lundi 20 novembre 2017
Alice au pays des merveilles - Chapitre IV - Le lapin fait intervenir le petit Bill
C’était le Lapin Blanc qui revenait en trottant lentement et en jetant autour de lui des regards inquiets
comme s’il avait perdu quelque chose ; Alice l’entendit murmurer : « La Duchesse ! La Duchesse ! Oh, mes pauvres petites pattes ! Oh, ma fourrure et mes moustaches ! Elle va me faire exécuter, aussi sûr que les furets sont des furets !
Où diable ai-je bien pu les laisser tomber ? » Alice devina sur-le-champ qu’il cherchait l’éventail et les gants de chevreau blancs, et, n’écoutant que son bon cœur, elle se mit à les chercher à son tour ; mais elle ne les trouva nulle part. Tout semblait changé depuis qu’elle était sortie de la mare : la grande salle, la table de verre et la petite clé avaient complètement disparu.
Bientôt le Lapin vit Alice en train de fureter partout, et il l’interpella avec colère : « Eh bien, Marie-Anne, que diable faites-vous là ? Filez tout de suite à la maison, et rapportez-moi une paire de gants et un éventail ! Allons, vite ! » Alice eut si peur qu’elle partit immédiatement à toutes jambes dans la direction qu’il lui montrait du doigt, sans essayer de lui expliquer qu’il s’était trompé.
« Il m’a pris pour sa bonne, se disait-elle tout en courant. Comme il sera étonné quand il saura qui je suis ! Mais je ferais mieux de lui rapporter son éventail et ses gants… du moins si j’arrive à les trouver. » Comme elle prononçait ces mots, elle arriva devant une petite maison fort coquette, sur la porte de laquelle se trouvait une plaque de cuivre étincelante où était gravé le nom : « LAPIN B. ».
Elle entra sans frapper, puis monta l’escalier quatre à quatre, car elle avait très peur de rencontrer la véritable Marie-Anne et de se faire expulser de la maison avant d’avoir trouvé l’éventail et les gants.
« Comme cela me semble drôle, pensa Alice, de faire des commissions pour un lapin ! Après cela, je suppose que c’est Dinah qui m’enverra faire des commissions ! » Et elle commença à s’imaginer ce qui se passerait : « Mademoiselle Alice, venez tout de suite vous habiller pour aller faire votre
promenade ! – J’arrive dans un instant, Mademoiselle ! Mais il faut que je surveille ce trou de souris jusqu’au retour de Dinah, pour empêcher la souris de sortir. »
« Seulement, continua Alice, je ne crois pas qu’on garderait Dinah à la maison si elle se mettait à donner des ordres comme cela ! »
Elle était arrivée maintenant dans une petite chambre bien rangée, devant la fenêtre de laquelle se trouvait une table ; sur la table, comme elle l’avait espéré, il y avait un éventail et deux ou trois paires de minuscules gants de chevreau blancs : elle prit l’éventail et une paire de gants, et elle s’apprêtait à quitter la chambre quand son regard se posa sur une petite bouteille à côté d’un miroir. Cette fois,
il n’y avait pas d’étiquette portant les mots : « BOIS-MOI », mais, cependant, elle déboucha la bouteille et la porta à ses lèvres. « Je sais qu’il arrive toujours quelque chose d’intéressant chaque fois que je mange ou que je bois quoi que ce soit, se dit-elle. Je vais voir l’effet que produira cette
bouteille. J’espère bien qu’elle me fera grandir de nouveau, car, vraiment, j’en ai assez d’être, comme à présent, une créature minuscule ! »
Ce fut bien ce qui se produisit, et beaucoup plus tôt qu’elle ne s’y attendait : avant d’avoir bu la moitié du contenu de la bouteille, elle s’aperçut que sa tête était pressée contre le plafond, si bien qu’elle dut se baisser pour éviter d’avoir le cou rompu. Elle se hâta de remettre la bouteille à sa place, en disant : « Cela suffit comme cela…
J’espère que je ne grandirai plus… Au point où j’en suis, je ne peux déjà plus sortir par la porte… Ce que je regrette d’avoir tant bu ! »
Hélas ! les regrets étaient inutiles ! Elle continuait à grandir sans arrêt, et, bientôt, elle fût obligée de
s’agenouiller sur le plancher : une minute plus tard, elle n’avait même plus assez de place pour rester à genoux, et elle essayait de voir si elle serait mieux en se couchant, un coude contre la porte, son autre bras replié sur la tête. Puis, comme elle ne cessait toujours pas de grandir, elle passa un bras par la fenêtre, mit un pied dans la cheminée, et se dit : « À présent je ne peux pas faire plus, quoi qu’il arrive. Que vais-je devenir ? »
Heureusement pour Alice, la petite bouteille magique avait produit tout son effet et elle s’arrêta de grandir : malgré tout, elle était très mal à l’aise, et, comme elle semblait ne pas avoir la moindre chance de pouvoir sortir, un jour, de la petite chambre, il n’était pas surprenant qu’elle se sentît malheureuse.
« C’était bien plus agréable à la maison, pensa la pauvre Alice ; on ne grandissait pas et on ne rapetissait pas à tout bout de champ, et il n’y avait pas de souris, ni de lapin, pour vous donner sans cesse des ordres. Je regrette presque d’être entrée dans ce terrier… Et pourtant… et pourtant… le genre de vie que je mène ici, est vraiment très curieux ! Je me demande ce qui a bien pu m’arriver ! Au temps où je lisais des contes de fées, je m’imaginais que ce genre de choses n’arrivait jamais, et voilà que je me trouve en plein dedans ! On devrait écrire un livre sur moi, cela, oui ! Quand je serai grande, j’en écrirai un… Mais je suis assez grande maintenant, ajouta-t-elle d’une voix désolée ;
en tout cas, ici, je n’ai plus du tout de place pour grandir. »
« Mais alors, pensa Alice, est-ce que j’aurai toujours l’âge que j’ai aujourd’hui ? D’un côté ce serait bien réconfortant de ne jamais devenir une vieille femme… mais, d’un autre côté, avoir des leçons à apprendre pendant toute ma vie !… Oh ! je n’aimerais pas cela du tout ! »
« Ma pauvre Alice, ce que tu peux être sotte ! se répondit-elle. Comment pourrais-tu apprendre des leçons ici ? C’est tout juste s’il y a assez de place pour toi, et il n’y en a pas du tout pour un livre de classe ! »
Elle continua de la sorte pendant un bon moment, tenant une véritable conversation à elle seule, en faisant alternativement les questions et les réponses. Puis, au bout de quelques minutes, elle entendit une voix à l’extérieur de la maison, et se tut pour écouter.
« Marie-Anne ! Marie-Anne ! disait la voix. Apportez-moi mes gants tout de suite ! » Ensuite, Alice entendit un bruit de pas pressés dans l’escalier. Elle comprit que c’était le Lapin qui venait voir ce qu’elle devenait, et elle se mit à trembler au point d’ébranler toute la maison, car elle avait oublié qu’elle était à présent mille fois plus grosse que le Lapin et qu’elle n’avait plus aucune raison d’en avoir peur. Bientôt le Lapin arriva à la porte et essaya de l’ouvrir ; mais, comme elle s’ouvrait vers l’intérieur, et comme le coude de la fillette était fortement appuyé contre le battant, cette tentative échoua. Alice entendit le Lapin qui disait :
« Puisque c’est ainsi, je vais faire le tour et entrer par la fenêtre. »
« Si tu crois cela, tu te trompes ! » pensa-t-elle. Après avoir attendu le moment où elle crut entendre le Lapin arriver juste sous la fenêtre, elle ouvrit brusquement la main et fit un grand geste comme pour attraper quelque chose. Elle n’attrapa rien, mais elle entendit un cri perçant, un bruit de chute et un fracas de verre brisé : d’où elle conclut que le Lapin avait dû tomber sur un châssis à concombres, ou quelque chose de ce genre. Ensuite résonna une voix furieuse, celle du Lapin, en train de crier : « Pat ! Pat ! Où es-tu ? » Après quoi, une voix qu’elle ne connaissait pas répondit : « Je suis là, pour
sûr ! En train d’arracher des pommes, vot’honneur ! »
« Ah ! vraiment, en train d’arracher des pommes ! répondit le Lapin, en colère. Arrive ici ! Viens m’aider à sortir de là ! » (Nouveau fracas de verre brisé.)
« Maintenant, dis-moi, Pat, que voit-on à la fenêtre ? »
« Pour sûr que c’est un bras, vot’honneur ! » (Il prononçait : brâââs).
« Un bras, imbécile ! Qui a jamais vu un bras de cette taille ? Ma parole, il bouche complètement la fenêtre ! »
« Pour sûr que c’est ben vrai, vot’honneur : mais, c’est un bras tout de même. »
« En tout cas, il n’a rien à faire là : va l’enlever ! »
Cette conversation fut suivie d’un long silence, et Alice n’entendit plus que quelques phrases à voix basse de temps à autre, telles que : « Pour sûr, j’aime pas cela, vot’honneur, du tout, du tout ! » – « Fais ce que je te dis, espèce de poltron ! » Finalement, Alice ouvrit la main de nouveau et fit encore un grand geste comme pour attraper quelque chose. Cette fois, il y eut deux petits cris perçants et un
nouveau fracas de verre brisé. « Combien ont-ils donc de châssis à concombres ! pensa Alice. Je me demande ce qu’ils vont faire à présent ! Pour ce qui est de me faire sortir par la fenêtre, je souhaite seulement qu’ils puissent y arriver ! Je suis certaine de ne pas avoir envie de rester ici plus longtemps ! »
Pendant un moment, elle n’entendit plus rien ; puis vint le grondement sourd de petites roues de charrette et le bruit de plusieurs voix en train de parler en même temps.
Elle distingua les phrases suivantes : « Où est l’autre échelle ? – Voyons, je ne pouvais en apporter qu’une ; c’est Bill qu’a l’autre. – Bill, amène-là ici, mon gars ! – Dressez-les à ce coin-ci. – Non, faut d’abord les attacher bout à bout ; elles n’arrivent pas à la moitié de la hauteur nécessaire. – Oh ! cela ira comme cela, ne fait pas le difficile. – Tiens, Bill, attrape-moi cette corde ! – Est-ce que le toit supportera son poids ? – Attention à cette ardoise qui s’est détachée ! – Cela y est, elle dégringole ! Gare là-dessous ! » (grand fracas.) « Qui a fait cela ? – C’est Bill, je pense. – Qui va descendre dans la cheminée ? – Moi, je ne marche pas ! Vas-y, toi ! – Si c’est comme cela, je n’y vais pas non plus ! – C’est Bill qui doit descendre. – T’entends, Bill ? le maître dit que tu dois descendre dans la
cheminée ! »
« Ah, vraiment ! Bill doit descendre dans la cheminée ? pensa Alice. Ma parole, c’est à croire que tout retombe sur le dos de Bill ! Je ne voudrais pour rien au monde être à la place de Bill : cette cheminée est étroite, c’est vrai, mais je crois bien que j’ai la place pour donner un bon petit coup
de pied ! »
Elle retira son pied de la cheminée aussi loin qu’elle le put, et attendit jusqu’au moment où elle entendit les griffes d’un petit animal (elle ne put deviner quelle sorte d’animal c’était) agripper les parois de la cheminée juste au-dessus d’elle ; alors, en se disant : « Voici Bill », elle donna un
grand coup de pied, et prêta l’oreille pour savoir ce qui allait se passer.
D’abord elle entendit plusieurs voix qui s’exclamaient en chœur : « Voilà Bill qui s’envole ! » Puis la voix du Lapin seul : « Attrapez-le, vous, là-bas, près de la haie ! » Puis il y eut un silence, puis, à nouveau, un chœur de voix confuses : « Relevez-lui la tête. – Un peu d’eau-de-vie maintenant. – Ne l’étouffez pas. – Comment cela s’est-il passé, mon vieux ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Raconte-nous
cela ! »
Finalement, une petite voix faible et grinçante se fit entendre : (« Cela, c’est Bill », pensa Alice.) « Ma parole, je ne sais pas… Non, merci, j’en ai assez… Je me sens mieux maintenant… mais je suis encore trop troublé pour vous raconter… Tout ce que je sais, c’est que quelque chose m’est arrivé dessus comme un diable qui sort d’une boîte, et que je suis parti en l’air comme une fusée ! »
« Pour cela, oui, c’est ben ce que tu as fait, mon vieux ! » s’exclamèrent les autres.
« Il va falloir brûler la maison ! » dit la voix du Lapin ;
« si jamais vous faites cela, je lance Dinah à vos trousses ! » s’écria Alice de toute la force de ses poumons.
Un silence de mort régna aussitôt, et elle pensa : « Je me demande ce qu’ils vont bien pouvoir inventer à présent ! S’ils avaient pour deux sous de bon sens, ils enlèveraient le toit. » Au bout d’une minute ou deux, ils recommencèrent à s’agiter, et Alice entendit le Lapin qui disait : « Une brouettée suffira pour commencer. »
« Une brouettée de quoi ? » se demanda Alice. Mais elle ne tarda pas à être fixée, car, une seconde plus tard, une grêle de petits cailloux s’abattit sur la fenêtre, et quelques uns la frappèrent au visage. « Je vais mettre un terme à toutcela », se dit-elle, et elle s’écria : « Vous ferez bien de ne pas
recommencer ! » ce qui amena, à nouveau, un silence de mort.
Alice remarqua, non sans surprise, que les cailloux, aussitôt qu’ils tombaient sur le plancher, se transformaient en petits gâteaux, et une idée lumineuse lui vint. « Si j’en mange un, pensa-t-elle, il va certainement me faire changer de taille ; et, comme il est impossible qu’il me fasse encore grandir, je suppose qu’il va me rendre plus petite. »
Elle avala donc un gâteau, et fut ravie de voir qu’elle commençait à rapetisser immédiatement. Dès qu’elle fut assez petite pour pouvoir, passer par la porte, elle sortit de la maison en courant et trouva, dehors, une foule de petits animaux et d’oiseaux qui attendaient. Bill, le pauvre petit Lézard, était au milieu du groupe, soutenu par deux cochons d’Inde qui lui faisaient boire le liquide d’un flacon.
Tous se ruèrent dans la direction d’Alice dès qu’elle se montra ; mais elle s’enfuit à toutes jambes et se trouva bientôt en sécurité dans un bois touffu.
« La première chose que je dois faire, se dit-elle tout en marchant dans le bois à l’aventure, c’est retrouver ma taille normale ; la seconde, c’est de trouver le chemin qui mène à ce charmant jardin. Je crois que c’est un très bon plan. »
En vérité, ce plan semblait excellent, à la fois simple et précis ; la seule difficulté c’est qu’Alice n’avait pas la plus petite idée sur la manière de le mettre à exécution. Tandis qu’elle regardait autour d’elle avec inquiétude parmi les arbres, un petit aboiement sec juste au-dessus de sa tête lui fit lever les yeux en toute hâte.
Un énorme chiot la regardait d’en haut avec de grands yeux ronds, et essayait de la toucher en tendant timidement une de ses pattes. « Pauvre petite bête ! » dit Alice d’une voix caressante, et elle faisait de gros efforts pour essayer de le siffler ; mais, en réalité, elle avait terriblement peur à l’idée qu’il pouvait avoir faim car, dans ce cas, il aurait pu tout aussi bien la dévorer, malgré ses cajoleries.
Sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle ramassa un bout de bâton et le lui tendit ; alors le chiot fit un saut en l’air, avec les quatre pattes, en jappant de plaisir, puis il se jeta sur le bâton qu’il fit mine de vouloir mettre en pièces ; alors Alice s’esquiva derrière un grand chardon pour éviter d’être renversée ; mais, dès qu’elle se montra de l’autre côté du chardon, le petit chien se précipita de nouveau sur le
bâton et fit la cabriole dans sa hâte de s’en emparer ; alors Alice, qui avait nettement l’impression de jouer avec un cheval de trait, et qui s’attendait à être piétinée d’un moment à l’autre, s’esquiva de nouveau derrière le chardon ; sur quoi, le chiot exécuta une série de courtes attaques contre le bâton, avançant très peu et reculant beaucoup chaque fois, sans cesser d’aboyer d’une voix rauque ; finalement il s’assit à une assez grande distance, haletant, la langue pendante, et ses grands yeux mi-clos.
Alice jugea qu’elle avait là une bonne occasion de se sauver ; elle partit sans plus attendre, et courut jusqu’à ce qu’elle fût épuisée, hors d’haleine, et que l’aboiement du chiot ne résonnât plus que très faiblement dans le lointain.
« Pourtant, quel charmant chiot c’était ! dit Alice, en s’appuyant contre un bouton d’or pour se reposer, et en s’éventant avec une de ses feuilles. J’aurais bien aimé lui apprendre à faire des tours si… si seulement j’avais eu la taille qu’il faut pour cela ! Oh ! Mon Dieu ! J’avais presque oublié que je dois grandir à nouveau ! Voyons… comment est-ce que je vais m’y prendre ? Je suppose que je devrais manger ou boire quelque chose ; mais la grande question est : quoi ? »
La grande question était certainement : quoi ? Alice regarda les fleurs et les brins d’herbe autour d’elle, sans rien voir qui ressemblât à la chose qu’il fallait manger ou boire, compte tenu des circonstances. Tout près d’elle se dressait un champignon à peu près de sa taille ; quand elle eut
regardé sous le champignon, derrière le champignon, et des deux côtés du champignon, l’idée lui vint qu’elle pourrait également regarder ce qu’il y avait sur le dessus du champignon.
Elle se dressa sur la pointe des pieds, jeta un coup d’œil attentif, et son regard rencontra immédiatement celui d’une grosse chenille bleue, assise les bras croisés, fumant tranquillement un long narguilé, sans prêter la moindre attention à Alice ou à quoi que ce fût.
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