dimanche 19 novembre 2017

Alice au pays des merveilles - Chapitre III - La course cocasse



Ils formaient une assemblée bien grotesque ces êtres singuliers réunis sur le bord de la mare ; les uns avaient leurs plumes tout en désordre, les autres le poil plaqué contre le corps. Tous étaient trempés, de mauvaise humeur, et fort mal à l’aise.
« Comment faire pour nous sécher ? » ce fut la première question, cela va sans dire. Au bout de quelques instants, il sembla tout naturel à Alice de causer familièrement avec ces animaux, comme si elle les connaissait depuis son berceau. Elle eut même une longue discussion avec le Lory, qui, à la fin, lui fit la mine et lui dit d’un air boudeur : « Je suis plus âgé que vous, et je dois par conséquent en savoir plus long. » Alice ne voulut pas accepter cette conclusion avant de savoir l’âge du Lory, et comme celui-ci refusa tout net de le lui dire, cela mit un terme au débat.
Enfin la Souris, qui paraissait avoir un certain ascendant sur les autres, leur cria : « Asseyez-vous tous, et écoutez-moi ! Je vais bientôt vous faire sécher, je vous en réponds ! » Vite, tout le monde s’assit en rond autour de la Souris, sur qui Alice tenait les yeux fixés avec inquiétude, car elle se disait :
« Je vais attraper un vilain rhume si je ne sèche pas bientôt. »
« Hum ! » fit la Souris d’un air d’importance ; « êtes-vous prêts ? Je ne sais rien de plus sec que ceci. Silence dans le cercle, je vous prie. Guillaume le Conquérant, dont le pape avait embrassé le parti, soumit bientôt les Anglais, qui manquaient de chefs, et commençaient à s’accoutumer aux usurpations et aux conquêtes des étrangers. Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrie. »
« Brrr, » fit le Lory, qui grelottait.
« Pardon, » demanda la Souris en fronçant le sourcil, mais fort poliment, « qu’avez-vous dit ? »
« Moi ! rien, » répliqua vivement le Lory.
« Ah ! je croyais, » dit la Souris. « Je continue, Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrie, se déclarèrent en sa faveur, et Stigand, l’archevêque patriote de Cantorbery, trouva cela – »
« Trouva quoi ? » dit le Canard.
« Il trouva cela, » répondit la Souris avec impatience. « Assurément vous savez ce que cela veut dire. »
« Je sais parfaitement ce que cela veut dire ; par exemple : quand moi j’ai
trouvé cela bon ; cela veut dire un ver ou une grenouille, ajouta le Canard.
Mais il s’agit de savoir ce que l’archevêque trouva. »
La Souris, sans prendre garde à cette question, se hâta de continuer.
« L’archevêque trouva cela de bonne politique d’aller avec Edgar Atheling à
la rencontre de Guillaume, pour lui offrir la couronne. Guillaume, d’abord,
fut bon prince ; mais l’insolence des vassaux normands – Eh bien, comment
cela va-t-il, mon enfant ? » ajouta-t-elle en se tournant vers Alice.
« Toujours aussi mouillée, » dit Alice tristement. « Je ne sèche que
d’ennui. »
« Dans ce cas, » dit le Dodo avec emphase, se dressant sur ses pattes, « je
propose l’ajournement, et l’adoption immédiate de mesures énergiques. »
« Parlez français, » dit l’Aiglon ; « je ne comprends pas la moitié de ces
grands mots, et, qui plus est, je ne crois pas que vous les compreniez vousmême.
» L’Aiglon baissa la tête pour cacher un sourire, et quelques-uns des
autres oiseaux ricanèrent tout haut.
« J’allais proposer, » dit le Dodo d’un ton vexé, « une course cocasse ;
c’est ce que nous pouvons faire de mieux pour nous sécher. »
« Qu’est-ce qu’une course cocasse ? » demanda Alice ; non qu’elle
tint beaucoup à le savoir, mais le Dodo avait fait une pause comme s’il
s’attendait à être questionné par quelqu’un, et personne ne semblait disposé
à prendre la parole.
« La meilleure manière de l’expliquer, » dit le Dodo, « c’est de le
faire. » (Et comme vous pourriez bien, un de ces jours d’hiver, avoir envie
de l’essayer, je vais vous dire comment le Dodo s’y prit.)
D’abord il traça un terrain de course, une espèce de cercle (« Du
reste, » disait-il, « la forme n’y fait rien »), et les coureurs furent placés
indifféremment çà et là sur le terrain. Personne ne cria, « Un, deux, trois, en
avant ! » mais chacun partit et s’arrêta quand il voulut, de sorte qu’il n’était
pas aisé de savoir quand la course finirait. Cependant, au bout d’une demiheure,
tout le monde étant sec, le Dodo cria tout à coup : « La course est
finie ! » et les voilà tous haletants qui entourent le Dodo et lui demandent :
« Qui a gagné ? »
Cette question donna bien à réfléchir au Dodo ; il resta longtemps
assis, un doigt appuyé sur le front (pose ordinaire de Shakespeare dans ses
portraits) ; tandis que les autres attendaient en silence. Enfin le Dodo dit :
« Tout le monde a gagné, et tout le monde aura un prix. »
« Mais qui donnera les prix ? » demandèrent-ils tous à la fois.
« Elle, cela va sans dire, » répondit le Dodo, en montrant Alice du doigt,
et toute la troupe l’entoura aussitôt en criant confusément : « Les prix ! Les
prix ! »
13
Alice ne savait que faire ; pour sortir d’embarras elle mit la main dans
sa poche et en tira une boîte de dragées (heureusement l’eau salée n’y avait
pas pénétré) ; puis en donna une en prix à chacun ; il y en eut juste assez
pour faire le tour.
« Mais il faut aussi qu’elle ait un prix, elle, » dit la Souris.
« Comme de raison, » reprit le Dodo gravement. « Avez-vous encore
quelque chose dans votre poche ? » continua-t-il en se tournant vers Alice.
« Un dé ; pas autre chose, » dit Alice d’un ton chagrin.
« Faites passer, » dit le Dodo. Tous se groupèrent de nouveau autour
d’Alice, tandis que le Dodo lui présentait solennellement le dé en disant :
« Nous vous prions d’accepter ce superbe dé. » Lorsqu’il eut fini ce petit
discours, tout le monde cria « Hourra ! »
Alice trouvait tout cela bien ridicule, mais les autres avaient l’air si grave,
qu’elle n’osait pas rire ; aucune réponse ne lui venant à l’esprit, elle se
contenta de faire la révérence, et prit le dé de son air le plus sérieux.
Il n’y avait plus maintenant qu’à manger les dragées ; ce qui ne se fit pas
sans un peu de bruit et de désordre, car les gros oiseaux se plaignirent de n’y
trouver aucun goût, et il fallut taper dans le dos des petits qui étranglaient.
Enfin tout rentra dans le calme. On s’assit en rond autour de la Souris, et on
la pria de raconter encore quelque chose.
« Vous m’avez promis de me raconter votre histoire, » dit Alice, « et de
m’expliquer pourquoi vous détestez – les chats et les chiens, » ajouta-t-elle
tout bas, craignant encore de déplaire.
La Souris, se tournant vers Alice, soupira et lui dit : « Mon histoire sera
longue et traînante. »
« Tiens ! tout comme votre queue, » dit Alice, frappée de la ressemblance,
et regardant avec étonnement la queue de la Souris tandis que celle-ci parlait.
Les idées d’histoire et de queue longue et traînante se brouillaient dans
l’esprit d’Alice à peu près de cette façon : – Canichon dit à la Souris qu’il
rencontra dans le logis : « Je crois le moment fort propice de te faire aller
en justice. Je ne doute pas du succès que doit avoir notre procès. Vite,
allons, commençons l’affaire. Ce matin je n’ai rien à faire. » La Souris dit
à Canichon :« Sans juge et sans jurés, mon bon ! » Mais Canichon plein de
malice dit : « C’est moi qui suis la justice et que tu aies raison ou tort, je
vais te condamner à mort. »
« Vous ne m’écoutez pas, » dit la Souris à Alice d’un air sévère. « À quoi
pensez-vous donc ? »
« Pardon, » dit Alice humblement. « Vous en étiez au cinquième détour. »
« Détour ! » dit la Souris d’un ton sec. « Croyez-vous donc que je manque
de véracité ? »
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« Des vers à citer ? oh ! je puis vous en fournir quelques-uns ! » dit Alice,
toujours prête à rendre service.
« On n’a pas besoin de vous, » dit la Souris. « C’est m’insulter que de
dire de pareilles sottises. » Puis elle se leva pour s’en aller.
« Je n’avais pas l’intention de vous offenser, » dit Alice d’une voix
conciliante. « Mais franchement vous êtes bien susceptible. »
La Souris grommela quelque chose entre ses dents et s’éloigna.
« Revenez, je vous en prie, finissez votre histoire, » lui cria Alice ; et tous
les autres dirent en chœur : « Oui, nous vous en supplions. » Mais la Souris
secouant la tête ne s’en alla que plus vite.
« Quel dommage qu’elle ne soit pas restée ! » dit en soupirant le Lory,
sitôt que la Souris eut disparu.
Un vieux crabe, profitant de l’occasion, dit à son fils : « Mon enfant, que
cela vous serve de leçon, et vous apprenne à ne vous emporter ! » jamais !
« Taisez-vous donc, papa, » dit le jeune crabe d’un ton aigre. « Vous feriez
perdre patience à une huître. »
« Ah ! si Dinah était ici, » dit Alice tout haut sans s’adresser à personne.
« C’est elle qui l’aurait bientôt ramenée. »
« Et qui est Dinah, s’il n’y a pas d’indiscrétion à le demander ? » dit le
Lory.
Alice répondit avec empressement, car elle était toujours prête à parler
de sa favorite : « Dinah, c’est notre chatte. Si vous saviez comme elle attrape
bien les souris ! Et si vous la voyiez courir après les oiseaux ; aussitôt vus,
aussitôt croqués. »
Ces paroles produisirent un effet singulier sur l’assemblée. Quelques
oiseaux s’enfuirent aussitôt ; une vieille pie s’enveloppant avec soin
murmura : « Il faut vraiment que je rentre chez moi, l’air du soir ne vaut
rien pour ma gorge ! » Et un canari cria à ses petits d’une voix tremblante :
« Venez mes enfants ; il est grand temps que vous vous mettiez au lit ! »
Enfin, sous un prétexte ou sous un autre, chacun s’esquiva, et Alice se
trouva bientôt seule.
« Je voudrais bien n’avoir pas parlé de Dinah, » se dit-elle tristement.
« Personne ne l’aime ici, et pourtant c’est la meilleure chatte du monde !
Oh ! chère Dinah, te reverrai-je jamais ? » Ici la pauvre Alice se reprit à
pleurer ; elle se sentait seule, triste, et abattue.
Au bout de quelque temps elle entendit au loin un petit bruit de pas ;
elle s’empressa de regarder, espérant que la Souris avait changé d’idée et
revenait finir son histoire.

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