jeudi 30 novembre 2017

100 défis rapides d'écriture


100 jours pour 100 défis qui nous conduiront jusqu'au printemps 2018.
100 jours pour écrire sur tout, sur rien.
100 jours pour écrire en 10 minutes, montre en main.
Vous êtes cordialement invités à me rejoindre et à me communiquer vos textes si le cœur vous en dit.
Ils seront publiés sur ce blog.
A nos claviers...


  1. Écriture - 3 décembre
  2. Mot - 4 décembre
  3. Enfant - 5 décembre
  4. Saint-Nicolas - 6 décembre
  5. Équilibre - 7 décembre
  6. Vie - 8 décembre
  7. Chemin - 9 décembre
  8. Temps - 10 décembre
  9. Demain - 11 décembre
  10. Amour - 12 décembre
  11. Cœur - 13 décembre
  12. Foulard - 14 décembre
  13. Cheminée - 15 décembre
  14. Nuit - 16 décembre
  15. Chaussette - 17 décembre
  16. Sapin - 18 décembre
  17. Forêt - 19 décembre
  18. Ange - 20 décembre
  19. Hiver - 21 décembre
  20. Etoile - 22 décembre
  21. Crèche - 23 décembre
  22. Noël - 24 décembre
  23. Cadeaux - 27 décembre
  24. Repas - 28 décembre
  25. Lettre - 29 décembre
  26. Famille - 30 décembre
  27. Année - 31 décembre
  28. Vœux - 3 janvier
  29. Calendrier - 4 janvier
  30. Espoir - 5 janvier
  31. Montagne - 6 janvier
  32. Neige - 7 janvier
  33. Glace - 8 janvier
  34. Livre - 9 janvier
  35. Amitié - 10 janvier
  36. Bonheur - 11 janvier
  37. Fleur - 12 janvier
  38. Fidélité - 13 janvier
  39. Aile - 14 janvier
  40. Pierre - 15 janvier
  41. Merci - 16 janvier
  42. Eau - 17 janvier
  43. Lune - 18 janvier
  44. Pluie - 19 janvier
  45. Bougie - 20 janvier
  46. Plume - 21 janvier
  47. Fleuve - 22 janvier
  48. Mer - 23 janvier
  49. Vent - 24 janvier
  50. Grain - 25 janvier
  51. Terre - 26 janvier
  52. Éternité - 27 janvier
  53. Soleil - 28 janvier
  54. Chance - 29 janvier
  55. Paix - 30 janvier
  56. Musique - 31 janvier
  57. Brouillard - 3 février
  58. Sourire - 4 février
  59. Poésie - 5 février
  60. Arc-en-ciel - 6 février
  61. Orage - 7 février
  62. Passion - 8 février
  63. Secret - 9 février
  64. Sens - 10 février
  65. Lumière - 11 février
  66. Ciel - 12 février
  67. Voyage - 13 février
  68. Anniversaire - 14 février
  69. Nuage - 15 février
  70. Joie - 16 février
  71. Aventure - 17 février
  72. Choix - 18 février
  73. Projet - 19 février
  74. Monde - 20 février
  75. Maison - 21 février
  76. Humour - 22 février
  77. Chagrin - 23 février
  78. Sable - 24 février
  79. Poussière - 25 février
  80. Dragon - 26 février
  81. Matin - 27 février
  82. Douceur - 28 février
  83. Patience - 3 mars
  84. Chat - 4 mars
  85. Avenir - 5 mars
  86. Nature - 6 mars
  87. Fumée - 7 mars
  88. Feu - 8 mars
  89. Cendre - 9 mars
  90. Beauté - 10 mars
  91. Route - 11 mars
  92. Vitesse - 12 mars
  93. Papillon - 13 mars
  94. Feuille - 14 mars
  95. Confiance - 15 mars
  96. Santé - 16 mars
  97. Jardin - 18 mars
  98. Orage - 19 mars
  99. Paradis - 20 mars
  100. Printemps - 21 mars


mercredi 29 novembre 2017

Chants de l'enceinte des monts de Yölmo



POUR PROGRESSER SPIRITUELLEMENT

Je me prosterne aux pieds de l'excellent Guru.
Par les mérites accumulés j'ai rencontré le Maître.
Ici je suis venu car le Lama l'avait prophétisé.

Pays de Mön ! Site bienheureux de montagnes boisées,
Pays de pâturages et de fleurs écloses,
D'arbres dansants en multitude !
Terre de jeux des grands et petits singes,
Terre où piaillent les oiseaux,
Où les abeilles volètent doucement !
Jour et nuit l'arc-en-ciel scintille,
La pluie clémente tombe été comme hiver
Tandis qu'au printemps et en automne se forment les brumes.

Dans la solitude d'un tel lieu,
Moi le yogi Milarépa, je suis heureux
Des méditations lumineuses et du Vide de l'esprit.
Je suis bienheureux des myriades de conceptions,
Et plus heureux encore de tous les hauts et de tous les bas.

Je suis heureux de ce corps né sans mauvais karma,
Bienheureux de la variété des confusions,
Et plus heureux encore des apparences effrayantes.

Je suis heureux de la séparation éternelle d'avec la détresse,
Bienheureux des grandes férocités,
Et plus heureux encore de l'absence de maladies.

Je suis heureux que la douleur en bonheur se transforme,
Bienheureux de la force naturelle des exercices du yoga,
Et plus heureux encore de danser, sauter et courir.
Je suis heureux du trésor d'un chant de victoire,
Bienheureux de la mélodie fredonnée des mots,
Et plus heureux encore s'ils deviennent multitude de sons.

Je suis heureux dans l'espace sage et confiant d'un esprit vigoureux,
Bienheureux de la puissance qui spontanément se lève,
Et plus heureux encore quand elle reflète toutes sortes de perceptions.

Disciples venus à la rencontre d'un yogi heureux,
Faites en vous naître le bonheur !

NECTAR DES INSTRUCTIONS

O Lama Bouddha, Corps de Dharma !
Enseignant de la voie sans écarts vers la libération,
Sauvegarde des êtres vivants, pouvoir de la compassion,
Sans vous éloigner, demeurez l'ornement de ma tête !
Vous qui êtes assis, chercheurs et adeptes de la Doctrine,
Les pratiques du noble Dharma sont nombreuses,
Mais celui qui médite la voie profonde est vraiment fortuné !

Au moment d'atteindre en une seule vie à l'état de Bouddha,
N'intensifiez pas vos désirs de cette vie !
Sinon les souillures étoufferaient la vertu…
Ainsi viendrait la chute dans les mondes de misère.

Au moment d'effectuer le service du Guru,
Ne pensez pas : " J'ai fait ; il profite ! "
Car Maître et disciple s'en offenseraient…
Ainsi le but recherché ne serait pas atteint.

Au moment de sauvegarder les préceptes tantriques,
Ne dormez pas dans les villages des hommes !
Car naîtrait de cela l'accoutumance au mal…
Ainsi se dissiperait le vœu de Samaya.

Au moment d'étudier et de vous instruire,
Ne développez pas l'orgueil de votre rhétorique !
Sinon se rallumerait le feu dormant des cinq poisons…
Ainsi seraient troublées les pensées dévotionnelles.

Au moment de méditer avec des compagnons,
N'accumulez pas les tâches et les rôles !
Car le recueillement en serait dérangé…
Ainsi s'éteindrait la chance du Dharma divin.

Au moment de réfléchir aux ressources de la transmission orale,
Ne vous préoccupez pas de discipliner les démons !
Sinon se dresserait en ennemie votre race…
Ainsi se renforcerait l'emprise des pratiques villageoises.

Au moment où apparaissent l'expérience puis la réalisation,
Ne dévoilez ni votre position ni vos intuitions !
Sinon s'échapperait le langage symbolique du secret…
Ainsi s'assombrirait la qualité des acquisitions.

Sachant tout ceci, renoncez-y !
Renoncez aux nourritures impures, aux actions incorrectes,
Renoncez à charrier les intérêts des morts !
Ne prenez pas vos résolutions au regard de l'opinion d'autrui,
Comportez-vous avec humilité !

INSTRUCTIONS SUR LE COMPORTEMENT

Le mendiant prie le Maître bienveillant,
Qu'il lui accorde la grâce de versets harmonieux !
Vous les novices de l'étude,
Enfants des cités de l'artifice et du tourment,
Grâce à vos vertus la chance ne vous a pas quitté,
Vous avez écouté la Doctrine divine.
Vous n'avez pas pris le mauvais chemin
Et vous êtes venus à ma rencontre.
Toujours vous avez accumulé les mérites
Et vous êtes capables de méditer.
Quand la grâce a créé l'expérience et la réalisation,
Il devient inutile de vouloir se préserver.
Voici des instructions sur le comportement,
Par bonté je les donne, écoutez les explications !

A l'heure d'étreindre la solitude d'un ermitage,
N'évoquez pas le spectacle des villes !
Sinon par le démon l'esprit serait distrait.
Tournez-vous en vous-même.

A l'heure de produire l'effort d'une méditation assidue,
Gardez présente l'idée du jour imprévu de la mort
Et le souvenir des sanctions du cycle des existences !
Sans vous remémorer les désirs de cette vie,
Occupez-vous à produire la patience.

A l'heure de solliciter les instructions ésotériques,
N'accroissez pas votre aspiration au savoir !
Car vous renforceriez la tentation du plaisir
Et votre vie s'épuiserait dans le néant.
Comportez-vous avec humilité.

A l'heure d'engendrer les diverses phases d'expérience et de réalisation,
Pas besoin de parader, n'étalez pas d'auto-complaisance !
Car en parlant vous dérangeriez les Mères et les Dakinis.
Recueillez-vous dans une méditation attentive.

A l'heure de rejoindre la compagnie du Guru,
Ne pesez pas ses défauts, ses qualités, le bien et le mal !
Car vous le verriez comme un tissu d'imperfections.
Développez la faculté d'une pure vision.

A l'heure de vous asseoir avec vos frères spirituels,
N'espérez pas présider au bénéfice de l'âge !
Votre voeu serait ainsi troublé par la passion.
Conduisez-vous de manière à susciter l'harmonie.

A l'heure de solliciter l'aumône dans les campagnes,
Ne tournez pas la tête des gens avec vos intrigues !
Car vous tomberiez en des mondes de détresse.
Par des actions correctes, gardez-vous vous-même.

En outre, à toute heure et dans tous les cas,
Ne déployez aucun égoïsme, ne vous valorisez pas !
Car dans son aspect le Dharma en serait perverti.
Abandonnez l'imposture, la ruse et le mensonge.

Afin que les êtres se dirigent eux-mêmes,
Pour le profit des autres et de soi-même,
Ces instructions bienveillantes sont données.
"Le don " est ainsi retenu dans le centre du cœur.

CLE de la VUE, de la MEDITATION et de l'ACTION

Ah ! La façon de Voir, de Méditer et d'Agir du Lama !
Qu'il m'accorde la demeure de l'originel !

Le monde visible existe, mais contenu en l'esprit.
La vraie nature de l'esprit appartient à la clarté.
Cela est, sans qu'on l'identifie concrètement.
Voici l'énoncé des trois clés de la vue.

L'imagination existe et s'échappe dans le Corps de Dharma.
Le savoir lucide appartient à la félicité.
Cela est quand on s'établit dans la sérénité primordiale.
Voici l'énoncé des trois clés de la méditation.

Les dix vertus apparaissent dans la spontanéité des actes.
Les dix souillures intrinsèquement se purifient.
Il n'y a plus à modifier les apparences par des expédients.
Voici l'énoncé des trois clés de l'action.

Il n'y a pas de nirvâna à parfaire plus loin.
Il n'y a pas de samsâra à abandonner autre part.
L'esprit se détermine à être le Bouddha.
Voici l'énoncé des trois clés de l'accomplissement.

Réunissez ces trois clés en une
Qui sera le sésame de la vraie réalité.
Celui qui la tourne agira avec un excellent Guru.
Trop examiner les détails ne sera pas approprié.
Réaliser l'ensemble se révèlera adéquat.
Cette richesse commune aux pratiquants de la Loi,
S'est levée en l'esprit du yogi.
Qu'elle réjouisse le cœur de mes disciples !

LES MULTIPLES GUIDES

Le Lama, les instructions, le disciple,
La persévérance, la patience, la foi,
La sagesse, la compassion, l'origine humaine
Sont des guides continuels.

L'ermitage sans bruyante agitation
Est le guide qui protège la concentration.
Le Maître vénéré, Guru accompli,
Voilà le guide qui dissipe l'obscurité.
La conviction sans plainte ni lassitude
Guide vers les mondes supérieurs.
La réflexion sur les organes des sens
Est le guide qui les délivre de leurs objets.
Les instructions du Lama Kagyüd
Guident vers la découverte des trois corps d'un Bouddha.
Terre de refuge, les Trois excellents Protecteurs
Sont des guides sans illusion.

Conduit par ces six guides,
Le yogi s'en ira vers la grande plaine de félicité.
Il séjournera dans la sphère de totale inactivité des constructions mentales,
Heureux de sa propre connaissance, de son échappée,
Confiant en ses capacités d'appréhender la vérité et la compréhension décisive.
En cette vallée déserte du royaume,
Le yogi clame son chant d'allégresse avec la force du tonnerre.
La pluie de la renommée tombe dans les dix directions,
Les fleurs de la compassion déploient leurs feuillages,
Le fruit sublime de la bodhicitta mûrit.
Le pouvoir de l'Eveil embrasse tout l'Univers.
ENSEIGNEMENT PROFOND
Prêtez l'oreille avec attention !

Je réponds à la bonté du Guru par ma pratique,
Qu'il m'accorde la libération et le salut !
Pour vous ici présents, adeptes favorisés,
Je chante un enseignement profond.
Prêtez l'oreille avec attention !

Au sommet des montagnes, la blanche lionne des glaces
Se tient fièrement assise dans les neiges éternelles.
Elle ne ressent aucune crainte,
Car sa tradition de bravoure
Est de se tenir dans les massifs enneigés.

L'oiseau-roi de la roche rouge, le vautour,
Etend ses larges ailes dans l'espace du ciel.
Il ne craint pas de tomber aux abîmes,
Car sa tradition de bravoure
Est de fendre les hauteurs de l'azur.

Dans les dépressions de la rivière, en bas,
Le poisson aux reflets changeants s'entraîne à la rapidité.
Il ne craint pas de suffoquer dans les remous,
Car sa tradition de bravoure
Est de mouvoir vivement son corps ondoyant.

Aux branches des arbres des monts du Pays de Mön,
Les singes et leurs petits multiplient les acrobaties.
Ils ne craignent pas de s'écraser au sol,
Car leur disposition naturelle
Est de se livrer à toutes sortes de jeux.

Sous les ombrages des forêts profondes,
Le tigre rôde avec souplesse.
Il ne craint pas d'être surpris,
Car sa disposition naturelle
Est d'être arrogant du fait de son agilité.

Dans les bois de Singala,
Milarépa médite la Vacuité.
Il ne craint pas de perdre sa concentration,
Car sa tradition de bravoure
Est de prolonger longtemps sa méditation.

Dans le cercle parfaitement pur du dharmadhâtu,
L'expérience pratique qui est sans agitation
Ne craint pas les erreurs d'interprétation,
Car la coutume du brave
Est de se tenir au contact de cette sphère.

Ce leurre du doute et des obstacles
Pendant la circulation du fluide et du souffle dans les nadis,
N'est pas le signe d'un enseignement incorrect,
Mais celui de la vanité à vouloir promptement émerger.

Cette fluctuation des hauts et des bas
Dans la manière spontanée d'agir
N'est pas la manifestation de la dualité,
Mais le symptôme d'où émergent diverses évidences.

Cette vision de la forme propre aux vertus et aux vices
Dans la plénitude des capacités de la loi du karma,
N'est pas l'égarement de la méditation,
Mais une image véridique pour chacun révélée.

Ce peu de désir pour le monde
Des anachorètes maîtrisant leur pouvoir de méditation
N'est pas une aspiration qui s'exprime en paroles,
Mais l'évidence de l'inversion des passions présentes.

Pour moi le yogi qui suit la voie ésotérique,
La protection des grottes et des montagnes
N'est ni un non-sens ni de l'hypocrisie,
Mais volonté de me concentrer sur un seul point.

Ces nombreuses mélodies de l'homme vêtu de coton
Ne sont ni supercheries ni besoin de distraction,
Mais parole profonde d'un cœur bienfaisant
Pour l'assemblée des disciples qui possèdent la foi.

LES CIRCONSTANCES FAVORABLES

Je me prosterne aux pieds du Père, joyau qui exauce les souhaits.
Qu'il accorde au fils la trame des circonstances favorables !
Qu'il le conduise vers la connaissance certaine
Et dans la citadelle du Corps Divin !

A cause de ma peur, dans l'épouvante j'ai bâti un château.
Ce fut celui du Vide, celui de l'ultime réalité.
Sa destruction, je ne la redoute pas.

A cause du froid, dans ma peur j'ai cherché un vêtement.
Ce fut celui de la terrible chaleur mystique.
Le froid, je ne le redoute plus.

Par crainte de l'indigence, j'ai cherché la fortune.
J'ai découvert les sept sublimes richesses inépuisables.
La pauvreté, je ne la redoute plus.

Parce que j'appréhendais la faim, je me suis enquis de nourriture.
J'ai mangé dans l'intense contemplation de la réalité.
La faim, je ne la redoute plus.

Par peur de la soif, j'ai requis des boissons.
Mon breuvage fut l'alcool d'ambroisie de l'attention connaissante.
La soif, je ne la redoute plus.

Dans l'angoisse de l'ennui, j'ai cherché un ami.
Ce fut la félicité du courant continu de la vacuité.
La tristesse, je ne la redoute plus.

Inquiet de l'erreur, j'ai cherché une seule voie.
J'ai trouvé l'étendue de la fusion des chemins.
L'égarement, je ne le redoute plus.

Moi le yogi qui possède toutes les richesses possibles,
Où que je réside, je suis heureux.
Au Fort du Lion de Yölmo, dans la Grotte du Tigre,
J'ai involontairement fixé une limite à mes déplacements,
Car la tigresse rugissait affectueusement ;
A cause des jeux errants des petits fauves ma compassion est née,
Sans effort j'ai établi dans la méditation un esprit purifié.

La guenon criait plaintivement, à l'encontre de sa nature,
Aussi me suis-je involontairement installé dans le repentir ;
A cause de l'ardent tapage et des rires des petits singes,
Sans effort je me suis fixé dans le yoga de création.

Avec la voix tendre du coucou, si triste en son essence,
J'ai involontairement versé des larmes.
Avec le chant varié de l'alouette, si doux à l'oreille,
Sans effort je me suis installé dans le plaisir de l'écoute.

Tous les cris des corbeaux ou des corneilles
Sont bienfaisants et amicaux pour le yogi.
Je suis resté dans un tel lieu car j'y étais heureux spontanément.
Si je n'y avais pas même un ami, j'y serais heureux pourtant.
Que cette mélodie inspirée par la joie du yogi,
Disperse la souffrance des êtres humains !

mardi 28 novembre 2017

Alice au pays des merveilles - Chapitre XII - Déposition d'Alice




« Voilà ! » cria Alice, oubliant tout à fait dans le trouble du moment
combien elle avait grandi depuis quelques instants, et elle se leva si
brusquement qu’elle accrocha le banc des jurés avec le bord de sa robe, et
le renversa, avec tous ses occupants, sur la tête de la foule qui se trouvait
au-dessous, et on les vit se débattant de tous côtés, comme les poissons
rouges du vase qu’elle se rappelait avoir renversé par accident la semaine
précédente.
« Oh ! je vous demande bien pardon ! » s’écria-t-elle toute confuse, et
elle se mit à les ramasser bien vite, car l’accident arrivé aux poissons rouges
lui trottait dans la tête, et elle avait une idée vague qu’il fallait les ramasser
tout de suite et les remettre sur les bancs, sans quoi ils mourraient.
« Le procès ne peut continuer, » dit le Roi d’une voix grave, « avant que
les jurés soient tous à leurs places ; tous ! » répéta-t-il avec emphase en
regardant fixement Alice.
Alice regarda le banc des jurés, et vit que dans son empressement elle y
avait placé le Lézard la tête en bas, et le pauvre petit être remuait la queue
d’une triste façon, dans l’impossibilité de se redresser ; elle l’eut bientôt
retourné et replacé convenablement. « Non que cela soit bien important, »
se dit-elle, « car je pense qu’il serait tout aussi utile au procès la tête en bas
qu’autrement. »
Sitôt que les jurés se furent un peu remis de la secousse, qu’on eut
retrouvé et qu’on leur eut rendu leurs ardoises et leurs crayons, ils se mirent
fort diligemment à écrire l’histoire de l’accident, à l’exception du Lézard,
qui paraissait trop accablé pour faire autre chose que demeurer la bouche
ouverte, les yeux fixés sur le plafond de la salle.
« Que savez-vous de cette affaire-là ? » demanda le Roi à Alice.
« Rien, » répondit-elle.
« Rien absolument ? » insista le Roi.
« Rien absolument, » dit Alice.
« Voilà qui est très important, » dit le Roi, se tournant vers les jurés. Ils
allaient écrire cela sur leurs ardoises quand le Lapin Blanc interrompant :
« Peu important, veut dire Votre Majesté, sans doute, » dit-il d’un ton très
respectueux, mais en fronçant les sourcils et en lui faisant des grimaces.
« Peu important, bien entendu, c’est ce que je voulais dire, » répliqua
le Roi avec empressement. Et il continua de répéter à demi-voix : « Très
important, peu important, peu important, très important ; » comme pour
essayer lequel des deux était le mieux sonnant.
Quelques-uns des jurés écrivirent « très important, » d’autres, « peu
important. » Alice voyait tout cela, car elle était assez près d’eux pour
regarder sur leurs ardoises. « Mais cela ne fait absolument rien, » pensa-telle.
À ce moment-là, le Roi, qui pendant quelque temps avait été fort occupé
à écrire dans son carnet, cria : « Silence ! » et lut sur son carnet : « Règle
Quarante-deux : Toute personne ayant une taille de plus d’un mille de haut
devra quitter la cour »
Tout le monde regarda Alice.
« Je n’ai pas un mille de haut, » dit-elle. « Si fait, » dit le Roi.
« Près de deux milles, » ajouta la Reine. « Eh bien ! je ne sortirai pas quand
même ; d’ailleurs cette règle n’est pas d’usage, vous venez de l’inventer. »
« C’est la règle la plus ancienne qu’il y ait dans le livre, » dit le Roi.
« Alors elle devrait porter le numéro Un. »
Le Roi devint pâle et ferma vivement son carnet. « Délibérez, » dit-il aux
jurés d’une voix faible et tremblante.
« Il y a d’autres dépositions à recevoir, s’il plaît à Votre Majesté, » dit le
Lapin, se levant précipitamment ; « on vient de ramasser ce papier. »
« Qu’est-ce qu’il y a dedans ? » dit la Reine.
« Je ne l’ai pas encore ouvert, » dit le Lapin Blanc ; « mais on dirait que
c’est une lettre écrite par l’accusé à – à quelqu’un. »
« Cela doit être ainsi, » dit le Roi, « à moins qu’elle ne soit écrite à
personne, ce qui n’est pas ordinaire, vous comprenez. »
« À qui est-elle adressée ? » dit un des jurés.
« Elle n’est pas adressée du tout, » dit le Lapin Blanc ; « au fait, il n’y a
rien d’écrit à l’extérieur. » Il déplia le papier tout en parlant et ajouta : « Ce
n’est pas une lettre, après tout ; c’est une pièce de vers. »
« Est-ce l’écriture de l’accusé ? » demanda un autre juré.
« Non, » dit le Lapin Blanc, « et c’est ce qu’il y a de plus drôle. » (Les
jurés eurent tous l’air fort embarrassé.)
« Il faut qu’il ait imité l’écriture d’un autre, » dit le Roi. (Les jurés
reprirent l’air serein.)
« Pardon, Votre Majesté, » dit le Valet, « ce n’est pas moi qui ai écrit cette
lettre, et on ne peut pas prouver que ce soit moi ; il n’y a pas de signature. »
« Si vous n’avez pas signé, » dit le Roi, « cela ne fait qu’empirer la chose ;
il faut absolument que vous ayez eu de mauvaises intentions, sans cela vous
auriez signé, comme un honnête homme. »
Là-dessus tout le monde battit des mains ; c’était la première réflexion
vraiment bonne que le Roi eût faite ce jour-là.
« Cela prouve sa culpabilité, » dit la Reine.
« Cela ne prouve rien, » dit Alice. « Vous ne savez même pas ce dont
il s’agit. »
« Lisez ces vers, » dit le Roi.
Le Lapin Blanc mit ses lunettes. « Par où commencerai-je, s’il plaît à
Votre Majesté ? » demanda-t-il.
« Commencez par le commencement, » dit gravement le Roi, « et
continuez jusqu’à ce que vous arriviez à la fin ; là, vous vous arrêterez. »
Voici les vers que lut le Lapin Blanc :
« On m’a dit que tu fus chez elle
Afin de lui pouvoir parler,
Et qu’elle assura, la cruelle,
Que je ne savais pas nager !
Bientôt il leur envoya dire
(Nous savons fort bien que c’est vrai !)
Qu’il ne faudrait pas en médire,
Ou gare les coups de balai !
J’en donnai trois, elle en prit une ;
Combien donc en recevrons-nous ?
(Il y a là quelque lacune.)
Toutes revinrent d’eux à vous.
Si vous ou moi, dans cette affaire,
Étions par trop embarrassés,
Prions qu’il nous laisse, confrère,
Tous deux comme il nous a trouvés.
Vous les avez, j’en suis certaine,
(Avant que de ses nerfs l’accès
Ne bouleversât l’inhumaine,)
Trompés tous trois avec succès.
Cachez-lui qu’elle les préfère ;
Car ce doit être, par ma foi,
(Et sera toujours, je l’espère)
Un secret entre vous et moi. »
« Voilà la pièce de conviction la plus importante que nous ayons eue
jusqu’à présent, » dit le Roi en se frottant les mains ; « ainsi, que le jury
maintenant – »
« S’il y a un seul des jurés qui puisse l’expliquer, » dit Alice (elle était
devenue si grande dans ces derniers instants qu’elle n’avait plus du tout peur
de l’interrompre), « je lui donne une pièce de dix sous. Je ne crois pas qu’il
y ait un atome de sens commun là-dedans. »
Tous les jurés écrivirent sur leurs ardoises : « Elle ne croit pas qu’il y ait un
atome de sens commun là-dedans, » mais aucun d’eux ne tenta d’expliquer
la pièce de vers.
« Si elle ne signifie rien, » dit le Roi, « cela nous épargne un monde
d’ennuis, vous comprenez ; car il est inutile d’en chercher l’explication ; et
cependant je ne sais pas trop, » continua-t-il en étalant la pièce de vers sur
ses genoux et les regardant d’un œil ; « il me semble que j’y vois quelque
chose, après tout. "Que je ne savais pas nager !" Vous ne savez pas nager,
n’est-ce pas ? » ajouta-t-il en se tournant vers le Valet.
Le Valet secoua la tête tristement. « En ai-je l’air, » dit-il. (Non,
certainement, il n’en avait pas l’air, étant fait tout entier de carton.)
« Jusqu’ici c’est bien, » dit le Roi ; et il continua de marmotter tout bas,
« "Nous savons fort bien que c’est vrai. " C’est le jury qui dit cela, bien
sûr !"J’en donnai trois, elle en prit une ;" justement, c’est là ce qu’il fit des
tartes, vous comprenez. »
« Mais vient ensuite : "Toutes revinrent d’eux à vous," » dit Alice.
« Tiens, mais les voici ! » dit le Roi d’un air de triomphe, montrant du
doigt les tartes qui étaient sur la table.
« Il n’y a rien de plus clair que cela ; et encore : "Avant que de ses nerfs
l’accès." Vous n’avez jamais eu d’attaques de nerfs, je crois, mon épouse ? »
dit-il à la Reine. « Jamais ! » dit la Reine d’un air furieux en jetant un encrier
à la tête du Lézard. (Le malheureux Jacques avait cessé d’écrire sur son
ardoise avec un doigt, car il s’était aperçu que cela ne faisait aucune marque ;
mais il se remit bien vite à l’ouvrage en se servant de l’encre qui lui découlait
le long de la figure, aussi longtemps qu’il y en eut.)
« Non, mon épouse, vous avez trop bon air, » dit le Roi, promenant son
regard tout autour de la salle et souriant. Il se fit un silence de mort.
« C’est un calembour, » ajouta le Roi d’un ton de colère ; et tout le monde
se mit à rire. « Que le jury délibère, » ajouta le Roi, pour à peu près la
vingtième fois ce jour-là.
« Non, non, » dit la Reine, « l’arrêt d’abord, on délibérera après. »
« Cela n’a pas de bon sens ! » dit tout haut Alice. « Quelle idée de vouloir
prononcer l’arrêt d’abord ! »
« Taisez-vous, » dit la Reine, devenant pourpre de colère.
« Je ne me tairai pas, » dit Alice.
« Qu’on lui coupe la tête ! » hurla la Reine de toutes ses forces. Personne
ne bougea.
« On se moque bien de vous, » dit Alice (elle avait alors atteint toute sa
grandeur naturelle). « Vous n’êtes qu’un paquet de cartes ! »
Là-dessus tout le paquet sauta en l’air et retomba en tourbillonnant sur
elle ; Alice poussa un petit cri, moitié de peur, moitié de colère, et essaya
de les repousser ; elle se trouva étendue sur le gazon, la tête sur les genoux
de sa sœur, qui écartait doucement de sa figure les feuilles mortes tombées
en voltigeant du haut des arbres. « Réveillez-vous, chère Alice ! » lui dit
sa sœur. « Quel long somme vous venez de faire ! » « Oh ! j’ai fait un si
drôle de rêve, » dit Alice ; et elle raconta à sa sœur, autant qu’elle put s’en
souvenir, toutes les étranges aventures que vous venez de lire ; et, quand elle
eut fini son récit, sa sœur lui dit en l’embrassant : « Certes, c’est un bien
drôle de rêve ; mais maintenant courez à la maison prendre le thé ; il se fait
tard. » Alice se leva donc et s’éloigna en courant, pensant le long du chemin,
et avec raison, quel rêve merveilleux elle venait de faire.
Mais sa sœur demeura assise tranquillement, tout comme elle l’avait
laissée, la tête appuyée sur la main, contemplant le coucher du soleil et
pensant à la petite Alice et à ses merveilleuses aventures ; si bien qu’elle
aussi se mit à rêver, en quelque sorte ; et voici son rêve : –
D’abord elle rêva de la petite Alice personnellement : – les petites mains
de l’enfant étaient encore jointes sur ses genoux, et ses yeux vifs et brillants
plongeaient leur regard dans les siens. Elle entendait jusqu’au son de sa
voix ; elle voyait ce singulier petit mouvement de tête par lequel elle rejetait
en arrière les cheveux vagabonds qui sans cesse lui revenaient dans les yeux ;
et, comme elle écoutait ou paraissait écouter, tout s’anima autour d’elle et se
peupla des étranges créatures du rêve de sa jeune sœur. Les longues herbes
bruissaient à ses pieds sous les pas précipités du Lapin Blanc ; la Souris
effrayée faisait clapoter l’eau en traversant la mare voisine ; elle entendait
le bruit des tasses, tandis que le Lièvre et ses amis prenaient leur repas qui
ne finissait jamais, et la voix perçante de la Reine envoyant à la mort ses
malheureux invités. Une fois encore l’enfant-porc éternuait sur les genoux
de la Duchesse, tandis que les assiettes et les plats se brisaient autour de lui ;
une fois encore la voix criarde du Griffon, le grincement du crayon d’ardoise
du Lézard, et les cris étouffés des cochons d’Inde mis dans le sac par ordre
de la cour, remplissaient les airs, en se mêlant aux sanglots que poussait au
loin la malheureuse Fausse-Tortue.
C’est ainsi qu’elle demeura assise, les yeux fermés, et se croyant presque
dans le Pays des Merveilles, bien qu’elle sût qu’elle n’avait qu’à rouvrir les
yeux pour que tout fût changé en une triste réalité : les herbes ne bruiraient
plus alors que sous le souffle du vent, et l’eau de la mare ne murmurerait plus
qu’au balancement des roseaux ; le bruit des tasses deviendrait le tintement
des clochettes au cou des moutons, et elle reconnaîtrait les cris aigus de la
Reine dans la voix perçante du petit berger ; l’éternuement du bébé, le cri du
Griffon et tous les autres bruits étranges ne seraient plus, elle le savait bien,
que les clameurs confuses d’une cour de ferme, tandis que le beuglement
des bestiaux dans le lointain remplacerait les lourds sanglots de la FausseTortue.
Enfin elle se représenta cette même petite sœur, dans l’avenir, devenue
elle aussi une grande personne ; elle se la représenta conservant, jusque dans
l’âge mûr, le cœur simple et aimant de son enfance, et réunissant autour
d’elle d’autres petits enfants dont elle ferait briller les yeux vifs et curieux
au récit de bien des aventures étranges, et peut-être même en leur contant le
songe du Pays des Merveilles du temps jadis : elle la voyait partager leurs
petits chagrins et trouver plaisir à leurs innocentes joies, se rappelant sa
propre enfance et les heureux jours d’été.

lundi 27 novembre 2017

Alice au pays des merveilles - Chapitre XI - Qui a volé les tartes ?



Le Roi et la Reine de Cœur étaient assis sur leur trône, entourés d’une
nombreuse assemblée : toutes sortes de petits oiseaux et d’autres bêtes, ainsi
que le paquet de cartes tout entier. Le Valet, chargé de chaînes, gardé de
chaque côté par un soldat, se tenait debout devant le trône, et près du roi
se trouvait le Lapin Blanc, tenant d’une main une trompette et de l’autre
un rouleau de parchemin. Au beau milieu de la salle était une table sur
laquelle on voyait un grand plat de tartes ; ces tartes semblaient si bonnes
que cela donna faim à Alice, rien que de les regarder. « Je voudrais bien
qu’on se dépêchât de finir le procès, » pensa-t-elle, « et qu’on fît passer les
rafraîchissements, » mais cela ne paraissait guère probable, aussi se mit-elle
à regarder tout autour d’elle pour passer le temps.
C’était la première fois qu’Alice se trouvait dans une cour de justice, mais
elle en avait lu des descriptions dans les livres, et elle fut toute contente de
voir qu’elle savait le nom de presque tout ce qu’il y avait là. « Ça, c’est le
juge, » se dit-elle ; « je le reconnais à sa grande perruque. »
Le juge, disons-le en passant, était le Roi, et, comme il portait sa
couronne par-dessus sa perruque (regardez le frontispice, si vous voulez
savoir comment il s’était arrangé) il n’avait pas du tout l’air d’être à son aise,
et cela ne lui allait pas bien du tout.
« Et ça, c’est le banc du jury, » pensa Alice ; « et ces douze créatures » (elle
était forcée de dire « créatures », vous comprenez, car quelques-uns étaient
des bêtes et quelques autres des oiseaux), « je suppose que ce sont les jurés ; »
elle se répéta ce dernier mot deux ou trois fois, car elle en était assez fière :
pensant avec raison que bien peu de petites filles de son âge savent ce que
cela veut dire.
Les douze jurés étaient tous très occupés à écrire sur des ardoises.
« Qu’est-ce qu’ils font là ? » dit Alice à l’oreille du Griffon. « Ils ne peuvent
rien avoir à écrire avant que le procès soit commencé. »
« Ils inscrivent leur nom, » répondit de même le Griffon, « de peur de
l’oublier avant la fin du procès. »
« Les niais ! » s’écria Alice d’un ton indigné, mais elle se retint bien vite,
car le Lapin Blanc cria : « Silence dans l’auditoire ! » Et le Roi, mettant ses
lunettes, regarda vivement autour de lui pour voir qui parlait.
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Alice pouvait voir, aussi clairement que si elle eût regardé par-dessus
leurs épaules, que tous les jurés étaient en train d’écrire « les niais » sur leurs
ardoises, et elle pouvait même distinguer que l’un d’eux ne savait pas écrire
« niais » et qu’il était obligé de le demander à son voisin. « Leurs ardoises
seront dans un bel état avant la fin du procès ! » pensa Alice.
Un des jurés avait un crayon qui grinçait ; Alice, vous le pensez bien, ne
pouvait pas souffrir cela ; elle fit le tour de la salle, arriva derrière lui, et
trouva bientôt l’occasion d’enlever le crayon. Ce fut si tôt fait que le pauvre
petit juré (c’était Jacques, le lézard) ne pouvait pas s’imaginer ce qu’il était
devenu. Après avoir cherché partout, il fut obligé d’écrire avec un doigt tout
le reste du jour, et cela était fort inutile, puisque son doigt ne laissait aucune
marque sur l’ardoise.
« Héraut, lisez l’acte d’accusation ! » dit le Roi. Sur ce, le Lapin Blanc
sonna trois fois de la trompette, et puis, déroulant le parchemin, lut ainsi
qu’il suit :
« La Reine de Cœur fit des tartes,
Un beau jour de printemps ;
Le Valet de Cœur prit les tartes,
Et s’en fut tout content ! »
« Délibérez, » dit le Roi aux jurés.
« Pas encore, pas encore, » interrompit vivement le Lapin ; « il y a bien
des choses à faire auparavant ! »
« Appelez les témoins, » dit le Roi ; et le Lapin Blanc sonna trois fois de
la trompette, et cria : « Le premier témoin ! »
Le premier témoin était le Chapelier. Il entra, tenant d’une main une tasse
de thé et de l’autre une tartine de beurre. « Pardon, Votre Majesté, » ditil,
« si j’apporte cela ici ; je n’avais pas tout à fait fini de prendre mon thé
lorsqu’on est venu me chercher. »
« Vous auriez dû avoir fini, » dit le Roi ; « quand avez-vous commencé ? »
Le Chapelier regarda le Lièvre qui l’avait suivi dans la salle, bras dessus
bras dessous avec le Loir. « Le Quatorze Mars, je crois bien, » dit-il.
« Le Quinze ! » dit le Lièvre.
« Le Seize ! » ajouta le Loir.
« Notez cela, » dit le Roi aux jurés. Et les jurés s’empressèrent d’écrire les
trois dates sur leurs ardoises ; puis en firent l’addition, dont ils cherchèrent
à réduire le total en francs et centimes.
« Ôtez votre chapeau, » dit le Roi au Chapelier.
« Il n’est pas à moi, » dit le Chapelier.
« Volé ! » s’écria le Roi en se tournant du côté des jurés, qui
s’empressèrent de prendre note du fait.
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« Je les tiens en vente, » ajouta le Chapelier, comme explication. « Je
n’en ai pas à moi ; je suis chapelier. »
Ici la Reine mit ses lunettes, et se prit à regarder fixement le Chapelier,
qui devint pâle et tremblant.
« Faites votre déposition, » dit le Roi ; « et ne soyez pas agité ; sans cela
je vous fais exécuter sur-le-champ. »
Cela ne parut pas du tout encourager le témoin ; il ne cessait de passer
d’un pied sur l’autre en regardant la Reine d’un air inquiet, et, dans son
trouble, il mordit dans la tasse et en enleva un grand morceau, au lieu de
mordre dans la tartine de beurre.
Juste à ce moment-là, Alice éprouva une étrange sensation qui
l’embarrassa beaucoup, jusqu’à ce qu’elle se fût rendu compte de ce que
c’était. Elle recommençait à grandir, et elle pensa d’abord à se lever et à
quitter la cour ; mais, toute réflexion faite, elle se décida à rester où elle était,
tant qu’il y aurait de la place pour elle.
« Ne poussez donc pas comme ça, » dit le Loir ; « je puis à peine respirer. »
« Ce n’est pas de ma faute, » dit Alice doucement ; « je grandis. »
« Vous n’avez pas le droit de grandir ici, » dit le Loir.
« Ne dites pas de sottises, » répliqua Alice plus hardiment ; « vous savez
bien que vous aussi vous grandissez. »
« Oui, mais je grandis raisonnablement, moi, » dit le Loir ; « et non de
cette façon ridicule. » Il se leva en faisant la mine, et passa de l’autre côté
de la salle.
Pendant tout ce temps-là, la Reine n’avait pas cessé de fixer les yeux sur
le Chapelier, et, comme le Loir traversait la salle, elle dit à un des officiers
du tribunal : « Apportez-moi la liste des chanteurs du dernier concert. » Sur
quoi, le malheureux Chapelier se mit à trembler si fortement qu’il en perdit
ses deux souliers.
« Faites votre déposition, » répéta le Roi en colère ; « ou bien je vous fais
exécuter, que vous soyez troublé ou non ! »
« Je suis un pauvre homme, Votre Majesté, » fit le Chapelier d’une voix
tremblante ; « et il n’y avait guère qu’une semaine ou deux que j’avais
commencé à prendre mon thé, et avec ça les tartines devenaient si minces
et les dragées du thé – »
« Les dragées de quoi ? » dit le Roi.
« Ça a commencé par le thé, » répondit le Chapelier.
« Je vous dis que dragée commence par un d ! » cria le Roi vivement.
« Me prenez-vous pour un âne ? Continuez ! »
« Je suis un pauvre homme, » continua le Chapelier ; « et les dragées et
les autres choses me firent perdre la tête. Mais le Lièvre dit – »
« C’est faux ! » s’écria le Lièvre se dépêchant de l’interrompre.
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« C’est vrai ! » cria le Chapelier.
« Je le nie ! » cria le Lièvre.
« Il le nie ! » dit le Roi. « Passez là-dessus. »
« Eh bien ! dans tous les cas, le Loir dit – » continua le Chapelier,
regardant autour de lui pourvoir s’il nierait aussi ; mais le Loir ne nia rien,
car il dormait profondément.
« Après cela, » continua le Chapelier, « je me coupai d’autres tartines
de beurre. »
« Mais, que dit le Loir ? » demanda un des jurés.
« C’est ce que je ne peux pas me rappeler, » dit le Chapelier.
« Il faut absolument que vous vous le rappeliez, » fit observer le Roi ;
« ou bien je vous fais exécuter. »
Le malheureux Chapelier laissa tomber sa tasse et sa tartine de beurre,
et mit un genou en terre.
« Je suis un pauvre homme, Votre Majesté ! » commença-t-il.
« Vous êtes un très pauvre orateur, » dit le Roi. Ici un des cochons d’Inde
applaudit, et fut immédiatement réprimé par un des huissiers. (Comme ce
mot est assez difficile, je vais vous expliquer comment cela se fit. Ils avaient
un grand sac de toile qui se fermait à l’aide de deux ficelles attachées à
l’ouverture ; dans ce sac ils firent glisser le cochon d’Inde la tête la première,
puis ils s’assirent dessus.)
« Je suis contente d’avoir vu cela, » pensa Alice. « J’ai souvent lu
dans les journaux, à la fin des procès : "Il se fit quelques tentatives
d’applaudissements qui furent bientôt réprimées par les huissiers," et je
n’avais jamais compris jusqu’à présent ce que cela voulait dire. »
« Si c’est là tout ce que vous savez de l’affaire, vous pouvez vous
prosterner, » continua le Roi.
« Je ne puis pas me prosterner plus bas que cela, » dit le Chapelier ; « je
suis déjà par terre. »
« Alors asseyez-vous, » répondit le Roi.
Ici l’autre cochon d’Inde applaudit et fut réprimé.
« Bon, cela met fin aux cochons d’Inde ! » pensa Alice. « Maintenant
ça va mieux aller. » « J’aimerais bien aller finir de prendre mon thé, » dit
le Chapelier, en lançant un regard inquiet sur la Reine, qui lisait la liste des
chanteurs.
« Vous pouvez vous retirer, » dit le Roi ; et le Chapelier se hâta de quitter
la cour, sans même prendre le temps de mettre ses souliers.
« Et coupez-lui la tête dehors, » ajouta la Reine, s’adressant à un des
huissiers ; mais le Chapelier était déjà bien loin avant que l’huissier arrivât
à la porte.
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« Appelez un autre témoin, » dit le Roi. L’autre témoin, c’était la
cuisinière de la Duchesse ; elle tenait la poivrière à la main, et Alice devina
qui c’était, même avant qu’elle entrât dans la salle, en voyant éternuer, tout
à coup et tous à la fois, les gens qui se trouvaient près de la porte.
« Faites votre déposition, » dit le Roi.
« Non ! » dit la cuisinière.
Le Roi regarda d’un air inquiet le Lapin Blanc, qui lui dit à voix basse :
« Il faut que Votre Majesté interroge ce témoin-là contradictoirement. »
« Puisqu’il le faut, il le faut, » dit le Roi, d’un air triste ; et, après avoir
croisé les bras et froncé les sourcils en regardant la cuisinière, au point que
les yeux lui étaient presque complètement rentrés dans la tête, il dit d’une
voix creuse : « De quoi les tartes sont-elles faites ? »
« De poivre principalement ! » dit la cuisinière.
« De mélasse, » dit une voix endormie derrière elle.
« Saisissez ce Loir au collet ! » cria la Reine. « Coupez la tête à ce
Loir ! Mettez ce Loir à la porte ! Réprimez-le, pincez-le, arrachez-lui ses
moustaches ! »
Pendant quelques instants, toute la cour fut sens dessus dessous pour
mettre le Loir à la porte ; et, quand le calme fut rétabli, la cuisinière avait
disparu.
« Cela ne fait rien, » dit le Roi, comme soulagé d’un grand poids.
« Appelez le troisième témoin » et il ajouta à voix basse en s’adressant à la
Reine : « Vraiment, mon amie, il faut que vous interrogiez cet autre témoin ;
cela me fait trop mal au front ! »
Alice regardait le Lapin Blanc tandis qu’il tournait la liste dans ses
doigts, curieuse de savoir quel serait l’autre témoin. « Car les dépositions ne
prouvent pas grand-chose jusqu’à présent, » se dit-elle. Imaginez sa surprise
quand le Lapin Blanc cria, du plus fort de sa petite voix criarde : « Alice ! »

dimanche 26 novembre 2017

Alice au pays des merveilles - Chapitre X - Le Quadrille des Homards




La Fausse-Tortue soupira profondément et passa le dos d’une de ses
nageoires sur ses yeux. Elle regarda Alice et s’efforça de parler, mais les
sanglots étouffèrent sa voix pendant une ou deux minutes. « On dirait qu’elle
a un os dans le gosier, » dit le Griffon, et il se mit à la secouer et à lui taper
dans le dos. Enfin la Fausse-Tortue retrouva la voix, et, tandis que de grosses
larmes coulaient le long de ses joues, elle continua :
« Peut-être n’avez-vous pas beaucoup vécu au fond de la mer ? »
– (« Non, » dit Alice) – « et peut-être ne vous a-t-on jamais présentée à un
homard ? » (Alice allait dire : « J’en ai goûté une fois – » mais elle se reprit
vivement, et dit : « Non, jamais. ») « De sorte que vous ne pouvez pas du
tout vous figurer quelle chose délicieuse c’est qu’un quadrille de homards. »
« Non, vraiment, » dit Alice. « Qu’est-ce que c’est que cette danse-là ? »
« D’abord, » dit le Griffon, « on se met en rang le long des bords de la
mer – »
« On forme deux rangs, » cria la Fausse-Tortue : « des phoques, des
tortues et des saumons, et ainsi de suite. Puis lorsqu’on a débarrassé la côte
des gelées de mer – »
« Cela prend ordinairement longtemps, » dit le Griffon.
« – on avance deux fois – »
« Chacun ayant un homard pour danseur, » cria le Griffon.
« Cela va sans dire, » dit la Fausse-Tortue. « Avancez deux fois et
balancez – »
« Changez de homards, et revenez dans le même ordre, » continua le
Griffon.
« Et puis, vous comprenez, » continua la Fausse-Tortue, « vous jetez les
– »
« Les homards ! » cria le Griffon, en faisant un bond en l’air.
« – aussi loin à la mer que vous le pouvez – »
« Vous nagez à leur poursuite ! ! » cria le Griffon.
« – vous faites une cabriole dans la mer ! ! ! » cria la Fausse-Tortue, en
cabriolant de tous côtés comme une folle.
« Changez encore de homards ! ! ! ! » hurla le Griffon de toutes ses forces.
« – revenez à terre ; et – c’est là la première figure, » dit la Fausse-Tortue,
baissant tout à coup la voix ; et ces deux êtres, qui pendant tout ce temps
avaient bondi de tous côtés comme des fous, se rassirent bien tristement et
bien posément, puis regardèrent Alice.
« Cela doit être une très jolie danse, » dit timidement Alice.
« Voudriez-vous voir un peu comment ça se danse ? » dit la FausseTortue.
« Cela me ferait grand plaisir, » dit Alice.
« Allons, essayons la première figure, » dit la Fausse-Tortue au Griffon ;
« nous pouvons la faire sans homards, vous comprenez. Qui va chanter ? »
« Oh ! chantez, vous, » dit le Griffon ; « moi j’ai oublié les paroles. »
Ils se mirent donc à danser gravement tout autour d’Alice, lui marchant
de temps à autre sur les pieds quand ils approchaient trop près, et remuant
leurs pattes de devant pour marquer la mesure, tandis que la Fausse-Tortue
chantait très lentement et très tristement :
« Nous n’irons plus à l’eau,
Si tu n’avances tôt ;
Ce Marsouin trop pressé
Va tous nous écraser.
Colimaçon danse,
Entre dans la danse ;
Sautons, dansons,
Avant de faire un plongeon »
« Je ne veux pas danser,
Je me f’rais fracasser. »
« Oh ! » reprend le Merlan,
« C’est pourtant bien plaisant. »
Colimaçon danse,
Entre dans la danse ;
Sautons, dansons,
Avant de faire un plongeon.
« Je ne veux pas plonger,
Je ne sais pas nager. »
– « Le Homard et l’bateau
D’sauv’tag’te tir’ront d’l’eau »
Colimaçon danse,
Entre dans la danse ;
Sautons, dansons,
Avant de faire un plongeon.
« Merci ; c’est une danse très intéressante à voir danser, » dit Alice,
enchantée que ce fût enfin fini ; « et je trouve cette curieuse chanson du
merlan si agréable ! »
« Oh ! quant aux merlans, » dit la Fausse-Tortue, « ils – vous les avez
vus, sans doute ? »
« Oui, » dit Alice, « je les ai souvent vus à dî – » elle s’arrêta tout court.
« Je ne sais pas où est Di, » reprit la Fausse-Tortue ; « mais, puisque vous
les avez vus si souvent, vous devez savoir l’air qu’ils ont ? » « Je le crois, »
répliqua Alice, en se recueillant.
« Ils ont la queue dans la bouche – et sont tout couverts de mie de pain. »
« Vous vous trompez à l’endroit de la mie de pain, » dit la Fausse-Tortue :
« la mie serait enlevée dans la mer, mais ils ont bien la queue dans la bouche,
et la raison en est que – » Ici la Fausse-Tortue bâilla et ferma les yeux.
« Dites-lui-en la raison et tout ce qui s’ensuit, » dit-elle au Griffon.
« La raison, c’est que les merlans, » dit le Griffon, voulurent absolument
aller à la danse avec les homards. Alors on les jeta à la mer. Alors ils eurent
à tomber bien loin, bien loin. Alors ils s’entrèrent la queue fortement dans la
bouche. Alors ils ne purent plus l’en retirer. Voilà tout. « Merci, » dit Alice,
« c’est très intéressant ; je n’en avais jamais tant appris sur le compte des
merlans. »
« Je propose donc, » dit le Griffon, « que vous nous racontiez quelquesunes
de vos aventures. »
« Je pourrais vous conter mes aventures à partir de ce matin, » dit Alice
un peu timidement ; « mais il est inutile de parler de la journée d’hier, car
j’étais une personne tout à fait différente alors. »
« Expliquez-nous cela » dit la Fausse-Tortue
« Non, non, les aventures d’abord, » dit le Griffon d’un ton d’impatience ;
« les explications prennent tant de temps. »
Alice commença donc à leur conter ses aventures depuis le moment où
elle avait vu le Lapin Blanc pour la première fois. Elle fut d’abord un peu
troublée dans le commencement ; les deux créatures se tenaient si près d’elle,
une de chaque côté, et ouvraient de si grands yeux et une si grande bouche !
Mais elle reprenait courage à mesure qu’elle parlait. Les auditeurs restèrent
fort tranquilles jusqu’à ce qu’elle arrivât au moment de son histoire où elle
avait eu à répéter à la chenille : « Vous êtes vieux, Père Guillaume, » et où
les mots lui étaient venus tout de travers, et alors la Fausse-Tortue poussa
un long soupir et dit : « C’est bien singulier. »
« Tout cela est on ne peut plus singulier, » dit le Griffon.
« Tout de travers, » répéta la Fausse-Tortue d’un air rêveur. « Je voudrais
bien l’entendre réciter quelque chose à présent. Dites-lui de s’y mettre. »
Elle regardait le Griffon comme si elle lui croyait de l’autorité sur Alice.
« Debout, et récitez : "C’est la voix du canon," » dit le Griffon.
« Comme ces êtres-là vous commandent et vous font répéter des leçons ! »
pensa Alice ; « autant vaudrait être à l’école. » Cependant elle se leva et
se mit à réciter ; mais elle avait la tête si pleine du Quadrille de Homards,
qu’elle savait à peine ce qu’elle disait, et que les mots lui venaient tout
drôlement : –
« C’est la voix du homard grondant comme la foudre :
"On m’a trop fait bouillir, il faut que je me poudre !"
Puis, les pieds en dehors, prenant la brosse en main,
De se faire bien beau vite il se met en train. »
« C’est tout différent de ce que je récitais quand j’étais petit, moi, » dit
le Griffon.
« Je ne l’avais pas encore entendu réciter, » dit la Fausse-Tortue ; « mais
cela me fait l’effet d’un fameux galimatias. »
Alice ne dit rien ; elle s’était rassise, la figure dans ses mains, se
demandant avec étonnement si jamais les choses reprend raient leur cours
naturel.
« Je voudrais bien qu’on m’expliquât cela, » dit la Fausse-Tortue.
« Elle ne peut pas l’expliquer, » dit le Griffon vivement. « Continuez,
récitez les vers suivants. "
« Mais, les pieds en dehors » continua opiniâtrement la Fausse-Tortue.
« Pourquoi dire qu’il avait les pieds en dehors ? »
« C’est la première position lorsqu’on apprend à danser, » dit Alice ; tout
cela l’embarrassait fort, et il lui tardait de changer la conversation.
« Récitez les vers suivants, » répéta le Griffon avec impatience ; « ça
commence : "Passant près de chez lui" ».
Alice n’osa pas désobéir, bien qu’elle fût sûre que les mots allaient lui
venir tout de travers. Elle continua donc d’une voix tremblante :
« Passant près de chez lui, j’ai vu, ne vous déplaise,
Une huître et un hibou qui dînaient fort à l’aise. »
« À quoi bon répéter tout ce galimatias, » interrompit la Fausse-Tortue,
« si vous ne l’expliquez pas à mesure que vous le dites ? C’est, de beaucoup,
ce que j’ai entendu de plus embrouillant. »
« Oui, je crois que vous feriez bien d’en rester là, » dit le Griffon ; et
Alice ne demanda pas mieux.
« Essaierons-nous une autre figure du Quadrille de Homards ? » continua
le Griffon. « Ou bien, préférez-vous que la Fausse-Tortue vous chante
quelque chose ? »
« Oh ! une chanson, je vous prie ; si la Fausse-Tortue veut bien avoir cette
obligeance, » répondit Alice, avec tant d’empressement que le Griffon dit
d’un air un peu offensé : « Hum ! Chacun son goût. Chantez-lui "La Soupe
à la Tortue" » eh ! camarade ! »
La Fausse-Tortue poussa un profond soupir et commença, d’une voix de
temps en temps étouffée par les sanglots :
 « Ô doux potage,
Ô mets délicieux !
Ah ! pour partage,
Quoi de plus précieux ?
Plonger dans ma soupière
Cette vaste cuillère
Est un bonheur
Qui me réjouit le cœur. »
 « Gibier, volaille.
Lièvres, dindes, perdreaux,
Rien qui te vaille,–
Pas même les pruneaux !
Plonger dans ma soupière
Cette vaste cuillère
Est un bonheur
Qui me réjouit le cœur. »
« Bis au refrain ! » cria le Griffon ; et la Fausse-Tortue venait de le
reprendre, quand un cri, « Le procès va commencer ! » se fit entendre au loin.
« Venez donc ! » cria le Griffon ; et, prenant Alice par la main, il se mit
à courir sans attendre la fin de la chanson.
« Qu’est-ce que c’est que ce procès ? » demanda Alice hors d’haleine ;
mais le Griffon se contenta de répondre : « Venez donc ! » en courant de
plus belle, tandis que leur parvenaient, de plus en plus faibles, apportées par
la brise qui les poursuivait, ces paroles pleines de mélancolie :
« Plonger dans ma soupière
Cette vaste cuillère
Est un bonheur
Qui me réjouit le cœur. »

samedi 25 novembre 2017

Alice aux pays des merveilles - Chapitre IX - Histoire de la Fausse-Tortue



« Vous ne sauriez croire combien je suis heureuse de vous voir, ma bonne
vieille fille ! » dit la Duchesse, passant amicalement son bras sous celui
d’Alice, et elles s’éloignèrent ensemble.
Alice était bien contente de la trouver de si bonne humeur, et pensait
en elle-même que c’était peut-être le poivre qui l’avait rendue si méchante,
lorsqu’elles se rencontrèrent dans la cuisine. « Quand je serai Duchesse,
moi, » se dit-elle (d’un ton qui exprimait peu d’espérance cependant.), « je
n’aurai pas de poivre dans ma cuisine, pas le moindre grain. La soupe peut
très bien s’en passer. Ça pourrait bien être le poivre qui échauffe la bile des
gens, » continua-t-elle, enchantée d’avoir fait cette découverte ; « ça pourrait
bien être le vinaigre qui les aigrit ; la camomille qui les rend amères ; et le
sucre d’orge et d’autres choses du même genre qui adoucissent le caractère
des enfants. Je voudrais bien que tout le monde sût cela ; on ne serait pas si
chiche de sucreries, voyez-vous. »
Elle avait alors complètement oublié la Duchesse, et tressaillit en
entendant sa voix tout près de son oreille. « Vous pensez à quelque chose,
ma chère petite, et cela vous fait oublier de causer. Je ne puis pas vous dire
en ce moment quelle est la morale de ce fait, mais je m’en souviendrai tout
à l’heure. »
« Peut-être n’y en a-t-il pas, » se hasarda de dire Alice.
« Bah, bah, mon enfant ! » dit la Duchesse. « Il y a une morale à tout,
si seulement on pouvait la trouver. » Et elle se serra plus près d’Alice en
parlant.
Alice n’aimait pas trop qu’elle se tînt si près d’elle ; d’abord parce que
la Duchesse était très laide, et ensuite parce qu’elle était juste assez grande
pour appuyer son menton sur l’épaule d’Alice, et c’était un menton très
désagréablement pointu. Pourtant elle ne voulait pas être impolie, et elle
supporta cela de son mieux.
« La partie va un peu mieux maintenant, » dit-elle, afin de soutenir la
conversation.
« C’est vrai, » dit la Duchesse ; « et la morale en est : "Oh ! c’est l’amour,
l’amour qui fait aller le monde à la ronde !" »
« Quelqu’un a dit, » murmura Alice, « que c’est quand chacun s’occupe
de ses affaires que le monde n’en va que mieux. »
« Eh bien ! Cela signifie presque la même chose, » dit la Duchesse, qui
enfonça son petit menton pointu dans l’épaule d’Alice, en ajoutant : « Et la
morale en est : "Un chien vaut mieux que deux gros rats. " »
« Comme elle aime à trouver des morales partout ! » pensa Alice.
« Je parie que vous vous demandez pourquoi je ne passe pas mon bras
autour de votre taille, » dit la Duchesse après une pause : « La raison en est
que je ne me fie pas trop à votre flamant. Voulez-vous que j’essaie ? »
« Il pourrait mordre, » répondit Alice, qui ne se sentait pas la moindre
envie de faire l’essai proposé.
« C’est bien vrai, » dit la Duchesse ; « les flamants et la moutarde mordent
tous les deux, et la morale en est : "Qui se ressemble, s’assemble. " »
« Seulement la moutarde n’est pas un oiseau, » répondit Alice.
« Vous avez raison, comme toujours, » dit la Duchesse ; « avec quelle
clarté vous présentez les choses ! »
« C’est un minéral, je crois, » dit Alice.
« Assurément, » dit la Duchesse, qui semblait prête à approuver tout ce
que disait Alice ; « il y a une bonne mine de moutarde près d’ici ; la morale
en est qu’il faut faire bonne mine à tout le monde ! »
« Oh ! je sais, » s’écria Alice, qui n’avait pas fait attention à cette dernière
observation, c’est un végétal ; ça n’en a pas l’air, mais c’en est un.
« Je suis tout à fait de votre avis, » dit la Duchesse, « et la morale en est :
"Soyez ce que vous voulez paraître ;" ou, si vous voulez que je le dise plus
simplement : "Ne vous imaginez jamais de ne pas être autrement que ce qu’il
pourrait sembler aux autres que ce que vous étiez ou auriez pu être n’était
pas autrement que ce que vous aviez été leur aurait paru être autrement. " »
« Il me semble que je comprendrais mieux cela, » dit Alice fort poliment,
« si je l’avais par écrit : mais je ne peux pas très bien le suivre comme vous
le dites. »
« Cela n’est rien auprès de ce que je pourrais dire si je voulais, » répondit
la Duchesse d’un ton satisfait.
« Je vous en prie, ne vous donnez pas la peine d’allonger davantage votre
explication, » dit Alice.
« Oh ! ne parlez pas de ma peine, » dit la Duchesse ; « je vous fais cadeau
de tout ce que j’ai dit jusqu’à présent. »
« Voilà un cadeau qui n’est pas cher ! » pensa Alice. « Je suis bien
contente qu’on ne fasse pas de cadeau d’anniversaire comme cela ! » Mais
elle ne se hasarda pas à le dire tout haut.
« Encore à réfléchir ? » demanda la Duchesse, avec un nouveau coup de
son petit menton pointu.
« J’ai bien le droit de réfléchir, » dit Alice sèchement, car elle commençait
à se sentir un peu ennuyée.
« À peu près le même droit, » dit la Duchesse, « que les cochons de voler,
et la mo – »
Mais ici, au grand étonnement d’Alice, la voix de la Duchesse s’éteignit
au milieu de son mot favori, morale, et le bras qui était passé sous le sien
commença de trembler. Alice leva les yeux et vit la Reine en face d’elle, les
bras croisés, sombre et terrible comme un orage.
« Voilà un bien beau temps, Votre Majesté ! » fit la Duchesse, d’une voix
basse et tremblante.
« Je vous en préviens ! » cria la Reine, trépignant tout le temps. « Hors
d’ici, ou à bas la tête ! et cela en moins de rien ! Choisissez. »
La Duchesse eut bientôt fait son choix : elle disparut en un clin d’œil.
« Continuons notre partie, » dit la Reine à Alice ; et Alice, trop effrayée
pour souffler mot, la suivit lentement vers la pelouse.
Les autres invités, profitant de l’absence de la Reine, se reposaient à
l’ombre, mais sitôt qu’ils la virent ils se hâtèrent de retourner au jeu, la Reine
leur faisant simplement observer qu’un instant de retard leur coûterait la vie.
Tant que dura la partie, la Reine ne cessa de se quereller avec les autres
joueurs et de crier : « Qu’on coupe la tête à celui-ci ! Qu’on coupe la tête à
celle-là ! » Ceux qu’elle condamnait étaient arrêtés par les soldats qui, bien
entendu, avaient à cesser de servir d’arches, de sorte qu’au bout d’une demiheure
environ, il ne restait plus d’arches, et tous les joueurs, à l’exception
du Roi, de la Reine, et d’Alice, étaient arrêtés et condamnés à avoir la tête
tranchée.
Alors la Reine cessa le jeu toute hors d’haleine, et dit à Alice : « Avez-vous
vu la Fausse-Tortue ? »
« Non, » dit Alice ; « je ne sais même pas ce que c’est qu’une Fausse-Tortue.
»
« C’est ce dont on fait la soupe à la Fausse-Tortue, » dit la Reine.
« Je n’en ai jamais vu, et c’est la première fois que j’en entends parler, »
dit Alice.
« Eh bien ! venez, » dit la Reine, « et elle vous contera son histoire. »
Comme elles s’en allaient ensemble, Alice entendit le Roi dire à voix
basse à toute la compagnie : « Vous êtes tous graciés. » – « Allons, voilà
qui est heureux ! » se dit-elle en elle-même, car elle était toute chagrine du
grand nombre d’exécutions que la Reine avait ordonnées.
Elles rencontrèrent bientôt un Griffon, étendu au soleil et dormant
profondément. (Si vous ne savez pas ce que c’est qu’un Griffon, regardez
l’image.) « Debout ! paresseux, » dit la Reine, « et menez cette petite
demoiselle voir la Fausse-Tortue, et l’entendre raconter son histoire. Il
faut que je m’en retourne pour veiller à quelques exécutions que j’ai
ordonnées ; » et elle partit laissant Alice seule avec le Griffon. La mine de
cet animal ne plaisait pas trop à Alice, mais, tout bien considéré, elle pensa
qu’elle ne courait pas plus de risques en restant auprès de lui, qu’en suivant
cette Reine farouche.
Le Griffon se leva et se frotta les yeux, puis il guetta la Reine jusqu’à ce
qu’elle fût disparue ; et il se mit à ricaner. « Quelle farce ! » dit le Griffon,
moitié à part soi, moitié à Alice.
« Quelle est la farce ? » demanda Alice.
« Elle ! » dit le Griffon. « C’est une idée qu’elle se fait ; jamais on
n’exécute personne, vous comprenez. Venez donc ! »
« Tout le monde ici dit : "Venez donc !" » pensa Alice, en suivant
lentement le Griffon. « Jamais de ma vie on ne m’a fait aller comme cela ;
non, jamais ! »
Ils ne firent pas beaucoup de chemin avant d’apercevoir dans
l’éloignement la Fausse-Tortue assise, triste et solitaire, sur un petit récif, et,
à mesure qu’ils approchaient, Alice pouvait l’entendre qui soupirait comme
si son cœur allait se briser ; elle la plaignait sincèrement. « Quel est donc
son chagrin ? » demanda-t-elle au Griffon ; et le Griffon répondit, presque
dans les mêmes termes qu’auparavant : « C’est une idée qu’elle se fait ; elle
n’a point de chagrin, vous comprenez. Venez donc ! »
Ainsi ils s’approchèrent de la Fausse-Tortue, qui les regarda avec de
grands yeux pleins de larmes, mais ne dit rien.
« Cette petite demoiselle, » dit le Griffon, « veut savoir votre histoire. »
« Je vais la lui raconter, » dit la Fausse-Tortue, d’un ton grave et sourd :
« Asseyez-vous tous deux, et ne dites pas un mot avant que j’aie fini. »
Ils s’assirent donc, et pendant quelques minutes, personne ne dit mot.
Alice pensait : « Je ne vois pas comment elle pourra jamais finir si elle ne
commence pas. » Mais elle attendit patiemment.
« Autrefois, » dit enfin la Fausse-Tortue, « j’étais une vraie Tortue. »
Ces paroles furent suivies d’un long silence interrompu seulement de
temps à autre par cette exclamation du Griffon : « Hjckrrh ! » et les soupirs
continuels de la Fausse-Tortue. Alice était sur le point de se lever et de dire :
« Merci de votre histoire intéressante, » mais elle ne pouvait s’empêcher
de penser qu’il devait sûrement y en avoir encore à venir. Elle resta donc
tranquille sans rien dire.
« Quand nous étions petits, » continua la Fausse-Tortue d’un ton plus
calme, quoiqu’elle laissât encore de temps à autre échapper un sanglot,
« nous allions à l’école au fond de la mer. La maîtresse était une vieille
tortue ; nous l’appelions Chélonée. »
« Et pourquoi l’appeliez-vous Chélonée, si ce n’était pas son nom ? »
« Parce qu’on ne pouvait s’empêcher de s’écrier en la voyant : "Quel
long nez !" » dit la Fausse-Tortue d’un ton fâché ; « vous êtes vraiment bien
bornée ! »
« Vous devriez avoir honte de faire une question si simple ! » ajouta le
Griffon ; et puis tous deux gardèrent le silence, les yeux fixés sur la pauvre
Alice, qui se sentait prête à rentrer sous terre. Enfin le Griffon dit à la FausseTortue,
« En avant, camarade ! Tâchez d’en finir aujourd’hui ! » et elle
continua en ces termes :
« Oui, nous allions à l’école dans la mer, bien que cela vous étonne. »
« Je n’ai pas dit cela, » interrompit Alice. « Vous l’avez dit, » répondit la
Fausse-Tortue. « Taisez-vous donc, » ajouta le Griffon, avant qu’Alice pût
reprendre la parole. La Fausse-Tortue continua :
« Nous recevions la meilleure éducation possible ; au fait, nous allions
tous les jours à l’école. »
« Moi aussi, j’y ai été tous les jours, » dit Alice ; « il n’y a pas de quoi
être si fière. »
« Avec des "en sus, " » dit la Fausse-Tortue avec quelque inquiétude.
« Oui, » dit Alice, « nous apprenions l’italien et la musique en sus. »
« Et le blanchissage ? » dit la Fausse-Tortue.
« Non, certainement ! » dit Alice indignée.
« Ah ! Alors votre pension n’était pas vraiment des bonnes, » dit la
Fausse-Tortue comme soulagée d’un grand poids. « Eh bien, à notre pension
il y avait au bas du prospectus : "l’italien, la musique, et le blanchissage en
sus. " »
« Vous ne deviez pas en avoir grand besoin, puisque vous viviez au fond
de la mer, » dit Alice.
« Je n’avais pas les moyens de l’apprendre, » dit en soupirant la FausseTortue
; « je ne suivais que les cours ordinaires. »
« Qu’est-ce que c’était ? » demanda Alice.
« À Luire et à Médire, cela va sans dire, » répondit la Fausse-Tortue ; « et
puis les différentes branches de l’Arithmétique : l’Ambition, la Distraction,
l’Enjolification, et la Dérision. »
« Je n’ai jamais entendu parler d’enjolification, » se hasarda de dire Alice.
« Qu’est-ce que c’est ? »
Le Griffon leva les deux pattes en l’air en signe d’étonnement. « Vous
n’avez jamais entendu parler d’enjolir ! » s’écria-t-il. « Vous savez ce que
c’est que "embellir, " je suppose ? »
« Oui, » dit Alice, en hésitant : « cela veut dire – rendre – une chose
– plus belle. »
« Eh bien ! » continua le Griffon, « si vous ne savez pas ce que c’est que
"enjolir" vous êtes vraiment niaise. »
Alice ne se sentit pas encouragée à faire de nouvelles questions là-dessus,
elle se tourna donc vers la Fausse-Tortue, et lui dit, « Qu’appreniez-vous
encore ? »
« Eh bien, il y avait le Grimoire, » répondit la Fausse-Tortue en comptant
sur ses battoirs ; « le Grimoire ancien et moderne, avec la Mérographie, et
puis le Dédain ; le maître de Dédain était un vieux congre qui venait une
fois par semaine ; il nous enseignait à Dédaigner, à Esquiver et à Feindre
à l’huître. »
« Qu’est-ce que cela ? » dit Alice.
« Ah ! je ne peux pas vous le montrer, moi, » dit la Fausse-Tortue, « je
suis trop gênée, et le Griffon ne l’a jamais appris. »
« Je n’en avais pas le temps, » dit le Griffon, « mais j’ai suivi les cours
du professeur de langues mortes ; c’était un vieux crabe, celui-là. »
« Je n’ai jamais suivi ses cours, » dit la Fausse-Tortue avec un soupir ;
« il enseignait le Larcin et la Grève. »
« C’est ça, c’est ça, » dit le Griffon, en soupirant à son tour ; et ces deux
créatures se cachèrent la figure dans leurs pattes.
« Combien d’heures de leçons aviez-vous par jour ? » dit Alice vivement,
pour changer la conversation.
« Dix heures, le premier jour, » dit la Fausse-Tortue ; « neuf heures, le
second, et ainsi de suite. »
« Quelle singulière méthode ! » s’écria Alice.
« C’est pour cela qu’on les appelle leçons, » dit le Griffon, « parce que
nous les laissons là peu à peu. »
C’était là pour Alice une idée toute nouvelle ; elle y réfléchit un peu avant
de faire une autre observation. « Alors le onzième jour devait être un jour
de congé ? »
« Assurément, » répondit la Fausse-Tortue. « Et comment vous arrangiezvous
le douzième jour ? » s’empressa de demander Alice.
« En voilà assez sur les leçons, » dit le Griffon intervenant d’un ton très
décidé ; « parlez-lui des jeux maintenant. »

vendredi 24 novembre 2017

Alice au Pays des merveilles - Chapitre 8 - Le croquet de la Reine


Un grand rosier se trouvait à l’entrée du jardin ; les roses qu’il portait
étaient blanches, mais trois jardiniers étaient en train de les peindre en rouge.
Alice s’avança pour les regarder, et, au moment où elle approchait, elle en
entendit un qui disait : « Fais donc attention, Cinq, et ne m’éclabousse pas
ainsi avec ta peinture. »
« Ce n’est pas de ma faute, » dit Cinq d’un ton bourru, « c’est Sept qui
m’a poussé le coude, »
Là-dessus Sept leva les yeux et dit : « C’est cela, Cinq ! Jetez toujours le
blâme sur les autres ! » « Vous feriez bien de vous taire, vous, » dit Cinq.
« J’ai entendu la Reine dire pas plus tard que hier que vous méritiez d’être
décapité ! »
« Pourquoi donc cela ? » dit celui qui avait parlé le premier.
« Cela ne vous regarde pas, Deux, » dit Sept.
« Si fait, cela le regarde, » dit Cinq ; « et je vais le lui dire. C’est pour avoir
apporté à la cuisinière des oignons de tulipe au lieu d’oignons à manger. »
Sept jeta là son pinceau et s’écriait : « De toutes les injustices – » lorsque
ses regards tombèrent par hasard sur Alice, qui restait là à les regarder, et
il se retint tout à coup. Les autres se retournèrent aussi, et tous firent un
profond salut.
« Voudriez-vous avoir la bonté de me dire pourquoi vous peignez ces
roses ? » demanda Alice un peu timidement.
Cinq et Sept ne dirent rien, mais regardèrent Deux. Deux commença à
voix basse : « Le fait est, voyez-vous, mademoiselle, qu’il devrait y avoir
ici un rosier à fleurs rouges, et nous en avons mis un à fleurs blanches,
par erreur. Si la Reine s’en apercevait nous aurions tous la tête tranchée,
vous comprenez. Aussi, mademoiselle, vous voyez que nous faisons de notre
mieux avant qu’elle vienne pour – »
À ce moment Cinq, qui avait regardé tout le temps avec inquiétude de
l’autre côté du jardin, s’écria : « La Reine ! La Reine ! » et les trois ouvriers
se précipitèrent aussitôt la face contre terre. Il se faisait un grand bruit de
pas, et Alice se retourna, désireuse de voir la Reine.
D’abord venaient des soldats portant des piques ; ils étaient tous faits
comme les jardiniers, longs et plats, les mains et les pieds aux coins ;
ensuite venaient les dix courtisans. Ceux-ci étaient tous parés de carreaux de diamant et marchaient deux à deux comme les soldats. Derrière eux venaient
les enfants de la Reine ; il y en avait dix, et les petits chérubins gambadaient
joyeusement, se tenant par la main deux à deux ; ils étaient tous ornés de
cœurs. Après eux venaient les invités, des rois et des reines pour la plupart.
Dans le nombre, Alice reconnut le Lapin Blanc. Il avait l’air ému et agité
en parlant, souriait à tout ce qu’on disait, et passa sans faire attention à elle.
Suivait le Valet de Cœur, portant la couronne sur un coussin de velours ; et,
fermant cette longue procession, LE ROI ET LA REINE DE CŒUR.
Alice ne savait pas au juste si elle devait se prosterner comme les trois
jardiniers ; mais elle ne se rappelait pas avoir jamais entendu parler d’une
pareille formalité. « Et d’ailleurs à quoi serviraient les processions, » pensat-elle,
« si les gens avaient à se mettre la face contre terre de façon à ne pas
les voir ? » Elle resta donc debout à sa place et attendit.
Quand la procession fut arrivée en face d’Alice, tout le monde s’arrêta
pour la regarder, et la Reine dit sévèrement : « Qui est-ce ? » Elle s’adressait
au Valet de Cœur, qui se contenta de saluer et de sourire pour toute réponse.
« Idiot ! » dit la Reine en rejetant la tête en arrière avec impatience ; et,
se tournant vers Alice, elle continua : « Votre nom, petite ? »
« Je me nomme Alice, s’il plaît à Votre Majesté, » dit Alice fort poliment.
Mais elle ajouta en elle-même : « Ces gens-là ne sont, après tout, qu’un
paquet de cartes. Pourquoi en aurais-je peur ? »
« Et qui sont ceux-ci ? » dit la Reine, montrant du doigt les trois jardiniers
étendus autour du rosier. Car vous comprenez que, comme ils avaient la face
contre terre et que le dessin qu’ils avaient sur le dos était le même que celui
des autres cartes du paquet, elle ne pouvait savoir s’ils étaient des jardiniers,
des soldats, des courtisans, ou bien trois de ses propres enfants.
« Comment voulez-vous que je le sache ? » dit Alice avec un courage qui
la surprit elle-même. « Cela n’est pas mon affaire à moi. »
La Reine devint pourpre de colère ; et après l’avoir considérée un moment
avec des yeux flamboyants comme ceux d’une bête fauve, elle se mit à crier :
« Qu’on lui coupe la tête ! »
« Quelle idée ! » dit Alice très haut et d’un ton décidé. La Reine se tut.
Le Roi lui posa la main sur le bras, et lui dit timidement : « Considérez
donc, ma chère amie, que ce n’est qu’une enfant. »
La Reine lui tourna le dos avec colère, et dit au Valet : « Retournez-les ! »
Ce que fit le Valet très soigneusement du bout du pied.
« Debout ! » dit la Reine d’une voix forte et stridente. Les trois jardiniers
se relevèrent à l’instant et se mirent à saluer le Roi, la Reine les jeunes
princes, et tout le monde.
« Finissez ! » cria la Reine. « Vous m’étourdissez. » Alors, se tournant vers le rosier, elle continua : « Qu’est-ce que vous faites donc là ? »
« Avec le bon plaisir de Votre Majesté, » dit Deux d’un ton très humble, mettant un genou en terre, « nous tâchions – »
« Je le vois bien ! » dit la Reine, qui avait pendant ce temps examiné les
roses. « Qu’on leur coupe la tête ! » Et la procession continua sa route, trois
des soldats restant en arrière pour exécuter les malheureux jardiniers, qui
coururent se mettre sous la protection d’Alice.
« Vous ne serez pas décapités », dit Alice ; et elle les mit dans un grand
pot à fleurs qui se trouvait près de là. Les trois soldats errèrent de côté et
d’autre, pendant une ou deux minutes, pour les chercher, puis s’en allèrent
tranquillement rejoindre les autres.
« Leur a-t-on coupé la tête ? » cria la Reine.
« Leurs têtes n’y sont plus, s’il plaît à Votre Majesté ! » lui crièrent les
soldats.
« C’est bien ! » cria la Reine. « Savez-vous jouer au croquet ? »
Les soldats ne soufflèrent mot, et regardèrent Alice, car, évidemment,
c’était à elle que s’adressait la question.
« Oui, » cria Alice.
« Eh bien, venez ! » hurla la Reine ; et Alice se joignit à la procession,
fort curieuse de savoir ce qui allait arriver.
« Il fait un bien beau temps aujourd’hui, » dit une voix timide à côté
d’elle. Elle marchait auprès du Lapin Blanc, qui la regardait d’un œil inquiet.
« Bien beau, » dit Alice. « Où est la Duchesse ? » « Chut ! Chut ! » dit
vivement le Lapin à voix basse et en regardant avec inquiétude par-dessus
son épaule. Puis il se leva sur la pointe des pieds, colla sa bouche à l’oreille
d’Alice et lui souffla : « Elle est condamnée à mort. »
« Pour quelle raison ? » dit Alice.
« Avez-vous dit : "quel dommage ?" » demanda le Lapin.
« Non, » dit Alice. « Je ne pense pas du tout que ce soit dommage. J’ai
dit : "pour quelle raison ?" »
« Elle a donné des soufflets à la Reine, » commença le Lapin. (Alice fit
entendre un petit éclat de rire.) « Oh, chut ! » dit tout bas le Lapin d’un ton
effrayé. « La Reine va nous entendre ! Elle est arrivée un peu tard, voyezvous,
et la Reine a dit – »
« À vos places ! » cria la Reine d’une voix de tonnerre, et les gens
se mirent à courir dans toutes les directions, trébuchant les uns contre les
autres ; toutefois, au bout de quelques instants chacun fut à sa place et la
partie commença.
Alice n’avait de sa vie vu de jeu de croquet aussi curieux que celui-là.
Le terrain n’était que billons et sillons ; des hérissons vivants servaient de
boules, et des flamants de maillets. Les soldats, courbés en deux, avaient à
se tenir la tête et les pieds sur le sol pour former des arches.
Ce qui embarrassa le plus Alice au commencement du jeu, ce fut
de manier le flamant ; elle parvenait bien à fourrer son corps assez
commodément sous son bras, en laissant pendre les pieds ; mais, le plus
souvent, à peine lui avait-elle allongé le cou bien comme il faut, et allait-elle
frapper le hérisson avec la tête, que le flamant se relevait en se tordant, et la
regardait d’un air si ébahi qu’elle ne pouvait s’empêcher d’éclater de rire ; et
puis, quand elle lui avait fait baisser la tête et allait recommencer, il était bien
impatientant de voir que le hérisson s’était déroulé et s’en allait. En outre,
il se trouvait ordinairement un billon ou un sillon dans son chemin partout
où elle voulait envoyer le hérisson, et comme les soldats courbés en deux
se relevaient sans cesse pour s’en aller d’un autre côté du terrain, Alice en
vint bientôt à cette conclusion : que c’était là un jeu fort difficile, en vérité.
Les joueurs jouaient tous à la fois, sans attendre leur tour, se querellant tout
le temps et se battant à qui aurait les hérissons. La Reine entra bientôt dans
une colère furieuse et se mit à trépigner en criant : « Qu’on coupe la tête à
celui-ci ! » ou bien : « Qu’on coupe la tête à celle-là ! » une fois environ
par minute.
Alice commença à se sentir très mal à l’aise ; il est vrai qu’elle ne s’était
pas disputée avec la Reine ; mais elle savait que cela pouvait lui arriver
à tout moment. « Et alors, » pensait-elle, « que deviendrai-je ? Ils aiment
terriblement à couper la tête aux gens ici. Ce qui m’étonne, c’est qu’il en
reste encore de vivants. »
Elle cherchait autour d’elle quelque moyen de s’échapper, et se
demandait si elle pourrait se retirer sans être vue ; lorsqu’elle aperçut en
l’air quelque chose d’étrange ; cette apparition l’intrigua beaucoup d’abord,
mais, après l’avoir considérée quelques instants, elle découvrit que c’était
une grimace, et se dit en elle-même, « C’est le Grimaçon ; maintenant j’aurai
à qui parler. »
« Comment cela va-t-il ? » dit le Chat, quand il y eut assez de sa bouche
pour qu’il pût parler.
Alice attendit que les yeux parussent, et lui fit alors un signe de tête
amical. « Il est inutile de lui parler, » pensait-elle, « avant que ses oreilles
soient venues, l’une d’elle tout au moins. » Une minute après, la tête se
montra tout entière, et alors Alice posa à terre son flamant et se mit à raconter
sa partie de croquet, enchantée d’avoir quelqu’un qui l’écoutât. Le Chat
trouva apparemment qu’il s’était assez mis en vue ; car sa tête fut tout ce
qu’on en aperçut.
« Ils ne jouent pas du tout franc-jeu, » commença Alice d’un ton de
mécontentement, « et ils se querellent tous si fort, qu’on ne peut pas
s’entendre parler ; et puis on dirait qu’ils n’ont aucune règle précise ; du
moins, s’il y a des règles, personne ne les suit. Ensuite vous n’avez pas idée
comme cela embrouille que tous les instruments du jeu soient vivants ; par
exemple, voilà l’arche par laquelle j’ai à passer qui se promène là-bas à
l’autre bout du jeu, et j’aurais fait croquet sur le hérisson de la Reine tout à
l’heure, s’il ne s’était pas sauvé en voyant venir le mien ! »
« Est-ce que vous aimez la Reine ? » dit le Chat à voix basse.
« Pas du tout, » dit Alice. « Elle est si – » Au même instant elle aperçut
la Reine tout près derrière elle, qui écoutait ; alors elle continua : « si sûre
de gagner, que ce n’est guère la peine de finir la partie. »
La Reine sourit et passa.
« Avec qui causez-vous donc là, » dit le Roi, s’approchant d’Alice et
regardant avec une extrême curiosité la tête du Chat.
« C’est un de mes amis, un Grimaçon, » dit Alice : « permettez-moi de
vous le présenter. »
« Sa mine ne me plaît pas du tout, » dit le Roi. « Pourtant il peut me baiser
la main, si cela lui fait plaisir. »
« Non, grand merci, » dit le Chat.
« Ne faites pas l’impertinent, » dit le Roi, « et ne me regardez pas ainsi ! »
Il s’était mis derrière Alice en disant ces mots.
« Un chat peut bien regarder un roi, » dit Alice. « J’ai lu quelque chose
comme cela dans un livre, mais je ne me rappelle pas où. »
« Eh bien, il faut le faire enlever, » dit le Roi d’un ton très décidé ; et il
cria à la Reine, qui passait en ce moment : « Mon amie, je désirerais que
vous fissiez enlever ce chat ! »
La Reine n’avait qu’une seule manière de trancher les difficultés, petites
ou grandes. « Qu’on lui coupe la tête ! » dit-elle sans même se retourner.
« Je vais moi-même chercher le bourreau, » dit le Roi avec
empressement ; et il s’en alla précipitamment.
Alice pensa qu’elle ferait bien de retourner voir où en était la partie, car
elle entendait au loin la voix de la Reine qui criait de colère. Elle l’avait déjà
entendue condamner trois des joueurs à avoir la tête coupée, parce qu’ils
avaient laissé passer leur tour, et elle n’aimait pas du tout la tournure que
prenaient les choses ; car le jeu était si embrouillé qu’elle ne savait jamais
quand venait son tour. Elle alla à la recherche de son hérisson.
Il était en train de se battre avec un autre hérisson ; ce qui parut à Alice
une excellente occasion de faire croquet de l’un sur l’autre. Il n’y avait à
cela qu’une difficulté, et c’était que son flamant avait passé de l’autre côté
du jardin, où Alice le voyait qui faisait de vains efforts pour s’enlever et se
percher sur un arbre.
Quand elle eut rattrapé et ramené le flamant, la bataille était terminée, et
les deux hérissons avaient disparu. « Mais cela ne fait pas grand-chose, »
pensa Alice, « puisque toutes les arches ont quitté ce côté de la pelouse. »
Elle remit donc le flamant sous son bras pour qu’il ne lui échappât plus, et
retourna causer un peu avec son ami.
Quand elle revint auprès du Chat, elle fut surprise de trouver une grande
foule rassemblée autour de lui. Une discussion avait lieu entre le bourreau,
le Roi, et la Reine, qui parlaient tous à la fois, tandis que les autres ne
soufflaient mot et semblaient très mal à l’aise.
Dès que parut Alice, ils en appelèrent à elle tous les trois pour qu’elle
décidât la question, et lui répétèrent leurs raisonnements. Comme ils
parlaient tous à la fois, elle eut beaucoup de peine à comprendre ce qu’ils
disaient.
Le raisonnement du bourreau était : qu’on ne pouvait pas trancher une
tête, à moins qu’il n’y eût un corps d’où l’on pût la couper ; que jamais il
n’avait eu pareille chose à faire, et que ce n’était pas à son âge qu’il allait
commencer.
Le raisonnement du Roi était : que tout ce qui avait une tête pouvait être
décapité, et qu’il ne fallait pas dire des choses qui n’avaient pas de bon sens.
Le raisonnement de la Reine était : que si la question ne se décidait pas en
moins de rien, elle ferait trancher la tête à tout le monde à la ronde. (C’était
cette dernière observation qui avait donné à toute la compagnie l’air si grave
et si inquiet.)
Alice ne trouva rien de mieux à dire que : « Il appartient à la Duchesse ;
c’est elle que vous feriez bien de consulter à ce sujet. »
« Elle est en prison, » dit la Reine au bourreau. « Qu’on l’amène ici. »
Et le bourreau partit comme un trait.
La tête du Chat commença à s’évanouir aussitôt que le bourreau fut
parti, et elle avait complètement disparu quand il revint accompagné de la
Duchesse ; de sorte que le Roi et le bourreau se mirent à courir de côté et
d’autre comme des fous pour trouver cette tête, tandis que le reste de la
compagnie retournait au jeu.