mardi 5 juin 2018

Poil de Carotte - La tempête de feuilles


Il y a longtemps que Poil de Carotte, rêveur, observe la plus haute feuille du grand peuplier. Il songe creux et attend qu’elle remue. Elle semble détachée de l’arbre, vivre à part, seule, sans queue, libre. Chaque jour, elle se dore au premier et au dernier rayon du soleil. Depuis midi, elle garde une immobilité de morte, plutôt tache que feuille, et Poil de Carotte perd patience, mal à son aise, lorsque enfin, elle fait un signe. Au-dessous d’elle, une feuille proche fait le même signe. D’autres feuilles le répètent, le communiquent aux feuilles voisines qui le passent rapidement. Et c’est un signe d’alarme, car, à l’horizon, paraît l’ourlet d’une calotte brune. Le peuplier déjà frissonne ! Il tente de se mouvoir, de déplacer les pesantes couches d’air qui le gênent. Son inquiétude gagne le hêtre, un chêne, des marronniers, et tous les arbres du jardin s’avertissent, par gestes, qu’au ciel, la calotte s’élargit, pousse en avant sa bordure nette et sombre. D’abord, ils excitent leurs branches minces et font taire les oiseaux, le merle qui lançait une note au hasard, comme un pois cru, la tourterelle que Poil de Carotte voyait tout à l’heure, verser, par saccades, les roucoulements de sa gorge peinte, et la pie insupportable avec sa queue de pie. Puis ils mettent leurs grosses tentacules en branle pour effrayer l’ennemi. La calotte livide continue son invasion lente. Elle voûte peu à peu le ciel. Elle refoule l’azur, bouche les trous qui laisseraient pénétrer l’air, prépare l’étouffement de Poil de Carotte. Parfois, on dirait qu’elle faiblit sous son propre poids et va tomber sur le village ; mais elle s’arrête à la pointe du clocher, dans la crainte de s’y déchirer. La voilà si près que, sans autre provocation, la panique commence, les clameurs s’élèvent. Les arbres mêlent leurs masses confuses et courroucées au fond desquelles Poil de Carotte imagine des nids pleins d’yeux ronds et de becs blancs. Les cimes plongent et se redressent comme des têtes brusquement réveillées. Les feuilles s’envolent par bandes, reviennent aussitôt, peureuses, apprivoisées, et tâchent de se raccrocher. Celles de l’acacia, fines, soupirent ; celles du bouleau écorché se plaignent ; celles du marronnier sifflent, et les aristoloches grimpantes clapotent en se poursuivant sur le mur.
Plus bas, les pommiers trapus secouent leurs pommes, frappant le sol de coups sourds. Plus bas, les groseillers saignent des gouttes rouges, et les cassis des gouttes d’encre. Et plus bas, les choux ivres agitent leurs oreilles d’âne et les oignons montés se cognent entre eux, cassent leurs boules gonflées de graines. Pourquoi ? Qu’ont-ils donc ? Et qu’est-ce que cela veut dire ? Il ne tonne pas. Il ne grêle pas. Ni un éclair, ni une goutte de pluie. Mais c’est le noir orageux d’en haut, cette nuit silencieuse au milieu du jour qui les affole, qui épouvante Poil de Carotte. Maintenant, la calotte s’est toute déployée sous le soleil masqué. Elle bouge, Poil de Carotte le sait ; elle glisse et, faite de nuages mobiles, elle fuira : il reverra le soleil. Pourtant, bien qu’elle plafonne le ciel entier, elle lui serre la tête, au front. Il ferme les yeux et elle lui bande douloureusement les paupières. Il fourre aussi ses doigts dans ses oreilles. Mais la tempête entre chez lui, du dehors, avec ses cris, son tourbillon. Elle ramasse son cœur comme un papier de rue. Elle le froisse, le chiffonne, le roule, le réduit. Et Poil de Carotte n’a bientôt plus qu’une boulette de cœur.

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