Carotte a raison. Je me rappelle même que Brutus simulait la folie avec de l’or dans une canne.
POIL DE CAROTTE Pardon, sœur, tu t’embrouilles. Tu confonds mon Brutus avec un autre.
SŒUR ERNESTINE Je croyais. Pourtant je te garantis que mademoiselle Sophie nous dicte un cours d’histoire qui vaut bien celui de ton professeur au lycée.
MADAME LEPIC Peu importe. Ne vous disputez pas. L’essentiel est d’avoir un Brutus dans sa famille, et nous l’avons. Que grâce à Poil de Carotte, on nous envie ! Nous ne connaissions point notre honneur. Admirez le nouveau Brutus. Il parle latin comme un évêque et refuse de dire deux fois la messe pour les sourds. Tournez-le : vu de face, il montre les taches d’une veste qu’il étrenne aujourd’hui, et vu de dos son pantalon déchiré. Seigneur, où s’est-il encore fourré ? Non, mais regardez-moi la touche de Poil de Carotte Brutus ! Espèce de petite brute, va !

lundi 14 mai 2018

Poil de Carotte - Les poux



Dès que grand frère Félix et Poil de Carotte arrivent de l’institution SaintMarc, madame Lepic leur fait prendre un bain de pieds. Ils en ont besoin depuis trois mois, car jamais on ne les lave à la pension. D’ailleurs, aucun article du prospectus ne prévoit le cas. – Comme les tiens doivent être noirs, mon pauvre Poil de Carotte ! dit madame Lepic. Elle devine juste. Ceux de Poil de Carotte sont toujours plus noirs que ceux de grand frère Félix ? Et pourquoi ? Tous deux vivent côte à côte, du même régime, dans le même air. Certes, au bout de trois mois, grand frère Félix ne peut montrer pied blanc, mais Poil de Carotte, de son propre aveu, ne reconnaît plus les siens. Honteux, il les plonge dans l’eau avec l’habileté d’un escamoteur. On ne les voit pas sortir des chaussettes et se mêler aux pieds de grand frère Félix qui occupent déjà tout le fond du baquet, et bientôt, une couche de crasse s’étend comme un linge sur ces quatre horreurs. M. Lepic se promène, selon sa coutume, d’une fenêtre à l’autre. Il relit les bulletins trimestriels de ses fils, surtout les notes écrites par M. le proviseur lui-même : celle de grand frère Félix : « Étourdi, mais intelligent. Arrivera. » et celle de Poil de Carotte : « Se distingue dès qu’il veut, mais ne veut pas toujours. » L’idée que Poil de Carotte est quelquefois distingué amuse la famille. En ce moment, les bras croisés sur ses genoux, il laisse ses pieds tremper et se gonfler d’aise. Il se sent examiné. On le trouve plutôt enlaidi sous ses cheveux trop longs et d’un rouge sombre. M. Lepic, hostile aux effusions, ne témoigne sa joie de le revoir qu’en le taquinant. À l’aller, il lui détache une chiquenaude sur l’oreille. Au retour, il le pousse du coude et Poil de Carotte rit de bon cœur. Enfin, M. Lepic lui passe la main dans les « bourraquins » et fait crépiter ses ongles comme s’il voulait tuer des poux. C’est sa plaisanterie favorite. Or, du premier coup, il en tue un. Ah ! bien visé, dit-il, je ne l’ai pas manqué. Et tandis qu’un peu dégoûté il s’essuie à la chevelure de Poil de Carotte, madame Lepic lève les bras au ciel : – Je m’en doutais, dit-elle accablée. Mon Dieu ! nous sommes propres ! Ernestine, cours chercher une cuvette, ma fille, voilà de la besogne pour toi.
Sœur Ernestine apporte une cuvette, un peigne fin, du vinaigre dans une soucoupe, et la chasse commence. – Peigne-moi d’abord ! crie grand frère Félix. Je suis sûr qu’il m’en a donné. Il se racle furieusement la tête avec les doigts et demande un seau d’eau pour tout noyer. – Calme-toi, Félix, dit sœur Ernestine qui aime se dévouer, je ne te ferai pas de mal. Elle lui met une serviette autour du cou et montre une adresse, une patience de maman. Elle écarte les cheveux d’une main, tient délicatement le peigne de l’autre, et elle cherche, sans moue dédaigneuse, sans peur d’attraper des habitants. Quand elle dit : Un de plus ! grand frère Félix trépigne dans le baquet et menace du poing Poil de Carotte qui, silencieux, attend son tour. – C’est fini pour toi, Félix, dit sœur Ernestine, tu n’en avais que sept ou huit ; compte-les. On comptera ceux de Poil de Carotte. Au premier coup de peigne, Poil de Carotte obtient l’avantage. Sœur Ernestine croit qu’elle est tombée sur le nid, mais elle n’a que ramassé au hasard dans une fourmilière. On entoure Poil de Carotte. Sœur Ernestine s’applique. M. Lepic, les mains derrière le dos, suit le travail, comme un étranger curieux. Madame Lepic pousse des exclamations plaintives. – Oh ! oh ! dit-elle, il faudrait une pelle et un râteau. Grand frère Félix accroupi remue la cuvette et reçoit les poux. Ils tombent enveloppés de pellicules. On distingue l’agitation de leurs pattes menues comme des cils coupés. Ils obéissent au roulis de la cuvette, et rapidement le vinaigre les fait mourir. MADAME LE PIC Vraiment, Poil de Carotte, nous ne te comprenons plus. À ton âge et grand garçon, tu devrais rougir. Je te passe tes pieds que peut-être tu ne vois qu’ici. Mais les poux te mangent, et tu ne réclames ni la surveillance de tes maîtres, ni les soins de ta famille. Explique-nous, je te prie, quel plaisir tu éprouves à te laisser ainsi dévorer tout vif. Il y a du sang dans ta tignasse. POIL DE CAROTTE C’est le peigne qui m’égratigne. MADAME LEPIC Ah ! c’est le peigne. Voilà comme tu remercies ta sœur. Tu l’entends, Ernestine ? Monsieur, délicat, se plaint de sa coiffeuse. Je te conseille, ma fille, d’abandonner tout de suite ce martyr volontaire à sa vermine.
SŒUR ERNESTINE J’ai fini pour aujourd’hui, maman. J’ai seulement ôté le plus gros et je ferai demain une seconde tournée. Mais j’en connais une qui se parfumera d’eau de Cologne. MADAME LEPIC Quant à toi, Poil de Carotte, emporte ta cuvette et va l’exposer sur le mur du jardin. Il faut que tout le village défile devant, pour ta confusion. Poil de Carotte prend la cuvette et sort ; et l’ayant déposée au soleil, il monte la garde près d’elle. C’est la vieille Marie Nanette qui s’approche la première. Chaque fois qu’elle rencontre Poil de Carotte, elle s’arrête, l’observe de ses petits yeux myopes et malins et, mouvant son bonnet noir, semble deviner des choses. – Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-elle. Poil de Carotte ne répond rien. Elle se penche sur la cuvette – C’est-il des lentilles ? Ma foi, je n’y vois plus clair. Mon garçon Pierre devrait bien m’acheter une paire de lunettes. Du doigt, elle touche, comme afin de goûter. Décidément, elle ne comprend pas. – Et toi, que fais-tu là, boudeur et les yeux troubles ? Je parie qu’on t’a grondé et mis en pénitence. Écoute, je ne suis pas ta grand-maman, mais je pense ce que je pense, et je te plains, mon pauvre petit, car j’imagine qu’ils te rendent la vie dure. Poil de Carotte s’assure d’un coup d’œil que sa mère ne peut l’entendre, et il dit à la vieille Marie Nanette. – Et après ? Est-ce que ça vous regarde ? Mêlez-vous donc de vos affaires et laissez-moi tranquille.

dimanche 13 mai 2018

Poil de Carotte - Les joues rouges





Son inspection habituelle terminée, M. le Directeur de l’Institution SaintMarc quitte le dortoir. Chaque élève s’est glissé dans ses draps, comme dans un étui, en se faisant tout petit, afin de ne pas se déborder. Le maître d’étude, Violone, d’un tour de tête, s’assure que tout le monde est couché, et, se haussant sur la pointe du pied, doucement baisse le gaz. Aussitôt, entre voisins, le caquetage commence. De chevet à chevet, les chuchotements se croisent, et des lèvres en mouvement monte, par tout le dortoir, un bruissement confus, où, de temps en temps, se distingue le sifflement bref d’une consonne. C’est sourd, continu, agaçant à la fin, et il semble vraiment que tous ces babils, invisibles et remuants comme des souris, s’occupent à grignoter du silence. Violone met des savates, se promène quelque temps entre les lits, chatouillant ça le pied d’un élève, là tirant le pompon du bonnet d’un autre, et s’arrête près de Marseau, avec lequel il donne, tous les soirs, l’exemple des longues causeries prolongées bien avant dans la nuit. Le plus souvent, les élèves ont cessé leur conversation, par degrés étouffée, comme s’ils avaient peu à peu tiré leur drap sur leur bouche, et dorment, que le maître d’étude est encore penché sur le lit de Marseau, les coudes durement appuyés sur le fer, insensible à la paralysie de ses avant-bras et au remue-ménage des fourmis courant à fleur de peau jusqu’au bout de ses doigts. Il s’amuse de ses récits enfantins, et le tient éveillé par d’intimes confidences et des histoires de cœur. Tout de suite, il l’a chéri pour la tendre et transparente enluminure de son visage, qui paraît éclairé en dedans. Ce n’est plus une peau, mais une pulpe, derrière laquelle, à la moindre variation atmosphérique, s’enchevêtrent visiblement les veinules, comme les lignes d’une carte d’atlas sous une feuille de papier à décalquer. Marseau a d’ailleurs une manière séduisante de rougir sans savoir pourquoi et à l’improviste, qui le fait aimer comme une fille. Souvent, un camarade pèse du bout du doigt sur l’une de ses joues et se retire avec brusquerie, laissant une tache blanche, bientôt recouverte d’une belle coloration rouge, qui s’étend avec rapidité, comme du vin dans de l’eau pure, se varie richement et se nuance depuis le bout du nez rose jusqu’aux oreilles lilas. Chacun peut opérer soi-même, Marseau se prête complaisamment aux expériences. On l’a surnommé Veilleuse, Lanterne, Joue Rouge. Cette faculté de s’embraser à volonté lui fait bien des envieux. Poil de Carotte, son voisin de lit, le jalouse entre tous. Pierrot lymphatique et grêle, au visage farineux, il pince vainement, à se faire mal, son épiderme exsangue, pour y amener quoi ! et encore pas toujours, quelque point d’un roux douteux. Il zébrerait volontiers, haineusement, à coups d’ongles et écorcerait comme des oranges les joues vermillonnées de Marseau. Depuis longtemps très intrigué, il se tient aux écoutes ce soir-là, dès la venue de Violone, soupçonneux avec raison peut-être, et désireux de savoir la vérité sur les allures cachottières du maître d’étude. Il met en jeu toute son habileté de petit espion, simule un ronflement pour rire, change avec affectation de côté, en ayant soin de faire le tour complet, pousse un cri perçant comme s’il avait le cauchemar, ce qui réveille en peur le dortoir et imprime un fort mouvement de houle à tous les draps ; puis, dès que Violone s’est éloigné, il dit à Marseau, le torse hors du lit, le souffle ardent : – Pistolet ! Pistolet On ne lui répond rien. Poil de Carotte se met sur les genoux, saisit le bras de Marseau, et, le secouant avec force : – Entends-tu ? Pistolet ! Pistolet ne semble pas entendre ; Poil de Carotte exaspéré reprend : – C’est du propre !… Tu crois que je ne vous ai pas vus. Dis voir un peu qu’il ne t’a pas embrassé ! dis-le voir un peu que tu n’es pas son Pistolet. Il se dresse, le col tendu, pareil à un jars blanc qu’on agace, les poings fermés au bord du lit. Mais, cette fois, on lui répond : – Eh bien ! après ? D’un seul coup de reins, Poil de Carotte rentre dans ses draps. C’est le maître d’étude qui revient en scène, apparu soudainement !

II 

– Oui, dit Violone, je t’ai embrassé, Marseau ; tu peux l’avouer, car tu n’as fait aucun mal. Je t’ai embrassé sur le front, mais Poil de Carotte ne peut pas comprendre, déjà trop dépravé pour son âge, que c’est là un baiser pur et chaste, un baiser de père à enfant, et que je t’aime comme un fils, ou si tu veux comme un frère, et demain il ira répéter partout je ne sais quoi, le petit imbécile ! À ces mots, tandis que la voix de Violone vibre sourdement, Poil de Carotte feint de dormir. Toutefois, il soulève sa tête pour entendre encore. Marseau écoute le maître d’étude, le souffle ténu, ténu, car tout en trouvant ses paroles très naturelles, il tremble comme s’il redoutait la révélation de quelque mystère. Violone continue, le plus bas qu’il peut. Ce sont des mots inarticulés, lointains, des syllabes à peine localisées. Poil de Carotte qui, sans oser se retourner, se rapproche insensiblement, au moyen de légères oscillations de hanches, n’entend plus rien. Son attention est à ce point surexcitée que ses oreilles lui semblent matériellement se creuser et s’évaser en entonnoir ; mais aucun son n’y tombe. Il se rappelle avoir éprouvé parfois une sensation d’effort pareille en écoutant aux portes, en collant son œil à la serrure, avec le désir d’agrandir le trou et d’attirer à lui, comme avec un crampon, ce qu’il voulait voir. Cependant il le parierait, Violone répète encore : – Oui, mon affection est pure, pure, et c’est ce que ce petit imbécile ne comprend pas ! Enfin le maître d’étude se penche avec la douceur d’une ombre sur le front de Marseau, l’embrasse, le caresse de sa barbiche comme d’un pinceau, puis se redresse pour s’en aller, et Poil de Carotte le suit des yeux, glissant entre les rangées de lits. Quand la main de Violone frôle un traversin, le dormeur dérangé change de côté avec un fort soupir. Poil de Carotte guette longtemps. Il craint un nouveau retour brusque de Violone. Déjà Marseau fait la boule dans son lit, la couverture sur ses yeux, bien éveillé d’ailleurs, et tout au souvenir de l’aventure dont il ne sait que penser. Il n’y voit rien de vilain qui puisse le tourmenter et cependant, dans la nuit des draps, l’image de Violone flotte lumineusement, douce comme ces images de femmes qui l’ont échauffé en plus d’un rêve. Poil de Carotte se lasse d’attendre. Ses paupières, comme aimantées, se rapprochent. Il s’impose de fixer le gaz, presque éteint ; mais, après avoir compté trois éclosions de petites bulles crépitantes et pressées de sortir du bec, il s’endort.

III 

Le lendemain matin, au lavabo, tandis que les cornes des serviettes, trempées dans un peu d’eau froide, frottent légèrement les pommettes frileuses, Poil de Carotte regarde méchamment Marseau, et, s’efforçant d’être bien féroce, il l’insulte de nouveau, les dents serrées sur les syllabes sifflantes. – Pistolet ! Pistolet ! Les joues de Marseau deviennent pourpres, mais il répond sans colère, et le regard presque suppliant : – Puisque je te dis que ce n’est pas vrai, ce que tu crois ! Le maître d’étude passe la visite des mains. Les élèves, sur deux rangs, offrent machinalement d’abord le dos, puis la paume de leurs mains, en les
retournant avec rapidité, et les remettent aussitôt bien au chaud, dans les poches ou sous la tiédeur de l’édredon le plus proche. D’ordinaire, Violone s’abstient de les regarder. Cette fois, mal à propos, il trouve que celles de Poil de Carotte ne sont pas nettes. Poil de Carotte, prié de les repasser sous le robinet, se révolte. On peut, à vrai dire, y remarquer une tache bleuâtre, mais il soutient que c’est un commencement d’engelure. On lui en veut, sûrement. Violone doit le faire conduire chez M. le Directeur. Celui-ci, matinal, prépare, dans son cabinet vieux vert, un cours d’histoire qu’il fait aux grands, à ses moments perdus. Écrasant sur le tapis de sa table le bout de ses doigts épais, il pose les principaux jalons : ici la chute de l’empire Romain ; au milieu, la prise de Constantinople par les Turcs ; plus loin l’Histoire moderne, qui commence on ne sait où et n’en finit plus. Il a une ample robe de chambre dont les galons brodés cerclent sa poitrine puissante, pareils à des cordages autour d’une colonne. Il mange visiblement trop, cet homme ; ses traits sont gros et toujours un peu luisants. Il parle fortement, même aux dames, et les plis de son cou ondulent sur le col d’une manière lente et rythmique. Il est encore remarquable pour la rondeur de ses yeux et l’épaisseur de ses moustaches. Poil de Carotte se tient debout devant lui, sa casquette entre les jambes, afin de garder toute sa liberté d’action. D’une voix terrible, le directeur demande : – Qu’est-ce que c’est ? – Monsieur, c’est le maître d’étude qui m’envoie vous dire que j’ai les mains sales, mais c’est pas vrai ! Et de nouveau, consciencieusement, Poil de Carotte montre ses mains en les retournant : d’abord le dos, ensuite la paume. Il fait la preuve : d’abord la paume, ensuite le dos. – Ah ! c’est pas vrai, dit le Directeur, quatre jours de séquestre, mon petit ! – Monsieur, dit Poil de Carotte, le maître d’étude, il m’en veut ! – Ah ! il t’en veut ! huit jours, mon petit ! Poil de Carotte connaît son homme. Une telle douceur ne le surprend point. Il est bien décidé à tout affronter. Il prend une pose raide, serre ses jambes et s’enhardit, au mépris d’une gifle. Car c’est, chez Monsieur le Directeur, une innocente manie d’abattre, de temps en temps, un élève récalcitrant du revers de la main : vlan ! L’habileté pour l’élève visé consiste à prévoir le coup et à se baisser, et le directeur se déséquilibre, au rire étouffé de tous. Mais il ne recommence pas, sa dignité l’empêchant d’user de ruse à son tour. Il devait arriver droit sur la joue choisie, ou alors ne se mêler de rien. – Monsieur, dit Poil de Carotte réellement audacieux et fier, le maître d’étude et Marseau, ils font des choses !
Aussitôt les yeux du Directeur se troublent comme si deux moucherons s’y étaient précipités soudain. Il appuie ses deux poings fermés au bord de la table, se lève à demi, la tête en avant, comme s’il allait cogner Poil de Carotte en pleine poitrine, et demande par sons gutturaux : – Quelles choses ? Poil de Carotte semble pris au dépourvu. Il espérait (peut-être que ce n’est que différé) l’envoi d’un tome massif de M. Henri Martin, par exemple, lancé d’une main adroite, et voilà qu’on lui demande des détails. Le Directeur attend. Tous ses plis du cou se joignent pour ne former qu’un bourrelet unique, un épais rond de cuir, où siège, de guingois, sa tête. Poil de Carotte hésite, le temps de se convaincre que les mots ne lui viennent pas, puis, la mine tout à coup confuse, le dos rond, l’attitude apparemment gauche et penaude, il va chercher sa casquette entre ses jambes, l’en retire aplatie, se courbe de plus en plus, se ratatine, et l’élève doucement, à hauteur de menton, et lentement, sournoisement, avec des précautions pudiques, il enfouit sa tête simiesque dans la doublure ouatée, sans dire un mot.

IV 

Le même jour, à la suite d’une courte enquête, Violone reçoit son congé ! C’est un touchant départ, presque une cérémonie. – Je reviendrai, dit Violone, c’est une absence. Mais il n’en fait accroire à personne. L’Institution renouvelle son personnel, comme si elle craignait pour lui la moisissure. C’est un va-etvient de maîtres d’étude. Celui-ci part comme les autres, et meilleur, il part plus vite. Presque tous l’aiment. On ne lui connaît pas d’égal dans l’art d’écrire des entêtes pour cahiers, tels que : Cahiers d’exercices grecs appartenant à… Les majuscules sont moulées comme des lettres d’enseigne. Les bancs se vident. On fait cercle autour de son bureau. Sa belle main, où brille la pierre verte d’une bague, se promène élégamment sur le papier. Au bas de la page, il improvise une signature. Elle tombe, comme une pierre dans l’eau, dans une ondulation et un remous de lignes à la fois régulières et capricieuses, qui forment le paraphe, un petit chef-d’œuvre. La queue du paraphe s’égare, se perd dans le paraphe lui-même. Il faut regarder de très près, chercher longtemps pour la retrouver. Inutile de dire que le tout est fait d’un seul trait de plume. Une fois, il a réussi un enchevêtrement de lignes nommé cul-de-lampe. Longuement, les petits s’émerveillèrent. Son renvoi les chagrine fort. Ils conviennent qu’ils devront bourdonner le Directeur à la première occasion, c’est-à-dire enfler les joues et imiter avec les lèvres le vol des bourdons pour marquer leur mécontentement. Quelque jour, ils n’y manqueront pas. En attendant, ils s’attristent les uns les autres. Violone qui se sent regretté, a la coquetterie de partir pendant une récréation. Quand il paraît dans la cour, suivi d’un garçon qui porte sa malle, tous les petits s’élancent. Il serre des mains, tapote des visages, et s’efforce d’arracher les pans de sa redingote sans les déchirer, cerné, envahi et souriant, ému. Les uns, suspendus à la barre fixe, s’arrêtent au milieu d’un renversement et sautent à terre, la bouche ouverte, le front en sueur, leurs manches de chemise retroussées et doigts écartés à cause de la colophane. D’autres, plus calmes, qui tournaient monotonement dans la cour, agitent les mains, en signe d’adieu. Le garçon, courbé sous la malle, s’est arrêté afin de conserver ses distances, ce dont profite un tout petit pour plaquer sur son tablier blanc ses cinq doigts trempés dans du sable mouillé. Les joues de Marseau se sont rosées à paraître peintes. Il éprouve sa première peine de cœur sérieuse ; mais, troublé et contraint de s’avouer qu’il regrette le maître d’étude un peu comme une petite cousine, il se tient à l’écart, inquiet, presque honteux. Sans embarras, Violone se dirige vers lui, quand on entend un fracas de carreaux. Tous les regards montent vers la petite fenêtre grillée du séquestre. La vilaine et sauvage tête de Poil de Carotte paraît. Il grimace, blême petite bête mauvaise en cage, les cheveux dans les yeux et ses dents blanches toutes à l’air. Il passe sa main droite entre les débris de la vitre qui le mord, comme animée, et il menace Violone de son poing saignant. – Petit imbécile ! dit le maître d’étude, te voilà content ! – Dame ! crie Poil de Carotte, tandis qu’avec entrain, il casse d’un second coup de poing un autre carreau, pourquoi que vous l’embrassiez et que vous ne m’embrassiez pas, moi ? Et il ajoute, se barbouillant la figure avec le sang qui coule de sa main coupée : Moi aussi, j’ai des joues rouges, quand j’en veux !

samedi 12 mai 2018

Poil de Carotte - Le porte-plume



L’institution Saint-Marc où M. Lepic a mis grand frère Félix et Poil de Carotte, suit les cours du lycée. Quatre fois par jour les élèves font la même promenade. Très agréable dans la belle saison, et, quand il pleut, si courte que les jeunes gens se rafraîchissent plutôt qu’ils ne se mouillent, elle leur est hygiénique d’un bout de l’année à l’autre. Comme ils reviennent du lycée ce matin, traînant les pieds et moutonniers, Poil de Carotte, qui marche la tête basse, entend dire : – Poil de Carotte, regarde ton père là-bas ! M. Lepic aime surprendre ainsi ses garçons. Il arrive sans écrire, et on l’aperçoit soudain, planté sur le trottoir d’en face, au coin de la rue, les mains derrière le dos, une cigarette à la bouche. Poil de Carotte et grand frère Félix sortent des rangs et courent à leur père. – Vrai ! dit Poil de Carotte, si je pensais à quelqu’un, ce n’était pas à toi. – Tu penses à moi quand tu me vois, dit M. Lepic. Poil de Carotte voudrait répondre quelque chose d’affectueux. Il ne trouve rien, tant il est occupé. Haussé sur la pointe des pieds, il s’efforce d’embrasser son père. Une première fois il lui touche la barbe du bout des lèvres. Mais M. Lepic, d’un mouvement machinal, dresse la tête, comme s’il se dérobait. Puis il se penche et de nouveau recule, et Poil de Carotte, qui cherchait sa joue, la manque. Il n’effleure que le nez. Il baise le vide. Il n’insiste pas, et déjà troublé, il tâche de s’expliquer cet accueil étrange. – Est-ce que mon papa ne m’aimerait plus ? se dit-il. Je l’ai vu embrasser grand frère Félix. Il s’abandonnait au lieu de se retirer. Pourquoi m’évitet-il ? Veut-on me rendre jaloux ? Régulièrement je fais cette remarque. Si je reste trois mois loin de mes parents, j’ai une grosse envie de voir. Je me promets de bondir à leur cou comme un jeune chien. Nous nous mangerons de caresses. Mais les voici, et ils me glacent. Tout à ses pensées tristes, Poil de Carotte répond mal aux questions de M. Lepic qui lui demande si le grec marche un peu. POIL DE CAROTTE Ça dépend. La version va mieux que le thème, parce que dans la version on peut deviner. MONSIEUR LEPIC Et l’allemand ? POIL DE CAROTTE C’est très difficile à prononcer, papa.
MONSIEUR LEPIC Bougre ! Comment, la guerre déclarée, battras-tu les Prussiens, sans savoir leur langue vivante ? POIL DE CAROTTE Ah ! d’ici là, je m’y mettrai. Tu me menaces toujours de la guerre. Je crois décidément qu’elle attendra, pour éclater, que j’aie fini mes études. MONSIEUR LEPIC Quelle place as-tu obtenue dans la dernière composition ? J’espère que tu n’es pas à la queue. POIL DE CAROTTE Il en faut bien un. MONSIEUR LEPIC Bougre ! moi qui voulais t’inviter à déjeuner. Si encore c’était dimanche ! Mais en semaine, je n’aime guère vous déranger de votre travail. POIL DE CAROTTE Personnellement je n’ai pas grand-chose à faire ; et toi, Félix ? GRAND FRÈRE FÉLIX Juste, ce matin le professeur a oublié de nous donner notre devoir. MONSIEUR LEPIC Tu étudieras mieux ta leçon. GRAND FRÈRE FÉLIX Ah ! je la sais d’avance, papa. C’est la même qu’hier. MONSIEUR LEPIC Malgré tout, je préfère que vous rentriez. Je tâcherai de rester jusqu’à dimanche et nous nous rattraperons. Ni la moue de grand frère Félix, ni le silence affecté de Poil de Carotte ne retardent les adieux et le moment est venu de se séparer. Poil de Carotte l’attendait avec inquiétude. – Je verrai, se dit-il, si j’aurai plus de succès ; si, oui ou non, il déplaît maintenant à mon père que je l’embrasse. Et résolu, le regard droit, la bouche haute, il s’approche. Mais M. Lepic, d’une main défensive, le tient encore à distance et lui dit : – Tu finiras par me crever les yeux avec ton porte-plume sur ton oreille. Ne pourrais-tu le mettre ailleurs quand tu m’embrasses ? Je te prie de remarquer que j’ôte ma cigarette, moi.
POIL DE CAROTTE Oh ! mon vieux papa, je te demande pardon. C’est vrai, quelque jour un malheur arrivera par ma faute. On m’a déjà prévenu, mais mon porte-plume tient si à son aise sur mes pavillons que je l’y laisse tout le temps et que je l’oublie. Je devrais au moins ôter ma plume ! Ah ! pauvre vieux papa, je suis content de savoir que mon porte-plume te faisait peur. MONSIEUR LEPIC Bougre ! tu ris parce que tu as failli m’éborgner. POIL DE CAROTTE Non, mon vieux papa, je ris pour autre chose : une idée sotte à moi que je m’étais encore fourrée dans la tête.