dimanche 23 juillet 2017
Les sabots - Maurice Bardy
C’était, il y a longtemps, à une époque où les loups couraient la campagne limousine.
Un jour de ces lointaines années un homme traversa Neuvic puis, par les Garennes, descendit vers Châteauneuf. Il devait venir de loin, sûrement de bien au-delà de l’horizon, car sur le sol enneigé ses souliers laissaient des empreintes où se voyait l’usure des chaussures déformées, avachies, trouées par de longues marches. De plus, la pauvreté semblait être un des états du voyageur, il allait nu-tête et ses vêtements, trop légers pour la saison, étaient un ridicule obstacle pour le froid de décembre qui devait mordre sauvagement ce corps émacié.
Pourtant l’inconnu ne paraissait pas souffrir des intempéries. Il allait avec un léger sourire et régulièrement rajustait le balluchon qu’il avait au dos.
Dans Neuvic, il n’avait frappé à aucune porte pour solliciter une soupe et un quignon ni mendié un ou auprès des passants.
“Mais qui est cet homme?” s’exclamèrent Jeantou et Léonard, deux jeunes amis qui buvaient chopine de rouge dans une auberge à l’entrée de Châteauneuf. L’inconnu passa le pont de la Combade et attaque la côte qui mène au bourg. Par la vitre, face à leur table, les deux copains avaient belle et longue vue sur l’arrivant qui grimpait lentement. Lorsqu’il passa devant l’auberge la chopine était vide et payée. La curiosité des deux amis avait pris décision. Avec cent pas de retard, elle suivrait l’étranger.
L’homme traversa le bourg, monta à Sainte-Marie puis, de Murat, par un chemin forestier, il gravit la pente menant à la Croix-Chevaux. Il allait toujours à la même allure. Malgré la neige épaisse qui rendait l’ascension pénible, il ne fit aucune halte et ses deux pisteurs avaient grand peine à le suivre malgré des sabots bien cloutés mais pénétrés par la neige.
Au carrefour de la Croix-Chevaux, l’homme ne s’arrêta pas. Sans hésitation, il prit un sentier sur lequel sa sèche carcasse se courbait pour éviter les branches lourdes de neige. Arrivé à une clairière où se réunissaient cinq chemins ou sentier, il stoppa. Ses regards circulaires fouillaient la forêt rendue lumineuse par la neige. Puis ses pas le menèrent à un gros chêne contre lequel il appuya son dos après avoir posé son balluchon.
“Le bourg reprend des forces!” murmura Léonard.
Lui et Jeantou, bien cachés, ne perdaient pas de vue l’inconnu qui sursautait aux moindres bruits et l’on sait combien le silence des forêts est plein de sons, murmures, froissements, craquements qui font confidences aux initiés de la vie secrète des sous-bois.
La neige crissa sous de pas. L’homme sursauta. D’un sentier déboucha une jeune femme d’une merveilleuse beauté. Le visage légèrement hâlé avait un ovale aux traits d’une incomparable finesse. Son corps svelte se moulait dans un tailleur dont le bleu-marine faisait rayonner sur les épaules une longue chevelure blonde.
“Quelle belle créature!” murmura Jeantou.
“Pour sûr!...Une perfection!”
La femme s’immobilisa un court instant. Le temps, sans doute, de se persuader que l’homme était bien là. Alors, elle eut un sourire, un petit cri de bonheur et courut vers l’inconnu qui l’enveloppa de ses bras. Aussitôt se furent des baisers. Entre chaque étreinte la femme caressait le visage de l’homme en lui murmurant des mots d’amour que Jeantou et Léonard auraient bien voulu entendre.
“De bien belles retrouvailles. La séparation a dû être longue au vu de si fougueuses effusions.”
“Pour sûr! Et Chapeau pour tant d’amour et de tendresse.” balbutia Jeantou, tout ému.
Maintenant, calmés les amoureux se regardaient. Leurs yeux brillants, leurs visages rayonnants montraient leur bonheur. Un bonheur que, sans nul doute, ils voulaient garder pour eux seuls. Une dernière fois, ils se prirent un baiser et partirent sur un chemin qui n’était pas celui d’où la femme était arrivée.
Jeantou et Léonard les suivirent. Une courbure du sentier les cacha, un instant, aux regards des deux amis.
Après le virage, les empreintes des pas du couple s’arrêtaient. Jeantou et Léonard regardèrent partout: sur le chemin, dans les sous-bois, au fond des fossés, furetèrent autour des broussailles, ce fit peine perdue. Au-delà des dernières traces la neige était immaculée.
“Comment diable ont-ils disparu?”
“Comme des sorciers qu’ils sont!...D’ailleurs Jeantou, ne sens-tu pas cette odeur de soufre qui flotte dans l’air? “
“Pour sûr t’as raison!”
En réalité, il n’y avait à respirer que les bonnes senteurs de la forêt mais l’imagination est fertile quand des faits étranges se produisent.
Soudain la bise se leva. La neige ébouriffée vola en une blanche et aveuglante poussière. Les branches secouées déversèrent leurs charges sur les deux hommes qui s’ébrouèrent mais ne purent empêcher un froid coulis de descendre le long de leur dos. Et puis! Et puis les loups hurlèrent. Sang glacé, la peur au ventre, Jeantou et Léonard restaient immobilisés, pétrifiés. Le premier Léonard se ressaisit.
“Ils viennent droit sur nous! Déguerpissons!”
“Oui! Oui fuyons vite!”
Jambes soudain déliées, légères, rapides telles celles des gazelles, ils partirent comme des flèches que rien n’arrêtent. Avalant creux, bosses, pentes rudes et glissantes, ignorant leurs poitrines oppressées, leurs coeurs affolés, ils allaient à perdre haleine, suffocant, trébuchant sur leurs jambes aux pieds nus, libres de leurs lourds sabots laissés en chemin.
Ils ignoraient la douleur des branches qui fouettaient, des ronces qui griffaient. Pour eux une seule obsession: courir, courir encore et encore. Et pour garder moral et énergie Jeantou criait malgré son souffle court.
«Tombant, levant.
L’i arribaran.»
Ce proverbe limousin, il le hurlait à ses pauvres jambes et à celles de Léonard.
Enfin leur bonne étoile mit fin à leur calvaire. Elle les mena sains et saufs dans un village qu’ils connaissent.
“Sauvés !…Nous sommes sauvés !…Ouf !”
Rassemblant leurs dernières forces, ils frappèrent à une porte. C’était celle de l’auberge du hameau. Ivres de fatigue ces deux miraculés commandèrent, en guise de remontant, une chopine de rouge. Puis, en roulant une cigarette, ils contèrent leur aventure.
L’aubergiste n’en crut évidemment pas un mot, mais, comme il était un gai luron, il entra dans le jeu et sut dans le moindre détail l’équipée de ses clients. Il servit, à son compte, une deuxième chopine que l’on but avant une troisième, une quatrième et une cinquième qui était un litre.
A ce stade de beuverie Jeantou et Léonard s’écroulèrent. Sur le sol de terre battue, ils cuvèrent jusqu’au lendemain matin. L’aubergiste charitable les couvrit et mit dans la cheminée l’énorme bûche qu’il gardait pour la nuit du surlendemain qui était celle de Noël. Lui-même passablement éméché alla se coucher en bredouillant ce proverbe :
« Lorsqu’on a bu un coup
tout le pays est plat
et les bœufs ont le lait. »
Lorsque Jeantou et Léonard contaient leur équipée, personne ne voulait les croire. Par contre à Châteauneuf, à Neuvic, dans les bourgs alentours, et d’autres lieux plus éloignés ils avaient bien des rieurs.
Et pourtant cette histoire est aussi vraie que celle de France. Ce fut beaucoup plus tard, en une certaine année de notre fin de siècle, que l’aventure de Jeantou et Léonard s’avéra authentique.
Voici les faits qui corroborent le récit de Jeantou et Léonard qui, bien sûr, aujourd’hui ne sont plus. L’un est parti célibataire, l’autre, Jeantou, s‘en est allé en laissant une nombreuse descendance. Basile est l’un de ses arrière-petits-fils. Celui-ci perpétuera la lignée. Bon sang ne saurait mentir, d’autant que ses vingt-cinq ans s’apprêtent à prendre épouse. Ce mariage se fera très bientôt. Mais pour l’heure, Basile et Nina, sa fiancée, s’ils pensent à ce grand jour, sont aux préparatifs d’une randonnée pédestre pour le lendemain dimanche. La météo prévoit un temps doux pour ce jour de fin décembre. Il faut en profiter !
L’aube hivernale avec ses brumes les a vus partir sac au dos et jambes vaillantes pour l’itinéraire musclé qu’ils ont concocté. Il leur faudra résistance et énergie. Le physique et le mental devront répondre présents et ne pas faillir.
Par routes, chemins, sentiers, au cœur de la forêt au sol mordoré ils ont marché au gré de leurs pas avec des pauses pour récupérer, se restaurer. Ils ont, aussi, fait des haltes pour des baisers et des étreintes car ces choses-là sont bien naturelles pour des amoureux.
Cependant au soir tombant, la randonnée n’est pas terminée. Loin sont encore douches bienfaisantes et fauteuils relaxes. Les jambes de Basile et Nina, lourdes de kilomètres, demandent grâce, les rotules grincent, les pieds se traînent. Corps courbatus, muscles flapis crient leurs douleurs. Où sont vigueur et entrain du départ ?
Basile a pris le sac de Nina laquelle appuie se fatigue sur l’épaule de son fiancé.
“Courage Nina ! Nous arrivons bientôt à la Croix-Chevaux.”
Juste à cet instant et bizarrement pour la saison, un méchant zèbre d’éclair et son pète –sec de tonnerre d’enfer déchargent leur colère sur la forêt. La terre, surprise, a un tremblement et la peur glace Basile et Nina. Figés, ils attendent le deuxième éclair qui va les foudroyer.
Celui-ci n’est pas venu. L’orage a fui mais sa formidable déflagration a dû crever le ciel car de gros flocons de neige tombent sans presse mais drus.
Brusquement la bise se lève. Les confettis blancs aveuglent. Dans l’impossibilité de s’orienter Basile et Nina marchent au hasard, au pifomètre. La forêt les a piégés !
La fatigue ?…Ils ne la sentent plus. Trébuchant, tombant, se relevant, s‘aidant ils vont avec, en tête, ce lancinant leitmotiv : marcher, marcher encore et encore pour qu’une route, un sentier familier croisent leurs pas.
Pendant cette pénible et angoissante avancée Basile subtilement ; pense à son arrière-grand-père fuyant les loups. Pour Nina et lui, les fauves sont la neige, le vent, le froid qui guettent leur chute sans relève pour les glacer, les ensevelir.
Heureusement leur bonne étoile les a veillés. Elle les mène aux abords de la clairière des cinq chemins. Basile situe, enfin, leur position.
“Nina ! Nina ! Je reconnais l’endroit. Sauvés ! Sauvés ! Nous sommes sauvés ! Courage Nina la route est proche.”
Un dernier effort les fait déboucher dans la clairière. Que voient-ils ?
Un couple qui, appuyé au tronc d’un grand sapin, semble ignorer la tempête. Ils se sourirent, se parlent et parfois des rirent fusent. La femme jeune et divinement belle a lis sa tête sur l’épaule de l’homme.
“Elle lui murmure de tendres mots” chuchote Basile à Nina qui, grelottante mais pleine de sympathie pour ces deux amoureux, articule :
“Du vent, du froid, de la neige ils paraissent s’en moquer. Faut croire que pour eux seuls, là-haut, le soleil brille et illumine leur amour.”
Soudain, en Basile jaillit une fulgurante révélation. Une vérité toute simple et lumineuse.
“C’est lui ! C’est elle ! Ce sont eux j’en suis certain ! C’est le couple vu par grand-père et Léonard.”
Elle et lui se sont retournés. Souriants, ils regardent les arrivants. L’homme ramasse un balluchon posé à ses pieds et s’avance accompagné de la femme.
“Nous vous attendions ” dit-il.
De son balluchon, il sort deux paires de sabots qu’il tend à Basile et Nina.
“Voici notre cadeau pour ces fêtes de Noël”
“Pourquoi un tel présent ?”
“Ces sabots, dit la femme, sont ceux de Jeantou, votre aïeul et de Léonard, son ami. Ils les avaient laissés en chemin pour fuir plus vite une meute de loups qui, en ces temps lointains, couraient la campagne et avaient tanières en cette forêt. ”
Lui, dans un éclat de rire, conclut l’équipée des ancêtres :
“Ce jour-là, mon épouse et moi avons détourné des fauves, sinon Basile vous ne seriez pas arrière-petit-fils de Jeantou. ”
Avec une infinie douceur, c’est Elle qui ajoute :
“Aujourd’hui, avant de vous quitter, mon mari et moi formons, en cette fin d’année, le vœu pour que votre couple soit aussi uni et heureux que le nôtre. Ne brisez jamais les merveilleux liens qui vous enchaînent l’un à l’autre. Soyez pour toujours les amoureux d’aujourd’hui. Un bel amour ne meurt jamais. Il défit la mort car il est éternel. D’ailleurs, n’en sommes nous pas la preuve !”
“Adieu mes amis ! Nous vous quittons.”
Pour ce salut leurs voix se sont mêlées. Ils s’éloignent. Par un sentier habillé de neige ils vont, main dans la main, au cœur de la forêt. Basile et Nina, chacun tenant une paire de sabots, les regardent s’éloigner. Au coude du chemin, ils disparaissent.
“Ton grand-père disait donc vrai !”
Trop ému pour parler, Basile opine de la tête.
La neige ne tombe plus. Le vent n’a plus sa colère, son souffle devenu sociable porte l’aboiement d’un chien. Une proche maison, pleine de chaleur, ouvrira sa porte pour accueillir Basile et Nina fatigués, bouleversés mais heureux.
Maurice Bardy, décembre 2000.
NB : Cette rencontre avec Lui et Elle est le secret de Basile et Nina.
Vous qui venez de lire leur équipée et celle de Jeantou et Léonard, n’en parlez à personne car qui pourrait vous croire ?
Et pourtant ! Et pourtant !
Si le hasard, les affaires, l’amitié vous mènent chez Basile et Nina, regardez bien. Dans un coin sont deux paires de sabots en noyer. Ils sont la preuve de l’authenticité de ce récit.
MB
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire