lundi 29 septembre 2014

Et Ellie vécut heureuse


Et Ellie vécut heureuse, Harriet Evans, France Loisirs, Collection Piment, 656 Pages


A vingt-deux ans, Eleanor Bee a trois buts dans la vie : déménager à Londres pour faire carrière dans l’édition, avoir les moyens de s’offrir un café et un croissant tous les matins, et ne jamais tomber amoureuse – après avoir tiré les conclusions du divorce de ses parents, elle ne croit plus au prince charmant.
Quand enfin elle arrive dans la capitale, rien ne se passe comme prévu. Elle accumule les gaffes, trouve que sa carrière ne décolle pas et, pire que tout : elle a un coup de foudre ! C’est alors qu’une échappatoire miraculeuse apparaît : Ellie est promue dans une maison d’édition new-yorkaise...
Dix ans après, Ellie vit toujours à New York et tout lui sourit, sa carrière, sa vie sentimentale… Mais a-t-elle vraiment échappé à ses démons londoniens ? Le passé a toujours une étrange manière de vous rattraper !

L'auteur

Harriet Evans est une auteure née à Londres au Royaume-Uni en 1974. Elle a étudié la littérature classique à Bristol puis a travaillé dans la presse et l'édition. En 2008, elle quitte l'édition pour se consacrer entièrement à l'écriture.
Son premier roman "Going Home" a été publié en 2003.
Et Ellie vécut heureuse (Happily Ever After, 2012), son premier livre publié en France, est un best-seller international.

Quatrième de couverture :



Extrait 

PROLOGUE

Août 1988


Mon happy end, par Eleanor Bee
Elles rient de moi, les filles, à la cantine.
Mais, un jour, c'est moi qui rirai de leurs mines.
Elles sont partout ces bottes noires,
Ces bottes de motards.
Mais les porter rien que pour être in ?
O, nuit traîtresse,
Va-t-en et me laisse
Car je suis tel un petit point rouge qui

Eleanor Bee posa son stylo en soupirant. Elle s'étira, les deux bras au-dessus de la tête, avec toute la lassitude de celle qui est en train de rédiger son Ulysse. Hélas, ce faisant, elle accrocha le casque jaune canari de son Walkman tout neuf. Le boîtier de plastique s'en trouva brusquement tiré dans le vide et se balança un instant devant son visage avant de s'écraser par terre dans un craquement sonore.
— Oh non ! gémit Eleanor en ôtant ses écouteurs, ce qui ne fit qu'aggraver les choses. Non !
La diffusion dans ses oreilles de « Don't Call Me Baby », de Voice of the Beehive, fut brusquement interrompue. Le baladeur gisait sur le sol, le couvercle du lecteur de cassette projeté à deux mètres de là, au fond de sa chambre, dans un nid de poussière et de cheveux. Eleanor ramassa l'appareil et l'examina, désespérée. Par la porte entrouverte, elle entendait le tintement des verres et le grincement des couverts dans les assiettes. Elle entendait surtout des éclats de voix.
— Tu as dit que tu la conduirais demain, John. Je t'assure que tu l'as dit.
— Non. N'importe quoi.
— Si. Sauf que, bien sûr, tu n'as rien écouté. Comme d'habitude. Très bien. Je la conduirai moi-même.
— Pas si tu es toujours dans cet état. Ah, je te jure Si tu te voyais, Mandana
— Non mais tu as fini avec tes sermons ? Merde
Eleanor remit les écouteurs et plaqua les mains dessus. Puis elle alla à quatre pattes récupérer le couvercle. Elle se releva en s'époussetant. Par la fenêtre, elle vit le soleil semblable à un citron pâle glisser dans l'océan. Sur la plage, les derniers baigneurs sortaient de l'eau. Un groupe particulièrement intrépide faisait du feu et préparait un barbecue. À cette latitude, en août, le soleil ne se couchait que bien après vingt-deux heures.
Mais Eleanor ne regardait ni le paysage ni les gens. Elle fixait sans la voir la promenade en bois branlante qui descendait vers la mer, en se demandant si elle devrait pas débouler dans la cuisine et leur dire qu'elle n'avait plus envie d'aller chez Karen à Glasgow. D'un autre côté, elle avait peur de les interrompre. Elle ne voulait pas entendre ce qu'ils se disaient.
Le père de sa mère était mort deux semaines avant leur arrivée à Skye. Au début, cela n'avait pas paru une affaire d'État. Eleanor ne savait d'ailleurs qu'en penser – c'était quand même son grand-père –, mais c'était vrai. Lui et sa femme vivaient à Nottingham et elle ne les voyait presque jamais. Sa mère ne s'entendait pas avec eux. Eleanor et Rhodes n'étaient allés à Nottingham qu'à deux reprises. La première fois, leur grand-père sentait le whisky et il leur avait crié après quand ils avaient joué dans le tout petit jardin. La deuxième fois, il s'en était pris violemment à leur mère en lui disant qu'elle devrait avoir honte d'elle. Il sentait encore le whisky. (Eleanor ne savait pas ce que c'était, mais Rhodes le lui avait appris. Il adorait savoir ce qu'elle ne savait pas.) Et donc, c'était plutôt leur grand-mère qui venait les voir dans le Sussex ou bien ils passaient la journée à Londres avec elle. Eleanor adorait ça même si, maintenant, sa grand-mère ne comprenait pas qu'elle avait quatorze ans et qu'elle n'avait plus envie de faire des trucs de bébé comme aller chez Madame Tussauds. Elle avait envie de traîner toute seule chez Hyper Hyper ou à Kensington Market.
Sauf que sa mère avait été bien plus touchée par la mort de son père que prévu. Allons, se rappela Eleanor, tous les parents se disputent. C'est ce que lui avait expliqué Karen la semaine dernière quand elle avait pleuré sur son épaule en disant qu'elle ne voulait pas partir en vacances avec ses parents et son frère. Pas comme ça, en tout cas. Elle s'inquiétait sans arrêt, pour toutes sortes de choses : n'allait-elle pas se casser le bras en tombant du cheval-d'arçons en gym, comme Moira ? Son père ou sa mère n'allaient-ils pas mourir d'une terrible maladie ? Elle-même, n'était-elle pas en train de mourir d'une terrible maladie parce qu'elle était sûre que ses règles étaient plus abondantes que celles des autres et ils disaient bien dans le magazine Mizz que si on se faisait du souci il fallait aller chez le médecin. Toutes ces pensées l'empêchaient de dormir la nuit, et puis son coeur se mettait à battre la chamade et elle se demandait s'il n'allait pas exploser. Du coup, elle ne s'était rendu compte de rien et, subitement, il lui semblait que ses parents se haïssaient. Quelque chose allait mal, vraiment mal, elle le savait. Ce n'était que quand elle mettait de la musique très fort et qu'elle se pelotonnait sur son lit avec un livre que la vague de frayeur reculait un peu, un petit moment.
Pourtant, ils n'avaient pas passé une mauvaise journée, aujourd'hui. Ils avaient fait une balade vers la baie de Talisker, là où on fabrique le whisky. À la distillerie, papa avait permis à Rhodes d'en goûter un fond de verre parce qu'il avait bientôt dix-huit ans. L'air était frais et pur, le ciel d'un bleu parfait et les derniers moustiques avaient disparu. Eleanor était presque contente d'être sortie de sa chambre, pour une fois, d'être allée faire un tour avec ses parents et son frère. Comme une famille normale, qui passait des vacances normales.
Les ennuis avaient commencé à leur retour de promenade. Il n'y avait que des pizzas surgelées pour déjeuner. Papa s'en était pris à maman parce qu'elles étaient mal décongelées, ramollies au milieu, et elle s'était énervée contre lui. Eleanor et Rhodes avaient l'habitude, mais leur père, qui était médecin généraliste et travaillait tard le soir, ne remarquait pas, la plupart du temps, si les pâtes étaient trop cuites ou le poulet à la Kiev à moitié cru.
« C'est immangeable, avait-il fini par dire en repoussant son assiette. Je ne peux pas avaler ça, Mandana. Tu aurais dû les mettre à décongeler avant qu'on ne parte. »
Maman en était à son deuxième verre de vin.
« C'est ça. Bien sûr. Il n'est aucunement envisageable que tu fasses la cuisine, John, n'est-ce pas ? Moi aussi, je suis en vacances. J'ai traversé une très mauvaise passe et tu ne »
Papa s'était levé précipitamment et était allé s'enfermer dans le salon pour regarder le cricket.
Eleanor sursauta quand on frappa à la porte. Sa mère ouvrit, tout doucement.
— Lily, ma chérie ? Ça va ?
— Oui, répondit-elle en retirant les écouteurs. C'est juste que
Sa mère entra dans la pièce. Elle se passa une main fatiguée sur le visage.
— Désolée pour la dispute. C'est un malentendu. Ton père n'avait pas compris qu'il devait t'emmener, tu vois
Une rage adolescente faite de colère et de peur mêlées bouillonnait en Eleanor.
— Je vois, oui. Tu ne lui as pas demandé. Tu as trop bu et tu as oublié. Encore une fois.
— Lily ! dit sèchement sa mère. Sois polie, tu veux. Bien sûr que non. Ce n'est pas ça du tout. Ton père et moi, nous ne nous entendons pas très bien, en ce moment, c'est tout.
— Vous allez divorcer ? s'entendit-elle demander.
Elle retint son souffle en attendant la réponse.
— Ma chérie ! Bien sûr que non ! Qu'est-ce qui te fait croire une chose pareille ?
Sa mère tapotait ses cheveux bruns et lisses avec un certain découragement.
— Enfin, je voulais juste m'excuser pour tout ce ramdam. Papa te conduira à la gare demain. Ce n'est pas un problème.
Sa voix tremblait et elle avait les joues rouges. Eleanor croisa les bras et lâcha :
— Pourquoi es-tu comme ça ?
— Comme quoi ?
— Tu as changé depuis la mort de grand-père. Je ne comprends pas. Tu disais que tu le détestais.
— Je ne le détestais pas vraiment. Je m'en veux. Je ne le voyais jamais. C'était un homme triste, et ça me fait de la peine. Ça me fait penser à des choses. C'est un peu difficile, actuellement, c'est tout.
— Pourquoi c'était un homme triste ?
— Écoute, fit sa mère avec la brusquerie qui était parfois la sienne. Prépare tes affaires. Fais ton sac. C'est
Elle laissa sa phrase en suspens. Eleanor la regarda fixement.
— Oh, je ne sais plus ce que je voulais dire, Lily. Prépare tes affaires, tu veux ?
— Ne m'appelle pas Lily.
— D'accord, ma chérie, dit-elle, une main sur la poignée. On dîne bientôt. Plateau télé. On pensait regarder une vidéo, ce soir. Ça va être sympa, non ? Je fais des lasagnes.
Ça ne servait à rien d'essayer de lui parler. Vraiment à rien.
— Très bien, répondit Eleanor. Merci, maman. À tout de suite. Je fais mon sac.
— Parfait. Et s'il te plaît, ne te fais pas de bile, ma grande. Tout va s'arranger. Tu es d'une nature soucieuse, c'est ça le problème. Je pense qu'on devrait aller voir le Dr Hargreaves, quand on sera à la maison. Un massage crânien te fera peut-être du bien.
La porte se referma doucement derrière elle et Eleanor se tourna vers la fenêtre, laissant ses yeux errer sur le paysage.
Pas de doute, ce serait mieux chez Karen – enfin, chez la grand-mère de Karen. Plus qu'une nuit et elle y serait. Elle posa le Walkman cassé sur le lit et chantonna en prenant son sac. Elle n'entendit pas la porte se rouvrir.
— Qu'est-ce que tu fous ?
Son frère de dix-sept ans se tenait au bout de son lit.
— Pourquoi tu as un casque branché à rien du tout, espèce de tarée ?
Eleanor croisa les bras.
— La ferme, abruti. Je fais mon sac. Pour aller chez Karen. Comme si ça te regardait, en plus.
— Tu as une sale tronche.
— Waouh, Rhodes, quelle éloquence !
Eleanor fit une grimace. Rhodes rit. Elle ne dit rien. Elle ferma les yeux et se représenta son image favorite, celle où son frère descendait lentement dans une fosse de feu, en hurlant, les yeux exorbités. Sa chair commençait à fondre et elle se tenait au-dessus de lui en faisant oui de la tête au garde qui lui demandait : « Plus bas, madame ? »
Elle adorait cette image. Elle se la repassait de plus en plus souvent, depuis un an. Il y avait aussi celle où Rhodes, enchaîné, implorant grâce, se faisait tailler en pièces par un gang. Mais elle préférait la première. Celle où c'était elle qui contrôlait.
— Qu'est-ce que c'est que ces conneries ?
— Touche pas, Rhodes, c'est personnel.
Eleanor bondit, mais trop tard. Il s'était emparé de son carnet ouvert. Son regard s'éclaira. Tout excité, il se gratta l'arrière du crâne.
— De la poésie ! s'esclaffa-t-il. Tu écris ha ! ha !
Il se tenait les côtes.
— Ha ! Tu écris des poèmes ! Elles rient de moi, les filles, à la cantine Ha ! ha ! Tu m'étonnes !
— JE TE HAIS ! cria-t-elle. Je te hais, espèce espèce de saloperie de merde !
Elle chercha autour d'elle quelque chose à lui jeter au visage et tomba sur Ambre, dont elle avait lu la moitié.
— Comment ça s'appelle ? fit Rhodes avec un coup d'oeil vers le haut de la page. Mon happy end. Ha ! Ha ! Ha !
Plié en deux, il s'administrait de grandes claques sur les genoux.
— C'est un bon titre, riposta-t-elle. Qu'est-ce que tu y connais, en plus, gros nase ? À peine si tu sais écrire ton nom. Alors la poésie
Eleanor tremblait de rage.
— Dis donc, tu ne te prendrais pas un peu au sérieux ? lâcha-t-il avec un plaisir presque palpable. Tu te crois mieux que moi parce que tu passes ton temps à lire et que tu écris des poèmes débiles. Mais tu ne connais rien à la vraie vie. Tu n'as jamais roulé de pelle. Il n'y a pas un garçon qui t'approcherait, sauf un pédé : tu as l'air d'un mec !
— Je ne t'écoute même pas, Rhodes. Je te plains, tiens, fit Eleanor d'un air hautain en le visant avec le livre. Je te plains vraiment.
— Bon, qu'est-ce que ça veut dire, happy end, alors ? s'enquit Rhodes les yeux brillants, les pupilles dilatées, le souffle court – comme s'il venait de remporter une course. Alors ?
— Ça s'appelle Mon happy end. C'est
— Non, ce n'est pas ça que je te demande. Tu sais ce que c'est qu'un happy end ? Tu en as déjà entendu parler ?
Il se remit à rire.
— Tu es trop bizarre, dit Eleanor. Je ne sais même pas de quoi tu parles.
Elle posa le livre et fit un doigt à son frère. C'était le truc le plus grossier qu'elle connût.
— Tu es vraiment trop con, continua-t-elle. Tu te conduis comme ça uniquement parce que tu es contrarié par les parents.
Il se rembrunit et plissa les yeux.
— Tu ne sais rien du tout. De toute façon, ce n'est pas vrai, alors ta gueule.
— Sors. Je te déteste.
— La cinglée commenta-t-il en souriant. Un happy end, c'est quand on branle quelqu'un. On lui donne un happy end. Tu vois ? Branler. Me frotter la bite jusqu'à ce que j'éjacule, expliqua-t-il en se saisissant l'entrejambe. Lucy Haines me l'a fait le mois dernier. Ça, c'est un happy end ! Oh, ouais
Il se mit à osciller des hanches d'avant en arrière.
— Oh, oh, oh ouais.
Eleanor ne savait plus que dire ni que faire.
— Tu es dégoûtant, finit-elle par lâcher. Répugnant. Va-t'en.
Rhodes souriait toujours.
— J'y vais, j'y vais. Aaah, les happy ends Mmm
— Fous le camp.
Eleanor claqua la porte derrière lui, la rouvrit et la claqua de nouveau, de toutes ses forces, avant de bloquer la poignée avec la chaise de son bureau. Elle s'enfonça le poing dans la bouche et y planta les dents. Elle fit une pile de ses livres : les poèmes de Sylvia Plath, la biographie de Sylvia Plath, Ambre, et deux autres en plus, au cas où ; elle n'avait pas envie de se plonger dans ces stupides magazines comme Just 17, 19 ou Mizz. Ils la fascinaient autant qu'ils la terrifiaient, ils étaient pleins de filles nunuches qui parlaient de garçons et qui disaient qu'il fallait se masser les cuticules avec de l'huile d'amande douce ; elle ne savait même pas ce que c'était, les cuticules. C'était tellement bête de faire comme si ces inepties faisaient partie de la vie réelle, alors que la vie réelle était horrible, comme Rhodes, comme cette maison, comme comme tout.
Elle regarda son poème. Mon happy end. Elle arracha la page du carnet et la déchira en mille morceaux. Elle sentit les coins de ses lèvres se mettre à trembler et les larmes qu'elle avait retenues débordèrent. Eleanor Bee se laissa tomber par terre et serra les genoux dans ses bras en se disant que, un jour, tout s'arrangerait. Elle serait grande et elle aurait son happy end. Un beau happy end. Elle serait heureuse, dans une belle maison pleine de livres, avec un magnétoscope pour enregistrer Neighbours et tous les vêtements qu'elle voudrait de chez Dash et Next.
Pourtant, même maintenant, alors qu'elle était assise par terre à se bercer, que les larmes coulaient sur la peau sèche de ses genoux, que sa frange brune lui tombait dans les yeux, elle se rendait compte que ça avait l'air idiot.

© Harriet Evans, 2012
© Presses de la Cité, un département Place des Éditeurs, 2013, pour la traduction française

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