vendredi 24 août 2018

IV. Le rêve.



Le lendemain, ce fut Ourson qui s’éveilla le premier, grâce au mugissement de la vache. Il se frotta les yeux, regarda autour de lui, se demandant pourquoi il était dans une étable ; il se rappela les événements de la veille, sauta à bas de son tas de foin et courut bien vite à la fontaine pour se débarbouiller.

Pendant qu’il se lavait, Passerose, qui s’était levée de bonne heure comme Ourson, sortit pour traire la vache et laissa la porte de la maison ouverte. Ourson entra sans faire de bruit, pénétra jusqu’à la chambre de sa mère qui dormait encore et entrouvrit les rideaux du lit de Violette ; elle dormait comme Agnella.

Ourson la regardait dormir et souriait de la voir sourire dans ses rêves. Tout à coup le visage de Violette se contracta ; elle poussa un cri, se releva à demi, et, jetant ses petits bras au cou d’Ourson, elle s’écria :

« Ourson, bon Ourson, sauver Violette ! Pauvre Violette dans l’eau ! Méchant crapaud tirer Violette ! »

Et elle s’éveilla en pleurant, avec tous les symptômes d’une vive frayeur ; elle tenait Ourson serré de ses deux petits bras ; il avait beau la rassurer, la consoler, l’embrasser, elle criait toujours :

« Méchant crapaud ! bon Ourson ! sauver Violette ! »

Agnella, qui s’était éveillée au premier cri, ne comprenait rien à la terreur de Violette ; enfin elle parvint à la calmer, et Violette raconta :

« Violette promener, et Ourson conduire Violette ; Ourson plus donner la main, plus regarder Violette. Méchant crapaud venir tirer Violette dans l’eau ; pauvre Violette tomber et appeler Ourson. Et bon Ourson venir et sauver Violette. Et Violette bien aimer bon Ourson, continua-t-elle d’une voix attendrie ; Violette jamais oublier bon Ourson. »

En disant ces mots, Violette se jeta dans les bras d’Ourson, qui, ne craignant pas l’effet terrifiant de sa peau velue, l’embrassa mille fois et la rassura de son mieux.

Agnella ne douta pas que ce rêve ne fût un avertissement envoyé par la fée Drôlette ; elle résolut de veiller avec soin sur Violette et d’instruire Ourson de tout ce qu’elle pouvait lui révéler sans désobéir à la fée. Quand elle eut levé et habillé Violette, elle appela Ourson pour déjeuner. Passerose leur apportait une jatte de lait tout frais tiré, du bon pain bis et une motte de beurre. Violette sauta de joie quand elle vit ce bon déjeuner.

« Violette aimer beaucoup bon lait, dit-elle ; aimer beaucoup bon pain, aimer beaucoup bon beurre. Violette bien contente ; aimer tout avec bon Ourson et maman Ourson.

– Je ne m’appelle pas maman Ourson, dit Agnella en riant, appelle-moi maman.

– Oh ! non, pas maman, reprit Violette en secouant tristement la tête, maman, c’est la maman là-bas qui est perdue. Maman, toujours dormir, jamais promener, jamais soigner Violette ; jamais parler à Violette, jamais embrasser Violette ; maman Ourson parler, marcher, embrasser pauvre Violette, habiller Violette… Violette aimer maman Ourson, beaucoup, beaucoup », ajouta-t-elle en saisissant la main d’Agnella, la baisant et la pressant ensuite contre son cœur.

Agnella ne répondit qu’en l’embrassant tendrement. Ourson était attendri ; ses yeux devenaient humides ; Violette s’en aperçut, lui passa les mains sur les yeux et lui dit d’un air suppliant : « Ourson, pas pleurer, je t’en prie. Si Ourson pleure, Violette pleurer aussi.

– Non, non, chère petite Violette, je ne pleure pas ; ne pleure pas non plus ; mangeons notre déjeuner et puis nous irons promener. »

Ils déjeunèrent tous avec appétit ; Violette battait des mains, s’interrompait sans cesse pour s’écrier, la bouche pleine :

« Ah ! que c’est bon ! Violette aimer beaucoup cela ! Violette très contente ! »

Après le déjeuner, Ourson et Violette sortirent pendant qu’Agnella et Passerose faisaient le ménage. Ourson jouait avec Violette, lui cueillait des fleurs et des fraises. Violette lui dit :

« Violette promener toujours avec Ourson ; Ourson toujours jouer avec Violette.

– Je ne pourrai pas toujours jouer, ma petite Violette. Il faut que j’aide maman et Passerose.

– Aider à quoi faire, Ourson ?

– Aider à balayer, à essuyer, à prendre soin de la vache, à couper de l’herbe, à apporter du bois et de l’eau.

– Violette aussi aider Ourson.

– Tu es encore bien petite, chère Violette ; mais tu pourras toujours essayer. »

Quand ils rentrèrent à la maison, Ourson se mit à l’ouvrage. Violette le suivait partout ; elle l’aidait de son mieux, ou elle croyait l’aider car elle était trop petite pour être réellement utile. Mais au bout de quelques jours, elle commença à savoir laver les tasses et les assiettes, étendre et plier le linge, essuyer la table ; elle allait à la laiterie avec Passerose, l’aider à passer le lait, l’écrémer, à laver les dalles de pierre. Elle n’avait jamais d’humeur ; jamais elle ne désobéissait, jamais elle ne répondait avec impatience ou colère. Ourson l’aimait de plus en plus ; Agnella et Passerose la chérissaient également, et d’autant plus qu’elles savaient que Violette était la cousine d’Ourson.

Violette les aimait bien aussi, mais elle aimait Ourson plus tendrement encore ; et comment ne pas aimer un si excellent garçon qui s’oubliait toujours pour elle, qui cherchait constamment ce qui pouvait l’amuser, lui plaire, qui se serait fait tuer pour sa petite amie ?

Agnella profita d’un jour où Passerose avait emmené Violette au marché, pour lui raconter l’événement fâcheux et imprévu qui avait précédé sa naissance ; elle lui révéla la possibilité de se débarrasser de cette hideuse peau velue, en acceptant en échange la peau blanche et unie d’une personne qui ferait ce sacrifice par affection et reconnaissance.

« Jamais, s’écria Ourson, jamais je ne provoquerai ni accepterai un pareil sacrifice ! Jamais je ne consentirai à vouer un être qui m’aimerait au malheur auquel m’a condamné la vengeance de la fée Rageuse ! Jamais, par l’effet de ma volonté, un cœur capable d’un tel sacrifice ne souffrira tout ce que j’ai souffert et tout ce que j’ai à souffrir encore de l’antipathie, de la haine des hommes ! »

Agnella lutta en vain contre la volonté bien arrêtée d’Ourson. Il lui demanda avec instances de ne jamais lui parler de cet échange, auquel il ne donnerait certes pas son consentement, et de n’en jamais parler à Violette ni à aucune autre personne qui lui serait attachée. Elle le lui promit après avoir combattu faiblement, car au fond elle admirait et approuvait cette résolution. Elle espérait aussi que la fée Drôlette récompenserait les sentiments si nobles, si généreux de son petit protégé en le délivrant elle-même de sa peau velue.

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