samedi 25 novembre 2017

Alice aux pays des merveilles - Chapitre IX - Histoire de la Fausse-Tortue



« Vous ne sauriez croire combien je suis heureuse de vous voir, ma bonne
vieille fille ! » dit la Duchesse, passant amicalement son bras sous celui
d’Alice, et elles s’éloignèrent ensemble.
Alice était bien contente de la trouver de si bonne humeur, et pensait
en elle-même que c’était peut-être le poivre qui l’avait rendue si méchante,
lorsqu’elles se rencontrèrent dans la cuisine. « Quand je serai Duchesse,
moi, » se dit-elle (d’un ton qui exprimait peu d’espérance cependant.), « je
n’aurai pas de poivre dans ma cuisine, pas le moindre grain. La soupe peut
très bien s’en passer. Ça pourrait bien être le poivre qui échauffe la bile des
gens, » continua-t-elle, enchantée d’avoir fait cette découverte ; « ça pourrait
bien être le vinaigre qui les aigrit ; la camomille qui les rend amères ; et le
sucre d’orge et d’autres choses du même genre qui adoucissent le caractère
des enfants. Je voudrais bien que tout le monde sût cela ; on ne serait pas si
chiche de sucreries, voyez-vous. »
Elle avait alors complètement oublié la Duchesse, et tressaillit en
entendant sa voix tout près de son oreille. « Vous pensez à quelque chose,
ma chère petite, et cela vous fait oublier de causer. Je ne puis pas vous dire
en ce moment quelle est la morale de ce fait, mais je m’en souviendrai tout
à l’heure. »
« Peut-être n’y en a-t-il pas, » se hasarda de dire Alice.
« Bah, bah, mon enfant ! » dit la Duchesse. « Il y a une morale à tout,
si seulement on pouvait la trouver. » Et elle se serra plus près d’Alice en
parlant.
Alice n’aimait pas trop qu’elle se tînt si près d’elle ; d’abord parce que
la Duchesse était très laide, et ensuite parce qu’elle était juste assez grande
pour appuyer son menton sur l’épaule d’Alice, et c’était un menton très
désagréablement pointu. Pourtant elle ne voulait pas être impolie, et elle
supporta cela de son mieux.
« La partie va un peu mieux maintenant, » dit-elle, afin de soutenir la
conversation.
« C’est vrai, » dit la Duchesse ; « et la morale en est : "Oh ! c’est l’amour,
l’amour qui fait aller le monde à la ronde !" »
« Quelqu’un a dit, » murmura Alice, « que c’est quand chacun s’occupe
de ses affaires que le monde n’en va que mieux. »
« Eh bien ! Cela signifie presque la même chose, » dit la Duchesse, qui
enfonça son petit menton pointu dans l’épaule d’Alice, en ajoutant : « Et la
morale en est : "Un chien vaut mieux que deux gros rats. " »
« Comme elle aime à trouver des morales partout ! » pensa Alice.
« Je parie que vous vous demandez pourquoi je ne passe pas mon bras
autour de votre taille, » dit la Duchesse après une pause : « La raison en est
que je ne me fie pas trop à votre flamant. Voulez-vous que j’essaie ? »
« Il pourrait mordre, » répondit Alice, qui ne se sentait pas la moindre
envie de faire l’essai proposé.
« C’est bien vrai, » dit la Duchesse ; « les flamants et la moutarde mordent
tous les deux, et la morale en est : "Qui se ressemble, s’assemble. " »
« Seulement la moutarde n’est pas un oiseau, » répondit Alice.
« Vous avez raison, comme toujours, » dit la Duchesse ; « avec quelle
clarté vous présentez les choses ! »
« C’est un minéral, je crois, » dit Alice.
« Assurément, » dit la Duchesse, qui semblait prête à approuver tout ce
que disait Alice ; « il y a une bonne mine de moutarde près d’ici ; la morale
en est qu’il faut faire bonne mine à tout le monde ! »
« Oh ! je sais, » s’écria Alice, qui n’avait pas fait attention à cette dernière
observation, c’est un végétal ; ça n’en a pas l’air, mais c’en est un.
« Je suis tout à fait de votre avis, » dit la Duchesse, « et la morale en est :
"Soyez ce que vous voulez paraître ;" ou, si vous voulez que je le dise plus
simplement : "Ne vous imaginez jamais de ne pas être autrement que ce qu’il
pourrait sembler aux autres que ce que vous étiez ou auriez pu être n’était
pas autrement que ce que vous aviez été leur aurait paru être autrement. " »
« Il me semble que je comprendrais mieux cela, » dit Alice fort poliment,
« si je l’avais par écrit : mais je ne peux pas très bien le suivre comme vous
le dites. »
« Cela n’est rien auprès de ce que je pourrais dire si je voulais, » répondit
la Duchesse d’un ton satisfait.
« Je vous en prie, ne vous donnez pas la peine d’allonger davantage votre
explication, » dit Alice.
« Oh ! ne parlez pas de ma peine, » dit la Duchesse ; « je vous fais cadeau
de tout ce que j’ai dit jusqu’à présent. »
« Voilà un cadeau qui n’est pas cher ! » pensa Alice. « Je suis bien
contente qu’on ne fasse pas de cadeau d’anniversaire comme cela ! » Mais
elle ne se hasarda pas à le dire tout haut.
« Encore à réfléchir ? » demanda la Duchesse, avec un nouveau coup de
son petit menton pointu.
« J’ai bien le droit de réfléchir, » dit Alice sèchement, car elle commençait
à se sentir un peu ennuyée.
« À peu près le même droit, » dit la Duchesse, « que les cochons de voler,
et la mo – »
Mais ici, au grand étonnement d’Alice, la voix de la Duchesse s’éteignit
au milieu de son mot favori, morale, et le bras qui était passé sous le sien
commença de trembler. Alice leva les yeux et vit la Reine en face d’elle, les
bras croisés, sombre et terrible comme un orage.
« Voilà un bien beau temps, Votre Majesté ! » fit la Duchesse, d’une voix
basse et tremblante.
« Je vous en préviens ! » cria la Reine, trépignant tout le temps. « Hors
d’ici, ou à bas la tête ! et cela en moins de rien ! Choisissez. »
La Duchesse eut bientôt fait son choix : elle disparut en un clin d’œil.
« Continuons notre partie, » dit la Reine à Alice ; et Alice, trop effrayée
pour souffler mot, la suivit lentement vers la pelouse.
Les autres invités, profitant de l’absence de la Reine, se reposaient à
l’ombre, mais sitôt qu’ils la virent ils se hâtèrent de retourner au jeu, la Reine
leur faisant simplement observer qu’un instant de retard leur coûterait la vie.
Tant que dura la partie, la Reine ne cessa de se quereller avec les autres
joueurs et de crier : « Qu’on coupe la tête à celui-ci ! Qu’on coupe la tête à
celle-là ! » Ceux qu’elle condamnait étaient arrêtés par les soldats qui, bien
entendu, avaient à cesser de servir d’arches, de sorte qu’au bout d’une demiheure
environ, il ne restait plus d’arches, et tous les joueurs, à l’exception
du Roi, de la Reine, et d’Alice, étaient arrêtés et condamnés à avoir la tête
tranchée.
Alors la Reine cessa le jeu toute hors d’haleine, et dit à Alice : « Avez-vous
vu la Fausse-Tortue ? »
« Non, » dit Alice ; « je ne sais même pas ce que c’est qu’une Fausse-Tortue.
»
« C’est ce dont on fait la soupe à la Fausse-Tortue, » dit la Reine.
« Je n’en ai jamais vu, et c’est la première fois que j’en entends parler, »
dit Alice.
« Eh bien ! venez, » dit la Reine, « et elle vous contera son histoire. »
Comme elles s’en allaient ensemble, Alice entendit le Roi dire à voix
basse à toute la compagnie : « Vous êtes tous graciés. » – « Allons, voilà
qui est heureux ! » se dit-elle en elle-même, car elle était toute chagrine du
grand nombre d’exécutions que la Reine avait ordonnées.
Elles rencontrèrent bientôt un Griffon, étendu au soleil et dormant
profondément. (Si vous ne savez pas ce que c’est qu’un Griffon, regardez
l’image.) « Debout ! paresseux, » dit la Reine, « et menez cette petite
demoiselle voir la Fausse-Tortue, et l’entendre raconter son histoire. Il
faut que je m’en retourne pour veiller à quelques exécutions que j’ai
ordonnées ; » et elle partit laissant Alice seule avec le Griffon. La mine de
cet animal ne plaisait pas trop à Alice, mais, tout bien considéré, elle pensa
qu’elle ne courait pas plus de risques en restant auprès de lui, qu’en suivant
cette Reine farouche.
Le Griffon se leva et se frotta les yeux, puis il guetta la Reine jusqu’à ce
qu’elle fût disparue ; et il se mit à ricaner. « Quelle farce ! » dit le Griffon,
moitié à part soi, moitié à Alice.
« Quelle est la farce ? » demanda Alice.
« Elle ! » dit le Griffon. « C’est une idée qu’elle se fait ; jamais on
n’exécute personne, vous comprenez. Venez donc ! »
« Tout le monde ici dit : "Venez donc !" » pensa Alice, en suivant
lentement le Griffon. « Jamais de ma vie on ne m’a fait aller comme cela ;
non, jamais ! »
Ils ne firent pas beaucoup de chemin avant d’apercevoir dans
l’éloignement la Fausse-Tortue assise, triste et solitaire, sur un petit récif, et,
à mesure qu’ils approchaient, Alice pouvait l’entendre qui soupirait comme
si son cœur allait se briser ; elle la plaignait sincèrement. « Quel est donc
son chagrin ? » demanda-t-elle au Griffon ; et le Griffon répondit, presque
dans les mêmes termes qu’auparavant : « C’est une idée qu’elle se fait ; elle
n’a point de chagrin, vous comprenez. Venez donc ! »
Ainsi ils s’approchèrent de la Fausse-Tortue, qui les regarda avec de
grands yeux pleins de larmes, mais ne dit rien.
« Cette petite demoiselle, » dit le Griffon, « veut savoir votre histoire. »
« Je vais la lui raconter, » dit la Fausse-Tortue, d’un ton grave et sourd :
« Asseyez-vous tous deux, et ne dites pas un mot avant que j’aie fini. »
Ils s’assirent donc, et pendant quelques minutes, personne ne dit mot.
Alice pensait : « Je ne vois pas comment elle pourra jamais finir si elle ne
commence pas. » Mais elle attendit patiemment.
« Autrefois, » dit enfin la Fausse-Tortue, « j’étais une vraie Tortue. »
Ces paroles furent suivies d’un long silence interrompu seulement de
temps à autre par cette exclamation du Griffon : « Hjckrrh ! » et les soupirs
continuels de la Fausse-Tortue. Alice était sur le point de se lever et de dire :
« Merci de votre histoire intéressante, » mais elle ne pouvait s’empêcher
de penser qu’il devait sûrement y en avoir encore à venir. Elle resta donc
tranquille sans rien dire.
« Quand nous étions petits, » continua la Fausse-Tortue d’un ton plus
calme, quoiqu’elle laissât encore de temps à autre échapper un sanglot,
« nous allions à l’école au fond de la mer. La maîtresse était une vieille
tortue ; nous l’appelions Chélonée. »
« Et pourquoi l’appeliez-vous Chélonée, si ce n’était pas son nom ? »
« Parce qu’on ne pouvait s’empêcher de s’écrier en la voyant : "Quel
long nez !" » dit la Fausse-Tortue d’un ton fâché ; « vous êtes vraiment bien
bornée ! »
« Vous devriez avoir honte de faire une question si simple ! » ajouta le
Griffon ; et puis tous deux gardèrent le silence, les yeux fixés sur la pauvre
Alice, qui se sentait prête à rentrer sous terre. Enfin le Griffon dit à la FausseTortue,
« En avant, camarade ! Tâchez d’en finir aujourd’hui ! » et elle
continua en ces termes :
« Oui, nous allions à l’école dans la mer, bien que cela vous étonne. »
« Je n’ai pas dit cela, » interrompit Alice. « Vous l’avez dit, » répondit la
Fausse-Tortue. « Taisez-vous donc, » ajouta le Griffon, avant qu’Alice pût
reprendre la parole. La Fausse-Tortue continua :
« Nous recevions la meilleure éducation possible ; au fait, nous allions
tous les jours à l’école. »
« Moi aussi, j’y ai été tous les jours, » dit Alice ; « il n’y a pas de quoi
être si fière. »
« Avec des "en sus, " » dit la Fausse-Tortue avec quelque inquiétude.
« Oui, » dit Alice, « nous apprenions l’italien et la musique en sus. »
« Et le blanchissage ? » dit la Fausse-Tortue.
« Non, certainement ! » dit Alice indignée.
« Ah ! Alors votre pension n’était pas vraiment des bonnes, » dit la
Fausse-Tortue comme soulagée d’un grand poids. « Eh bien, à notre pension
il y avait au bas du prospectus : "l’italien, la musique, et le blanchissage en
sus. " »
« Vous ne deviez pas en avoir grand besoin, puisque vous viviez au fond
de la mer, » dit Alice.
« Je n’avais pas les moyens de l’apprendre, » dit en soupirant la FausseTortue
; « je ne suivais que les cours ordinaires. »
« Qu’est-ce que c’était ? » demanda Alice.
« À Luire et à Médire, cela va sans dire, » répondit la Fausse-Tortue ; « et
puis les différentes branches de l’Arithmétique : l’Ambition, la Distraction,
l’Enjolification, et la Dérision. »
« Je n’ai jamais entendu parler d’enjolification, » se hasarda de dire Alice.
« Qu’est-ce que c’est ? »
Le Griffon leva les deux pattes en l’air en signe d’étonnement. « Vous
n’avez jamais entendu parler d’enjolir ! » s’écria-t-il. « Vous savez ce que
c’est que "embellir, " je suppose ? »
« Oui, » dit Alice, en hésitant : « cela veut dire – rendre – une chose
– plus belle. »
« Eh bien ! » continua le Griffon, « si vous ne savez pas ce que c’est que
"enjolir" vous êtes vraiment niaise. »
Alice ne se sentit pas encouragée à faire de nouvelles questions là-dessus,
elle se tourna donc vers la Fausse-Tortue, et lui dit, « Qu’appreniez-vous
encore ? »
« Eh bien, il y avait le Grimoire, » répondit la Fausse-Tortue en comptant
sur ses battoirs ; « le Grimoire ancien et moderne, avec la Mérographie, et
puis le Dédain ; le maître de Dédain était un vieux congre qui venait une
fois par semaine ; il nous enseignait à Dédaigner, à Esquiver et à Feindre
à l’huître. »
« Qu’est-ce que cela ? » dit Alice.
« Ah ! je ne peux pas vous le montrer, moi, » dit la Fausse-Tortue, « je
suis trop gênée, et le Griffon ne l’a jamais appris. »
« Je n’en avais pas le temps, » dit le Griffon, « mais j’ai suivi les cours
du professeur de langues mortes ; c’était un vieux crabe, celui-là. »
« Je n’ai jamais suivi ses cours, » dit la Fausse-Tortue avec un soupir ;
« il enseignait le Larcin et la Grève. »
« C’est ça, c’est ça, » dit le Griffon, en soupirant à son tour ; et ces deux
créatures se cachèrent la figure dans leurs pattes.
« Combien d’heures de leçons aviez-vous par jour ? » dit Alice vivement,
pour changer la conversation.
« Dix heures, le premier jour, » dit la Fausse-Tortue ; « neuf heures, le
second, et ainsi de suite. »
« Quelle singulière méthode ! » s’écria Alice.
« C’est pour cela qu’on les appelle leçons, » dit le Griffon, « parce que
nous les laissons là peu à peu. »
C’était là pour Alice une idée toute nouvelle ; elle y réfléchit un peu avant
de faire une autre observation. « Alors le onzième jour devait être un jour
de congé ? »
« Assurément, » répondit la Fausse-Tortue. « Et comment vous arrangiezvous
le douzième jour ? » s’empressa de demander Alice.
« En voilà assez sur les leçons, » dit le Griffon intervenant d’un ton très
décidé ; « parlez-lui des jeux maintenant. »

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