samedi 14 octobre 2017

Le portefeuille de Bixiou - Alphonse Daudet


Un matin du mois d’octobre, quelques jours avant de quitter Paris, je vis arriver chez moi, — pendant que je déjeunais, — un vieil homme en habit râpé, cagneux, crotté, l’échine basse, grelottant sur ses longues jambes comme un échassier déplumé. C’était Bixiou. Oui, Parisiens, votre Bixiou, le féroce et charmant Bixiou, ce railleur enragé qui vous a tant réjouis depuis quinze ans avec ses pamphlets et ses caricatures… Ah ! le malheureux, quelle détresse ! Sans une grimace qu’il fit en entrant, jamais je ne l’aurais reconnu. La tête inclinée sur l’épaule, sa canne aux dents comme une clarinette, l’illustre et lugubre farceur s’avança jusqu’au milieu de la chambre et vint se jeter contre ma table en disant d’une voix dolente : — Ayez pitié d’un pauvre aveugle !… C’était si bien imité que je ne pus m’empêcher de rire. Mais lui, très froidement : — Vous croyez que je plaisante… regardez mes yeux. Et il tourna vers moi deux grandes prunelles blanches sans regard. — Je suis aveugle, mon cher, aveugle pour la vie… Voilà ce que c’est que d’écrire avec du vitriol. Je me suis brûlé les yeux à ce joli métier ; mais là, brûlé à fond… jusqu’aux bobèches* ! ajouta-t-il
en me montrant ses paupières calcinées où ne restait plus l’ombre d’un cil. J’étais si ému que je ne trouvai rien à lui dire. Mon silence l’inquiéta : — Vous travaillez ? — Non, Bixiou, je déjeune. Voulez-vous en faire autant ? Il ne répondit pas, mais au frémissement de ses narines, je vis bien qu’il mourait d’envie d’accepter. Je le pris par la main, et je le fis asseoir près de moi.
Pendant qu’on le servait, le pauvre diable flairait la table avec un petit rire : — Ça a l’air bon tout ça. Je vais me régaler ; il y a si longtemps que je ne déjeune plus ! Un pain d’un sou tous les matins, en courant les ministères… car, vous savez, je cours les ministères, maintenant ; c’est ma seule profession. J’essaye d’accrocher un bureau de tabac… Qu’est-ce que voulez ? il faut qu’on mange à la maison. Je ne peux plus dessiner ; je ne peux plus écrire… Dicter ?… Mais quoi ?… Je n’ai rien dans la tête, moi ; je n’invente rien. Mon métier, c’était de voir les grimaces de Paris et de les faire ; à présent il n’y a plus moyen… Alors j’ai pensé à un bureau de tabac ; pas sur les boulevards, bien entendu. Je n’ai pas droit à cette faveur, n’étant ni mère de danseuse, ni veuve d’officier supérieur. Non ! simplement un petit bureau de province, quelque part bien loin, dans un coin des Vosges. J’aurai une forte pipe en porcelaine ; je m’appellerai Hans ou Zébédé, comme dans Erckmann-Chatrian*, et je me consolerai de ne plus écrire en faisant des cornets de tabac avec les œuvres de mes contemporains. « Voilà tout ce que je demande. Pas grand-chose, n’est-ce-pas ?… Eh bien, c’est le diable pour y arriver… Pourtant les protections ne devraient pas me manquer. J’étais très lancé autrefois. Je dînais chez le maréchal, chez le prince, chez les ministres ; tous ces gens-là voulaient m’avoir parce que je les amusais ou qu’ils avaient peur de moi. À présent, je ne fais plus peur à personne. Ô mes yeux ! mes pauvres yeux ! Et l’on ne m’invite nulle part. C’est si triste une tête d’aveugle à table… Passez-moi le pain, je vous prie… Ah ! les bandits ! ils me l’auront fait payer cher ce malheureux bureau de tabac. Depuis six mois, je me promène dans tous les ministères avec ma pétition. J’arrive le matin, à l’heure où l’on allume les poêles et où l’on fait faire un tour aux chevaux de Son Excellence sur le sable de la cour ; je ne m’en vais qu’à la nuit, quand on apporte les grosses lampes et que les cuisines commencent à sentir bon…
« Toute ma vie se passe sur les coffres à bois des antichambres. Aussi les huissiers me connaissent, allez ! À l’Intérieur, ils m’appellent : “Ce bon monsieur !” Et moi, pour gagner leur protection, je fais des calembours, ou je dessine d’un trait sur un coin de leurs buvards de grosses moustaches qui les font rire… Voilà où j’en suis arrivé après vingt ans de succès tapageurs, voilà la fin d’une vie d’artiste !… Et dire qu’ils sont en France quarante mille galopins à qui notre  profession fait venir l’eau à la bouche ! Dire qu’il y a tous les jours, dans les départements, une locomotive qui chauffe pour nous apporter des panerées d’imbéciles affamés de littérature et de bruit imprimé !… Ah ! province romanesque, si la misère de Bixiou pouvait te servir de leçon ! » Là-dessus il se fourra le nez dans son assiette et se mit à manger avidement, sans dire un mot… C’était pitié de le voir faire. À chaque minute, il perdait son pain, sa fourchette, tâtonnait pour trouver son verre… Pauvre homme ! il n’avait pas encore l’habitude.
Au bout d’un moment, il reprit : — Savez-vous ce qu’il y a encore de plus horrible pour moi ? C’est de ne plus pouvoir lire mes journaux. Il faut être du métier pour comprendre cela… Quelquefois le soir, en rentrant, j’en achète un, rien que pour sentir cette odeur de papier humide et de nouvelles fraîches… C’est si bon ! et personne pour me les lire ! Ma femme pourrait bien, mais elle ne veut pas : elle prétend qu’on trouve dans les faits divers des choses qui ne sont pas convenables… Ah ! ces anciennes maîtresses, une fois mariées, il n’y a pas plus bégueules qu’elles. Depuis que j’en ai fait Mme Bixiou, celle-là s’est crue obligée de devenir bigote, mais à un point !… Est-ce qu’elle ne voulait pas me faire frictionner les yeux avec l’eau de la Salette ! Et puis, le pain bénit, les quêtes, la SainteEnfance, les petits Chinois, que sais-je encore ?… Nous sommes dans les bonnes œuvres jusqu’au cou… Ce serait cependant une bonne œuvre de me lire mes journaux. Eh bien, non, elle ne veut pas… Si ma fille était chez nous, elle me les lirait, elle ; mais, depuis que je suis aveugle, je l’ai fait entrer à Notre-Dame-des-Arts, pour avoir une bouche de moins à nourrir… « Encore une qui me donne de l’agrément, celle-là ! Il n’y a pas neuf ans qu’elle est au monde, elle a déjà eu toutes les maladies… Et triste ! et laide ! plus laide que moi, si c’est possible… un monstre !… Que voulez-vous ? je n’ai jamais su faire que des charges… Ah çà, mais je suis bon, moi, de vous raconter mes histoires de famille. Qu’est-ce que cela peut vous faire à vous ?… Allons, donnez-moi encore un peu de cette eau-de-vie. Il faut que je me mette en train. En sortant d’ici je vais à l’Instruction publique, et les huissiers n’y sont pas faciles à dérider. C’est tous d’anciens professeurs. » Je lui versai son eau-de-vie. Il commença à la déguster par petites fois, d’un air attendri… Tout à coup, je ne sais quelle fantaisie le piquant, il se leva, son verre à la main, promena un instant autour de lui sa tête de vipère aveugle, avec le sourire aimable du monsieur qui va parler, puis, d’une voix stridente, comme pour haranguer un banquet de deux cents couverts : — Aux arts ! Aux lettres ! À la presse ! Et le voilà parti sur un toast de dix minutes, la plus folle et la plus merveilleuse improvisation qui soit jamais sortie de cette cervelle de pitre. Figurez-vous une revue de fin d’année intitulée : le Pavé des lettres en 186* ; nos assemblées soi-disant littéraires, nos papotages, nos querelles, toutes les cocasseries d’un monde excentrique, fumier d’encre, enfer sans grandeur, où l’on s’égorge, où l’on s’étripe, où l’on se détrousse, où l’on parle intérêts et gros sous bien plus que chez les bourgeois, ce qui n’empêche pas qu’on y meure de faim plus qu’ailleurs ; toutes nos lâchetés, toutes nos misères ; le vieux baron T… de la Tombola s’en allant faire « gna… gna… gna… » aux Tuileries avec sa sébile et son habit barbeau ; puis nos morts de l’année, les
enterrements à réclames, l’oraison funèbre de monsieur le délégué toujours la même : « Cher et regretté ! pauvre cher ! » à un malheureux dont on refuse de payer la tombe ; et ceux qui se sont suicidés, et ceux qui sont devenus fous ; figurez-vous tout cela, raconté, détaillé, gesticulé par un grimacier de génie, vous aurez alors une idée de ce que fut l’improvisation de Bixiou.
Son toast fini, son verre bu, il me demanda l’heure et s’en alla, d’un air farouche, sans me dire adieu… J’ignore comment les huissiers de M. Duruy* se trouvèrent de sa visite ce matin-là ; mais je sais bien que jamais de ma vie je ne me suis senti si triste, si mal en train qu’après le départ de ce terrible aveugle. Mon encrier m’écœurait, ma plume me faisait horreur. J’aurais voulu m’en aller loin, courir, voir des arbres, sentir quelque chose de bon… Quelle haine, grand Dieu ! que de fiel ! quel besoin de baver sur tout, de tout salir ! Ah ! le misérable… Et j’arpentais ma chambre avec fureur, croyant toujours entendre le ricanement de dégoût qu’il avait eu en me parlant de sa fille. Tout à coup, près de la chaise où l’aveugle s’était assis, je sentis quelque chose rouler sous mon pied. En me baissant, je reconnus son portefeuille, un gros portefeuille luisant, à coins cassés, qui ne le quitte jamais et qu’il appelle en riant sa poche à venin. Cette poche, dans notre monde, était aussi renommée que les fameux cartons de M. de Girardin*. On disait qu’il y avait des choses terribles là-dedans… L’occasion se présentait belle pour m’en assurer. Le vieux portefeuille, trop gonflé, s’était crevé en tombant, et tous les papiers avaient roulé sur le tapis ; il me fallut les ramasser l’un après l’autre… Un paquet de lettres écrites sur du papier à fleurs, commençant toutes : Mon cher papa, et signées : Céline Bixiou des Enfants de Marie. D’anciennes ordonnances pour des maladies d’enfants : croup, convulsions, scarlatine, rougeole… (la pauvre petite n’en avait pas échappé une !)
Enfin une grande enveloppe cachetée d’où sortaient, comme d’un bonnet de fillette, deux ou trois crins jaunes tout frisées ; et sur l’enveloppe, en grosse écriture tremblée, une écriture d’aveugle : Cheveux de Céline, coupés le 13 mai, le jour de son entrée là-bas. Voilà ce qu’il y avait dans le portefeuille de Bixiou. Allons, Parisiens, vous êtes tous les mêmes. Le dégoût, l’ironie, un rire infernal, des blagues féroces, et puis pour finir : … Cheveux de Céline coupés le 13 mai.


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