vendredi 8 juin 2018
Poil de Carotte - L’album de Poil de Carotte
I Si un étranger feuillette l’album de photographies des Lepic, il ne manque pas de s’étonner. Il voit sœur Ernestine et grand frère Félix sous divers aspects, debout, assis, bien habillés ou demi-vêtus, gais ou renfrognés, au milieu de riches décors. – Et Poil de Carotte ? – J’avais des photographies de lui tout petit, répond madame Lepic, mais il était si beau qu’on me l’arrachait, et je n’ai pu en garder une seule. La vérité c’est qu’on ne fait jamais tirer Poil de Carotte.
II Il s’appelle Poil de Carotte au point que la famille hésite avant de retrouver son vrai nom de baptême. – Pourquoi l’appelez-vous Poil de Carotte ? À cause de ses cheveux jaunes ? – Son âme est encore plus jaune, dit madame Lepic.
III Autres signes particuliers : La figure de Poil de Carotte ne prévient guère en sa faveur. Poil de Carotte a le nez creusé en taupinière. Poil de Carotte a toujours, quoiqu’on en ôte, des croûtes de pain dans les oreilles. Poil de Carotte tette et fait fondre de la neige sur sa langue. Poil de Carotte bat le briquet et marche si mal qu’on le croirait bossu. Le cou de Poil de Carotte se teinte d’une crasse bleue comme s’il portait un collier. Enfin Poil de Carotte a un drôle de goût et ne sent pas le musc.
IV Il se lève le premier, en même temps que la bonne. Et les matins d’hiver, il saute du lit avant le jour, et regarde l’heure avec ses mains, en tâtant les aiguilles du bout du doigt. Quand le café et le chocolat sont prêts, il mange un morceau de n’importe quoi sur le pouce.
V Quand on le présente à quelqu’un, il tourne la tête, tend la main par derrière, se rase, les jambes ployées, et il égratigne le mur. Et si on lui demande : – Veux-tu m’embrasser, Poil de Carotte ? Il répond : – Oh ! ce n’est pas la peine !
VI MADAME LEPIC Poil de Carotte, réponds donc, quand on te parle. POIL DE CAROTTE Boui, banban. MADAME LEPIC Il me semble t’avoir déjà dit que les enfants ne doivent jamais parler la bouche pleine.
VII Il ne peut s’empêcher de mettre ses mains dans ses poches. Et si vite qu’il les retire, à l’approche de madame Lepic, il les retire trop tard. Elle finit par coudre un jour les poches, avec les mains.
VIII – Quoi qu’on te fasse, lui dit amicalement Parrain, tu as tort de mentir. C’est un vilain défaut, et c’est inutile, car toujours tout se sait. – Oui, répond Poil de Carotte, mais on gagne du temps.
IX Le paresseux grand frère Félix vient de terminer péniblement ses études. Il s’étire et soupire d’aise. – Quels sont tes goûts ? lui demande M. Lepic. Tu es à l’âge qui décide de la vie. Que vas-tu faire ? – Comment ! Encore ! dit grand frère Félix.
X On joue aux jeux innocents. Mlle Berthe est sur la sellette : – Parce qu’elle a des yeux bleus, dit Poil de Carotte. On se récrie : – Très joli ! Quel galant poète ! – Oh ! répond Poil de Carotte, je ne les ai pas regardés. Je dis cela comme je dirais autre chose. C’est une formule de convention, une figure de rhétorique.
XI Dans les batailles à coups de boules de neige, Poil de Carotte forme à lui seul un camp. Il est redoutable, et sa réputation s’étend au loin parce qu’il met des pierres dans les boules. Il vise à la tête : c’est plus court. Quand il gèle et que les autres glissent, il s’organise une petite glissoire, à part, à côté de la glace, sur l’herbe. À saut de mouton, il préfère rester dessous, une fois pour toutes. Aux barres, il se laisse prendre tant qu’on veut, insoucieux de sa liberté. Et à cache-cache, il se cache si bien qu’on l’oublie.
XII Les enfants se mesurent leur taille. À vue d’œil, grand frère Félix, hors concours, dépasse les autres de la tête. Mais Poil de Carotte et sœur Ernestine, qui pourtant n’est qu’une fille, doivent se mettre l’un à côté de l’autre. Et tandis que sœur Ernestine se hausse sur la pointe du pied, Poil de Carotte, désireux de ne contrarier personne, triche et se baisse légèrement, pour ajouter un rien à la petite idée de différence.
XIII Poil de Carotte donne ce conseil à la servante Agathe : – Pour vous mettre bien avec madame Le-pic, dites-lui du mal de moi. Il y a une limite. Ainsi madame Lepic ne supporte pas qu’une autre qu’elle touche à Poil de Carotte. Une voisine se permettant de le menacer, madame Lepic accourt, se fâche et délivre son fils qui rayonne déjà de gratitude. – Et maintenant, à nous deux ! lui dit-elle.
XIV – Faire câlin ! Qu’est-ce que ça veut dire ? demande Poil de Carotte au petit Pierre que sa maman gâte. Et renseigné à peu près, il s’écrie : – Moi, ce que je voudrais, c’est picoter une fois des pommes frites, dans le plat, avec mes doigts, et sucer la moitié de la pêche où se trouve le noyau. Il réfléchit : – Si madame Lepic me mangeait de caresses, elle commencerait par le nez.
XV Quelquefois, fatigués de jouer, sœur Ernestine et grand frère Félix prêtent volontiers leurs joujoux à Poil de Carotte qui, prenant ainsi une petite part du bonheur de chacun, se compose modestement la sienne. Et il n’a jamais trop l’air de s’amuser, par crainte qu’on ne les lui redemande.
XVI POIL DE CAROTTE Alors, tu ne trouves pas mes oreilles trop longues ? MATHILDE Je les trouve drôles. Prête-les moi ? J’ai envie d’y mettre du sable pour faire des pâtés. POIL DE CAROTTE Ils y cuiraient, si maman les avait d’abord allumées.
XVII – Veux-tu t’arrêter ! Que je t’entende encore ! Alors tu aimes mieux ton père que moi ? dit, çà et là, madame Lepic. – Je reste sur place, je ne dis rien, et je te jure que je ne vous aime pas mieux l’un que l’autre, répond Poil de Carotte de sa voix intérieure.
XVIII MADAME LEPIC Qu’est-ce que tu fais, Poil de Carotte ? POIL DE CAROTTE Je ne sais pas, maman. MADAME LEPIC Cela veut dire que tu fais encore une bêtise. Tu le fais donc toujours exprès ? POIL DE CAROTTE Il ne manquerait plus que cela.
XIX Croyant que sa mère lui sourit, Poil de Carotte flatté, sourit aussi. Mais madame Lepic qui ne souriait qu’à elle-même, dans le vague, fait subitement sa tête de bois noir aux yeux de cassis. Et Poil de Carotte, décontenancé, ne sait où disparaître.
XX – Poil de Carotte, veux-tu rire poliment, sans bruit ? dit madame Lepic. – Quand on pleure, il faut savoir pourquoi, dit-elle. Elle dit encore : – Qu’est-ce que vous voulez que je devienne ? Il ne pleure même plus une goutte quand on le gifle.
XXI
Elle dit encore : – S’il y a une tache dans l’air, une crotte sur la route, elle est pour lui. – Quand il a une idée dans la tête, il ne l’a pas dans le derrière. – Il est si orgueilleux qu’il se suiciderait pour se rendre intéressant.
XXII En effet Poil de Carotte tente de se suicider dans un seau d’eau fraîche, où il maintient héroïquement son nez et sa bouche, quand une calotte renverse le seau d’eau sur ses bottines et ramène Poil de Carotte à la vie.
XXIII Tantôt madame Lepic dit de Poil de Carotte ? – Il est comme moi, sans malice, plus bête que méchant et trop cul de plomb pour inventer la poudre. Tantôt elle se plaît à reconnaître que, si les petits cochons ne le mangent pas, il fera, plus tard, un gars huppé.
XXIV – Si jamais, rêve Poil de Carotte, on me donne, comme à grand frère Félix, un cheval de bois pour mes étrennes, je saute dessus et je file.
XXV Dehors, afin de se prouver qu’il se fiche de tout, Poil de Carotte siffle. Mais la vue de madame Lepic qui le suivait, lui coupe le sifflet. Et c’est douloureux comme si elle lui cassait, entre les dents, un petit sifflet d’un sou. Toutefois, il faut convenir que dès qu’il a le hoquet, rien qu’en surgissant, elle le lui fait passer.
XXVI Il sert de trait d’union entre son père et sa mère. M. Lepic dit : – Poil de Carotte, il manque un bouton à cette chemise. Poil de Carotte porte la chemise à madame Lepic, qui dit : – Est-ce que j’ai besoin de tes ordres, pierrot ? mais elle prend sa corbeille à ouvrage et coud le bouton.
XXVII Si ton père n’était plus là, s’écrie madame Lepic, il y a longtemps que tu m’aurais donné un mauvais coup, plongé ce couteau dans le cœur, et mise sur la paille !
XXVIII – Mouche donc ton nez, dit madame Lepic à chaque instant. Poil de Carotte se mouche, inlassable, du côté de l’ourlet. Et s’il se trompe, il rarrange. Certes, quand il s’enrhume, madame Lepic le graisse de chandelle, le barbouille à rendre jaloux sœur Ernestine et grand frère Félix. Mais elle ajoute exprès pour lui : – C’est plutôt un bien qu’un mal. Ça dégage le cerveau de la tête.
XXIX Comme monsieur Lepic le taquine depuis ce matin, cette énormité échappe à Poil de Carotte : – Laisse-moi donc tranquille, imbécile ! Il lui semble aussitôt que l’air gèle autour de lui, et qu’il a deux sources brûlantes dans les yeux. Il balbutie, prêt à rentrer dans la terre, sur un signe. Mais M. Lepic le regarde longuement, longuement, et ne fait pas le signe.
XXX Sœur Ernestine va bientôt se marier. Et madame Lepic permet qu’elle se promène avec son fiancé, sous la surveillance de Poil de Carotte. – Passe devant, dit-elle, et gambade ! Poil de Carotte passe devant. Il s’efforce de gambader, fait des lieues de chien, et s’il s’oublie à ralentir, il entend, malgré lui, des baisers furtifs. Il tousse. Cela l’énerve, et soudain, comme il se découvre devant la croix du village, il jette sa casquette par terre, l’écrase sous son pied et s’écrie : – Personne ne m’aimera jamais, moi ! Au même instant, madame Lepic, qui n’est pas sourde, se dresse derrière le mur, un sourire aux lèvres, terrible. Et Poil de Carotte ajoute, éperdu : – Excepté maman.
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