mardi 21 novembre 2017
Alice au pays des merveilles - Chapitre V - Les conseils de la Chenille
La Chenille et Alice se regardèrent un moment en silence : finalement, la Chenille retira son narguilé de sa bouche, puis s’adressant à elle d’une voix languissante et endormie :
« Qui es-tu ? » lui demanda-t-elle.
Ce n’était pas un début de conversation très encourageant. Alice répondit d’un ton timide : « Je… Je ne sais pas très bien, madame, du moins pour l’instant… Du moins, je sais qui j’étais quand je me suis levée ce matin, mais je crois qu’on a dû me changer plusieurs fois depuis ce moment-là. »
« Que veux-tu dire par là ? demanda la Chenille d’un ton sévère. Explique-toi ! »
« Je crains de ne pas pouvoir m’expliquer, madame, parce que je ne suis pas moi, voyez-vous ! »
« Non, je ne vois pas. » dit la Chenille.
« J’ai bien peur de ne pas pouvoir m’exprimer plus clairement, reprit Alice avec beaucoup de politesse, car, tout d’abord, je ne comprends pas moi-même ce qui m’arrive, et, de plus, cela vous brouille les idées de changer si souvent de taille dans la même journée. »
« Allons donc ! » s’exclama la Chenille.
« Vous ne vous en êtes peut-être pas aperçue jusqu’à présent, continua Alice ; mais, quand vous serez obligée de vous transformer en chrysalide – cela vous arrivera un de ces jours, vous savez – puis en papillon, je suppose que cela vous paraîtra un peu bizarre, ne croyez-vous pas ? »
« Pas le moins du monde » répondit la Chenille.
« Eh bien, il est possible que cela ne vous fasse pas cet effet-là, dit Alice, mais, tout ce que je sais, c’est que cela me paraîtrait extrêmement bizarre, à moi. »
« À toi ! fit la Chenille d’un ton de mépris. Mais, qui es-tu, toi ? »
Ce qui les ramenait au début de leur conversation.
Alice, un peu irritée de ce que la Chenille lui parlât si sèchement, se redressa de toute sa hauteur et déclara d’un ton solennel : « Je crois que c’est vous qui devriez d’abord me dire qui vous êtes. »
« Pourquoi ? » répliqua la Chenille.
La question était fort embarrassante ; comme Alice ne pouvait trouver une bonne raison, et comme la Chenille semblait être d’humeur très désagréable, elle lui tourna le dos et s’éloigna.
« Reviens ! lui cria la Chenille. J’ai quelque chose d’important à te dire ! »
Ceci semblait plein de promesses, certainement : Alice fit demi-tour et revint.
« Reste calme », déclara la Chenille.
« C’est tout ? » demanda Alice, en maîtrisant sa colère de son mieux.
« Non », répondit la Chenille.
Alice pensa qu’elle pourrait aussi bien attendre, puisqu’elle n’avait rien d’autre à faire, et peut-être qu’après tout, la Chenille lui dirait quelque chose qui vaudrait la peine d’être entendu. Pendant quelques minutes, la Chenille fuma en silence, puis, finalement, elle décroisa ses bras, retira le narguilé de sa bouche, et dit : « Donc, tu crois que tu es changée, n’est-ce pas ? »
« J’en ai peur, madame. Je suis incapable de me rappeler les choses comme avant… et je ne conserve pas la même taille dix minutes de suite ! »
« Quelles sont les choses que tu ne peux pas te rappeler ? »
« Eh bien, j’ai essayé de réciter : « Voyez comme la petite abeille… », mais c’est venu tout différent de ce que c’est en réalité ! » répondit Alice d’une voix mélancolique.
« Récite-moi : « Vous êtes vieux, Père William… », ordonna la Chenille.
Alice joignit les mains et commença :
« Vous êtes vieux, Père William, dit le jeune homme,
Et vos cheveux sont devenus très blancs ;
Sur la tête pourtant vous continuez à marcher
Est-ce bien raisonnable, à votre âge, vraiment ? »
« Dans ma jeunesse, répondit Père William à son fils,
Je craignais que cela ne m’abîme le cerveau ;
Mais, maintenant, je suis convaincu de ne pas en avoir,
Je peux donc faire cet exercice, encore et encore. »
« Vous êtes vieux, dit le jeune, comme je vous l’ai déjà dit,
Et vous êtes devenu extraordinairement gros ;
Pourtant, vous franchissez la porte d’un saut périlleux arrière…
Je vous en prie, quelle la raison de tout cela ? »
« Dans ma jeunesse, dit le vénérable, en remuant ses mèches grises,
Je conservais la souplesse de mes membres
Par la vertu de cet onguent : un shilling la boite ;
Permets-moi de t’en vendre deux. »
« Vous êtes vieux, dit le jeune, et vos mâchoires sont trop faibles
Pour tout ce qui est plus dur que le beurre ;
Et pourtant vous avez mangé l’oie, avec le bec et les os…
Je vous en prie, comment avez-vous réussi à faire cela ? »
« Dans ma jeunesse, dit le Père, je faisais dans le Droit,
Et argumentais toutes les choses de la vie, avec ma femme ;
La force musculaire que ma mâchoire a ainsi acquise,
A duré toute ma vie. »
« Vous êtes vieux, dit le jeune, et nul ne pourrait supposer
Que votre vue est aussi bonne que dans le temps ;
Sur le bout de votre nez, pourtant, vous tenez en équilibre une anguille…
Qu’est ce qui vous a fait si habile ? »
« J’ai répondu à trois questions, et cela suffit,
Dit le père ; ne te donnes pas des airs !
Penses-tu que je peux écouter chaque jour de telles bêtises ?
Files ! Ou je te fais descendre les escaliers avec mon pied ! »
« Cela n’est pas du tout cela », fit observer la Chenille.
« Pas tout à fait cela, j’en ai bien peur, dit Alice timidement. Il y a quelques mots qui ont été changés ».
« C’est faux du début à la fin », affirma la Chenille d’un ton sans réplique, et il y eut quelques minutes de silence.
La Chenille fut la première à reprendre.
« Quelle taille veux-tu avoir ? »
« Oh ! je ne suis pas particulièrement difficile pour ce qui est de la taille, répondit vivement Alice. Ce que je n’aime pas, c’est d’en changer si souvent, voyez-vous »
« Non, je ne vois pas », répondit la Chenille.
Alice garda le silence : de toute sa vie, jamais elle n’avait été contredite tant de fois, et elle sentait qu’elle allait perdre son sang-froid.
« Es-tu satisfaite de ta taille actuelle ? » demanda la Chenille.
« Ma foi, si vous n’y voyiez pas d’inconvénient, j’aimerais bien être un tout petit peu plus grande ; huit centimètres de haut, c’est vraiment une bien piètre taille. »
« Moi, je trouve que c’est une très bonne taille ! » répliqua la Chenille d’un ton furieux, en se dressant de toute sa hauteur (elle mesurait exactement huit centimètres.).
« Mais, moi, je n’y suis pas habituée ! » dit Alice d’une voix pitoyable, afin de s’excuser. Et elle pensa : « Je voudrais bien que toutes ces créatures ne se vexent pas si facilement ! »
« Tu t’y habitueras à la longue », affirma la Chenille ; après quoi, elle porta le narguilé à sa bouche et se remit à fumer.
Cette fois Alice attendit patiemment qu’il lui plût de reprendre la parole. Au bout d’une ou deux minutes, la Chenille retira le narguilé de sa bouche, bâilla une ou deux fois, et se secoua. Puis, elle descendit du champignon et s’éloigna dans l’herbe en rampant, après avoir prononcé ces simples mots en guise d’adieu : « Un côté te fera grandir, l’autre côté te fera rapetisser. »
« Un côté de quoi ? L’autre côté de quoi ? » pensa Alice.
« Du champignon », dit la Chenille, exactement comme si Alice eût posé ses questions à haute voix ; après quoi, elle disparut.
Alice regarda pensivement le champignon pendant une bonne minute, en essayant de distinguer où se
trouvaient les deux côtés ; mais, comme il était parfaitement rond, le problème lui parut bien difficile à résoudre. Néanmoins, elle finit par étendre les deux bras autour du champignon aussi loin qu’elle le put, et en détacha du bord, un morceau de chaque main.
« Et maintenant, lequel des deux est le bon ? » se dit-elle en grignotant un petit bout du morceau qu’elle tenait dans sa main droite, pour voir l’effet produit ; l’instant d’après, elle ressentit un coup violent sous le menton : il venait de heurter son pied !
Terrifiée par ce changement particulièrement soudain, elle comprit qu’il n’y avait pas de temps à perdre, car elle rapetissait rapidement ; aussi, elle entreprit de manger un peu de l’autre morceau. Son menton était tellement comprimé contre son pied qu’elle avait à peine assez de place pour ouvrir la bouche ; mais elle finit par y arriver et parvint à avaler un fragment du morceau qu’elle tenait dans sa main gauche.
« Enfin ! ma tête est dégagée ! » s’exclama-t-elle d’un ton ravi ; mais, presque aussitôt, son ravissement se transforma en vive inquiétude lorsqu’elle s’aperçut qu’elle ne retrouvait nulle part ses épaules : tout ce qu’elle pouvait voir en regardant vers le bas, c’était un cou d’une longueur
démesurée, qui semblait se dresser comme une tige, au-dessus d’un océan de feuilles vertes, bien loin au-dessous d’elle.
« Qu’est-ce que c’est que toute cette verdure ? poursuivit Alice. Et où donc sont passées mes épaules ?
Oh ! mes pauvres mains, comment se fait-il que je ne puisse pas vous voir ? » Elle les remuait tout en parlant, mais sans obtenir d’autre résultat que d’agiter légèrement
les feuillages lointains.
Comme elle semblait n’avoir aucune chance de
pouvoir porter ses mains à sa tête, elle essaya d’amener sa
tête jusqu’à elles, et elle fut enchantée de découvrir que son
cou se tordait aisément dans toutes les directions, comme
un serpent. Elle venait juste de réussir à le courber vers le
sol en décrivant un gracieux zigzag, et elle s’apprêtait à
plonger au milieu des feuillages, dont elle découvrait qu’ils
n’étaient autres que les cimes des arbres sous lesquels elle
s’était promenée quelque temps plus tôt, lorsqu’un
sifflement aigu la fit reculer en toute hâte : un gros pigeon
s’était jeté de plein fouet sur son visage, et la frappait
violemment de ses ailes.
« Serpent ! » criait le Pigeon.
« Mais je ne suis pas un serpent ! riposta Alice d’un ton
indigné. Laissez-moi donc tranquille ! »
« Serpent, je le répète ! » continua le Pigeon d’une voix
plus calme. Puis il ajouta, avec une sorte de sanglot : « J’ai
tout essayé, mais rien ne semble les satisfaire ! »
« Je ne comprends pas du tout de quoi vous parlez »,
dit Alice.
« J’ai essayé les racines d’arbres, j’ai essayé les talus, j’ai
essayé les haies, continua le Pigeon, sans prêter attention à
elle. Mais ces serpents ! Impossible de les satisfaire ! »
Alice était de plus en plus intriguée ; cependant elle
pensa qu’il était inutile de prononcer un mot de plus avant
que le Pigeon eût fini de parler.
« Comme si je n’avais pas assez de mal à couver les
œufs, poursuivit-il ; il faut encore que je reste nuit et jour sur le qui-vive à cause de ces serpents ! Ma parole, voilà trois semaines que je n’ai pas fermé l’œil une seule seconde ! »
« Je suis navrée que vous ayez des ennuis », dit Alice qui commençait à comprendre.
« Et juste au moment où j’avais pris l’arbre le plus haut du bois, continua le Pigeon, dont la voix monta jusqu’à devenir un cri aigu, juste au moment où je croyais être enfin débarrassé d’eux, voilà qu’ils descendent du ciel en se tortillant ! Pouah ! Sale serpent ! »
« Mais je vous répète que je ne suis pas un serpent ! Je suis… je suis… »
« Eh bien ! Dites-moi ce que vous êtes ! dit le Pigeon.
Je vois bien que vous essayez d’inventer quelque chose ! »
« Je… je suis une petite fille », dit Alice d’une voix hésitante, car elle se rappelait tous les changements qu’elle avait subis ce jour-là.
« Comme c’est vraisemblable ! s’exclama le Pigeon d’un ton profondément méprisant. J’ai vu pas mal de petites filles dans ma vie, mais aucune n’avait un cou pareil ! Non, non ! Vous êtes un serpent, inutile de le nier.
Je suppose que vous allez me raconter aussi que vous n’avez jamais goûté à un œuf ! »
« J’ai certainement goûté à des œufs, répliqua Alice, qui était une enfant très franche ; mais, voyez-vous, les petites filles mangent autant d’œufs que les serpents. »
« Je n’en crois rien, dit le Pigeon. Pourtant, si c’est vrai, alors les petites filles sont une espèce de serpent, c’est tout ce que je peux dire. »
Cette idée était tellement nouvelle pour Alice qu’elle resta sans mot dire pendant une ou deux minutes, ce qui donna au Pigeon l’occasion d’ajouter : « Je sais très bien que vous cherchez des œufs ; dans ces conditions, qu’est-ce que cela peut me faire que vous soyez une petite fille ou un serpent ? »
« Cela me fait beaucoup, à moi, dit Alice vivement.
Mais il se trouve justement que je ne cherche pas d’œufs ; d’ailleurs, si j’en cherchais, je ne voudrais pas de vos œufs à vous : je ne les aime pas lorsqu’ils sont crus. »
« Eh bien, allez-vous-en, alors ! » grommela le Pigeon d’un ton maussade, en s’installant de nouveau dans son nid. Alice s’accroupit parmi les arbres non sans peine, car son cou s’empêtrait continuellement dans les branches, et, de temps en temps, elle était obligée de s’arrêter pour le dégager. Au bout d’un moment, elle se rappela qu’elle tenait encore dans ses mains les deux morceaux de champignon ; alors elle se mit prudemment à la besogne, grignotant tantôt l’un, tantôt l’autre, parfois devenant plus grande, parfois devenant plus petite, jusqu’à ce qu’elle eût réussi à retrouver sa taille habituelle.
Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas approché de cette taille normale, qu’elle se sentit d’abord toute drôle ; mais elle s’y habitua en quelques minutes, et commença à parler toute seule, selon son habitude : « Et voilà ! j’ai réalisé la moitié de mon plan ! Comme tous ces changements sont déconcertants ! D’une minute à l’autre je ne sais jamais ce que je vais être ! En tout cas j’ai retrouvé ma taille normale ; reste maintenant à pénétrer dans le beau jardin, et cela, je me demande comment je vais m’y prendre. » En disant cela, elle arriva brusquement dans une clairière où se trouvait une petite maison haute d’un mètre vingt environ. « Quels que soient les gens qui habitent ici, pensa Alice, cela ne serait pas à faire de leur rendre visite, grande comme je suis : ils en mourraient de peur, c’est sûr ! » Elle se remit donc à grignoter le morceau qu’elle tenait dans sa main droite, et ne s’aventura près de la petite maison que lorsqu’elle eut ramené sa taille à vingt centimètres.
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