mercredi 29 août 2018

IX. Le puits.



Agnella, Violette et Passerose se dirigèrent lentement vers les murs calcinés de la ferme. Avec le courage du désespoir, elles travaillèrent à enlever les décombres fumants ; deux jours se passèrent avant qu’elles eussent tout déblayé ; aucun vestige du pauvre Ourson n’apparaissait ; et pourtant elles avaient enlevé morceau par morceau, poignée par poignée, tout ce qui recouvrait le sol. En soulevant les dernières planches demibrûlées, Violette aperçut avec surprise une ouverture qu’elle dégagea précipitamment : c’était l’orifice d’un puits. Son cœur battit avec violence ; un vague espoir s’y glissait.

« Ourson ! dit-elle d’une voix éteinte.

– Violette, Violette chérie ; je suis là ; je suis sauvé ! » Violette ne répondit que par un cri étouffé ; elle perdit connaissance et tomba dans le puits qui renfermait son cher Ourson. Si la bonne fée Drôlette n’avait protégé sa chute, Violette se serait brisé la tête et les membres contre les parois du puits ; mais la fée Drôlette, qui leur avait déjà rendu tant de services, soutint Violette et la fit arriver doucement aux pieds d’Ourson. La connaissance revint bien vite à Violette. Ni l’un ni l’autre ne pouvait croire à tant de bonheur ! Ni l’un ni l’autre ne se lassait de donner et de recevoir les plus tendres assurances d’affection ! Ils furent tirés de leur extase par les cris de Passerose, qui, ne voyant plus Violette et la cherchant dans les ruines, avait trouvé le puits découvert ; regardant au fond, elle avait aperçu la robe blanche de Violette et s’était figuré que Violette s’était précipitée à dessein dans le puits et y avait trouvé la mort qu’elle cherchait. Passerose criait à se briser les poumons ; Agnella arrivait lentement, pour connaître la cause de ses cris. « Tais-toi, Passerose, lui dit Ourson en élevant la voix ; tu vas effrayer notre mère. Je suis ici avec Violette ; nous sommes bien, nous ne manquons de rien.

– Bonheur, bonheur ! cria Passerose ; les voilà, les voilà !… Madame, Madame, venez donc. Plus vite, plus vite !… Ils sont là, ils sont bien ; ils ne manquent de rien. »

Agnella, pâle, demi-morte, écoutait Passerose sans comprendre. Tombée à genoux, elle n’avait plus la force de se relever. Mais quand elle entendit la voix de son cher Ourson qui appelait : « Mère, chère mère, votre pauvre Ourson vit encore », elle bondit vers l’ouverture du puits, et s’y serait précipitée si Passerose ne l’avait saisie dans ses bras et ne l’avait vivement tirée en arrière.

« Pour l’amour de lui, chère reine, n’allez pas vous jeter dans ce trou ; vous vous y tueriez. Je vais vous l’avoir, ce cher Ourson, avec sa Violette. »

Agnella, tremblante de bonheur, comprit la sagesse du conseil de Passerose. Elle resta immobile, palpitante, pendant que Passerose courait chercher une échelle.

Passerose fut longtemps absente. Il faut l’excuser, car elle aussi était un peu troublée. Au lieu de l’échelle, elle saisissait une corde, puis une fourche, puis une chaise. Elle pensa même, un instant, à faire descendre la vache au fond du puits pour que le pauvre Ourson pût boire du lait tout chaud. Enfin, elle trouva cette échelle qui était là devant elle, sous sa main, et qu’elle ne voyait pas.

Pendant que Passerose cherchait l’échelle, Ourson et Violette ne cessaient de causer de leur bonheur, de se raconter leur désespoir, leurs angoisses.

« Je passai heureusement à travers les flammes, dit Ourson ; je cherchai à tâtons l’armoire de ma mère ; la fumée me suffoquait et m’aveuglait, lorsque je me sentis enlever par les cheveux et précipiter au fond de ce puits où tu es venue me rejoindre, chère Violette. Au lieu d’y trouver de l’eau ou de l’humidité, j’y sentis une douce fraîcheur. Un tapis moelleux en garnissait le fond, comme tu peux le voir encore ; une lumière suffisante m’éclairait ; je trouvai près de moi des provisions que voici, mais auxquelles je n’ai pas touché ; quelques gorgées de vin m’ont suffi. La certitude de ton désespoir et de celui de notre mère me rendait si malheureux que la fée Drôlette eut pitié de moi : elle m’apparut sous tes traits, chère Violette. Je la pris pour toi, et je m’élançai pour te saisir dans mes bras, mais je ne trouvai qu’une forme vague comme l’air, comme la vapeur. Je pouvais la voir, mais je ne pouvais la toucher.

« – Ourson, me dit la fée en riant, je ne suis pas Violette ; j’ai pris ses traits pour mieux te témoigner mon amitié. Rassuretoi, tu la verras demain. Elle pleure amèrement parce qu’elle te croit mort, mais demain je te l’enverrai ; elle te fera visite au fond de ton puits ; elle t’accompagnera quand tu sortiras de ce tombeau, et tu verras ta mère, et le ciel, et ce beau soleil que ni ta mère ni Violette ne veulent plus contempler, mais qui leur paraîtra bien beau quand tu seras près d’elles. Tu reviendras plus tard dans ce puits ; il contient ton bonheur.

« – Mon bonheur ? répondis-je à la fée. Quand j’aurai retrouvé ma mère et Violette, j’aurai retrouvé tout mon bonheur.

« – Crois ce que je te dis ; ce puits contient ton bonheur et celui de Violette.

« – Le bonheur de Violette, Madame, est de vivre près de moi et de ma mère.

– Ah ! que tu as bien répondu, cher Ourson, interrompit Violette. Mais que dit la fée ?

– «Je sais ce que je dis, me répondit-elle. Sous peu de jours, il manquera quelque chose à ton bonheur. C’est ici que tu le trouveras. Au revoir, Ourson ! » – « Au revoir, Madame ! et bientôt, j’espère… » – « Quand tu me reverras, tu ne seras guère content, mon pauvre enfant, et tu voudras bien alors ne m’avoir jamais vue. Silence et adieu ! »

« Et elle s’envola en riant, laissant après elle un parfum délicieux et quelque chose de suave, de bienfaisant, qui répandait le calme dans mon cœur. Je ne souffrais plus, je t’attendais. »

Violette, à son tour, avait mieux compris pourquoi le retour de la fée ne serait pas bien vu d’Ourson. Depuis que la confidence d’Agnella lui avait révélé la nature du sacrifice qu’elle pouvait s’imposer, elle était décidée à l’accomplir malgré la résistance inévitable d’Ourson. Elle ne songeait qu’au bonheur de lui donner un immense témoignage d’affection. Cette espérance doublait sa joie de l’avoir retrouvé.

Quand Ourson eut fini son récit, ils entendirent la voix éclatante de Passerose qui leur criait :

« Voilà, voilà l’échelle, mes enfants… Je vous la descends… Prenez garde qu’elle ne vous tombe sur la tête… Vous devez avoir des provisions ; montez-les donc, s’il vous plaît, nous sommes un peu à court là-haut. Depuis deux jours je n’ai avalé que du lait et de la poussière ; votre mère et Violette n’ont vécu que d’air et de leurs larmes… Doucement donc… Prenez garde de briser les échelons… Madame, Madame, les voici : voici la tête d’Ourson et celle de Violette… Bon ; enjambez ; vous y voilà ! »

Agnella, toujours pâle et tremblante, ne bougeait pas plus qu’une statue. Après avoir vu Violette en sûreté, Ourson sauta hors du puits et se précipita dans les bras de sa mère qui le couvrit de larmes et de baisers. Elle le tint longtemps embrassé ; le voir là quand elle l’avait cru mort lui semblait un rêve. Enfin Passerose termina cette scène d’attendrissement en saisissant Ourson et en lui disant :

« À mon tour donc ! On m’oublie parce que je ne m’inonde pas de mes larmes, parce que j’ai conservé ma tête et mes forces. N’est-ce pas moi pourtant qui vous ai fait sortir de ce vilain trou où vous étiez si bien, disiez-vous ?

– Oui, oui, ma bonne Passerose, je t’aime bien, crois-le, et je te remercie de nous avoir tirés du puits où j’étais, en effet, si bien depuis que ma chère Violette y était descendue.

– À propos, mais j’y pense, dites-moi donc, Violette, comment êtes-vous descendue là-dedans sans vous tuer ?

– Je n’y suis pas descendue, Passerose, j’y suis tombée ; Ourson m’a reçue dans ses bras.

– Tout cela n’est pas clair, dit Passerose, il y a de la fée làdedans.

– Oui, mais c’est la bonne et aimable fée, dit Ourson. Puisse-t-elle l’emporter toujours sur sa méchante sœur ! »

Tout en causant, chacun commença à sentir des tiraillements d’estomac qui indiquaient clairement qu’on avait besoin de dîner. Ourson avait laissé au fond du puits les provisions de la fée. Pendant qu’on s’embrassait encore et qu’on pleurait un peu par souvenir, Passerose, sans dire mot, descendit dans le puits et remonta bientôt avec les provisions, qu’elle plaça en dehors de la maison sur une botte de paille ; elle apporta autour de cette table improvisée quatre autres bottes qui devaient servir de sièges.

« Le dîner est servi, dit-elle, venez manger. Nous en avons tous besoin ; la pauvre madame et Violette tombent d’inanition. Ourson a bu, mais il n’a pas mangé. Voici un pâté, voici un jambon, du pain, du vin ! Vive la bonne fée ! »

Agnella, Violette et Ourson ne se le firent pas dire deux fois ; ils se mirent gaiement à table. L’appétit était bon, le repas excellent ; le bonheur brillait sur tous les visages. On causait, on riait, on se serrait les mains, on était heureux.

Quand le dîner fut terminé, Passerose s’étonna que la fée n’eût pas pourvu à leurs besoins.

« Voyez, dit-elle, la maison reste en ruines ; tout nous manque. L’étable est notre seul abri, la paille notre seul coucher, les provisions du puits sont notre seule nourriture. Jadis, tout arrivait avant même qu’on eût le temps de le demander. »

Agnella regarda vivement sa main : l’anneau n’y était plus !… Il fallait désormais gagner son pain à la sueur de son front. Ourson et Violette, voyant son air triste, lui en demandèrent la cause.

« Hélas ! mes enfants, vous me trouverez sans doute bien ingrate, au milieu de notre bonheur, de m’inquiéter de l’avenir ! Mais je m’aperçois que, dans l’incendie, j’ai perdu la bague que m’a donnée la fée et qui devait fournir à toutes nos nécessités, tant que je l’aurais à mon doigt. Je ne l’ai plus ; qu’allons-nous faire ?

– Pas d’inquiétude, chère mère. Ne suis-je pas grand et fort ? Je chercherai de l’ouvrage, et vous vivrez de mon salaire.

– Et moi donc, dit Violette, ne puis-je aussi aider ma bonne mère et notre chère Passerose ? En cherchant de l’ouvrage pour toi, Ourson, tu en trouveras pour moi aussi.

– Je vais en chercher de ce pas, dit Ourson. Adieu, mère ; au revoir, Violette.

Et, leur baisant les mains, il partit d’un pas léger. Il ne prévoyait guère, le pauvre Ourson, l’accueil qui l’attendait dans les trois maisons où il demanderait de l’occupation.

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