mardi 14 août 2018

II. La fée Détestable



II. La fée Détestable.

Rosalie regarda avidement ; la maisonnette était sombre ; elle ne voyait rien ; elle entendit la petite voix qui dit :

« Merci, Rosalie, c’est à toi que je dois ma délivrance. »

La voix semblait venir de terre ; elle regarda, et aperçut dans un coin deux petits yeux brillants qui la regardaient avec malice.

« Ma ruse a réussi, Rosalie, pour te faire céder à ta curiosité. Si je n’avais chanté et parlé, tu t’en serais retournée et j’étais perdue. Maintenant que tu m’as délivrée, toi et ton père vous êtes en mon pouvoir. »

Rosalie, sans bien comprendre encore l’étendue du malheur qu’elle avait causé par sa désobéissance, devina pourtant que c’était une ennemie dangereuse que son père retenait captive, et elle voulut se retirer et fermer la porte.

« Halte-là, Rosalie, il n’est plus en ton pouvoir de me retenir dans cette odieuse prison, d’où je ne serais jamais sortie si tu avais attendu tes quinze ans. »

Au même moment la maisonnette disparut ; la clef seule resta dans les mains de Rosalie consternée. Elle vit alors près d’elle une petite Souris grise qui la regardait avec ses petits yeux étincelants et qui se mit à rire d’une petite voix discordante.

« Hi ! hi ! hi ! quel air effaré tu as, Rosalie ! En vérité, tu m’amuses énormément. Que tu es donc gentille d’avoir été si curieuse ! Voilà près de quinze ans que je suis enfermée dans cette affreuse prison, ne pouvant faire du mal à ton père, que je hais, et à toi que je déteste parce que tu es sa fille.

– Et qui êtes-vous donc, méchante Souris ?

– Je suis l’ennemie de ta famille, ma mie ! Je m’appelle la fée Détestable, et je porte bien mon nom, je t’assure ; tout le monde me déteste et je déteste tout le monde. Je te suivrai partout, Rosalie.

– Laissez-moi, misérable ! Une Souris n’est pas bien à craindre, et je trouverai bien moyen de me débarrasser de vous.

– C’est ce que nous verrons, ma mie ; je m’attache à vos pas partout où vous irez. »

Rosalie courut du côté de la maison ; chaque fois qu’elle se retournait, elle voyait la Souris qui galopait après elle en riant d’un air moqueur. Arrivée dans la maison, elle voulut écraser la Souris dans la porte, mais la porte resta ouverte malgré les efforts de Rosalie tandis que la Souris restait sur le seuil.

« Attends, méchante bête ! » s’écria Rosalie, hors d’elle de colère et d’effroi.

Elle saisit un balai et allait en donner un coup violent sur la Souris, lorsque le balai devint flamboyant et lui brûla les mains ; elle le jeta vite à terre et le poussa du pied dans la cheminée pour que le plancher ne prît pas feu. Alors, saisissant un chaudron qui bouillait au feu, elle le jeta sur la Souris ; mais l’eau bouillante était devenue du bon lait frais ; la Souris se mit à boire en disant :

« Que tu es aimable, Rosalie ! Non contente de m’avoir délivrée, tu me donnes un excellent déjeuner ! » La pauvre Rosalie se mit à pleurer amèrement ; elle ne savait que devenir, lorsqu’elle entendit son père qui rentrait. « Mon père ! dit-elle, mon père ! Oh Souris, par pitié, va-t’en ! que mon père ne te voie pas !

– Je ne m’en irai pas, mais je veux bien me cacher derrière tes talons, jusqu’à ce que ton père apprenne ta désobéissance. »

À peine la Souris était-elle blottie derrière Rosalie, que Prudent entra ; il regarda Rosalie, dont l’air embarrassé et la pâleur trahissaient l’effroi.

« Rosalie, dit Prudent d’une voix tremblante, j’ai oublié la clef de la maisonnette ; l’as-tu trouvée ?

– La voici, mon père, dit Rosalie en la lui présentant et devenant très rouge.

– Qu’est-ce donc que cette crème renversée ?

– Mon père, c’est le chat.

– Comment, le chat ? Le chat a apporté au milieu de la chambre une chaudronnée de lait pour le répandre ?

– Non, mon père, c’est moi qui, en le portant, l’ai renversé. »

Rosalie parlait bien bas et n’osait pas regarder son père. « Prends le balai, Rosalie, pour enlever cette crème.

– Il n’y a plus de balai, mon père.

– Plus de balai !Il y en avait un quand je suis sorti.

– Je l’ai brûlé, mon père, par mégarde, en… en… » Elle s’arrêta. Son père la regarda fixement, jeta un coup d’œil inquiet autour de la chambre, soupira et se dirigea lentement vers la maisonnette du parc. Rosalie tomba sur une chaise en sanglotant ; la Souris ne bougeait pas. Peu d’instants après, Prudent rentra précipitamment, le visage bouleversé d’effroi.

« Rosalie, malheureuse enfant, qu’as-tu fait ? Tu as cédé à ta fatale curiosité, et tu as délivré notre plus cruelle ennemie.

– Mon père, pardonnez-moi, pardonnez-moi, s’écria Rosalie en se jetant à ses pieds ; j’ignorais le mal que je faisais.

– C’est ce qui arrive toujours quand on désobéit, Rosalie : on croit ne faire qu’un petit mal, et on en fait un très grand à soi et aux autres.

– Mais, mon père, qu’est-ce donc que cette Souris qui vous cause une si grande frayeur ? Comment, si elle a tant de pouvoir, la reteniez-vous prisonnière, et pourquoi ne pouvezvous pas la renfermer de nouveau ?

– Cette Souris, ma fille, est une fée méchante et puissante ; moi-même je suis le génie Prudent, et puisque tu as délivré mon ennemie, je puis te révéler ce que je devais te cacher jusqu’à l’âge de quinze ans.

« Je suis donc, comme je te le disais, le génie Prudent ; ta mère n’était qu’une simple mortelle ; mais ses vertus et sa beauté touchèrent la reine des fées aussi bien que le roi des génies, et ils me permirent de l’épouser.

« Je donnai de grandes fêtes pour mon mariage ; malheureusement j’oubliai d’y convoquer la fée Détestable, qui, déjà irritée de me voir épouser une princesse, après mon refus d’épouser une de ses filles, me jura une haine implacable ainsi qu’à ma femme et à mes enfants.

« Je ne m’effrayai pas de ses menaces, parce que j’avais moi-même une puissance presque égale à la sienne, et que j’étais fort aimé de la reine des fées. Plusieurs fois j’empêchai par mes enchantements l’effet de la haine de Détestable. Mais, peu d’heures après ta naissance, ta mère ressentit des douleurs très vives, que je ne pus calmer ; je m’absentai un instant pour invoquer le secours de la reine des fées. Quand je revins, ta mère n’existait plus : la méchante fée avait profité de mon absence pour la faire mourir, et elle allait te douer de tous les vices et de tous les maux possibles ; heureusement que mon retour paralysa sa méchanceté. Je l’arrêtai au moment où elle venait de te douer d’une curiosité qui devait faire ton malheur et te mettre à quinze ans sous son entière dépendance. Par mon pouvoir uni à celui de la reine des fées, je contrebalançai cette fatale influence, et nous décidâmes que tu ne tomberais à quinze ans en son pouvoir que si tu succombais trois fois à ta curiosité dans des circonstances graves. En même temps, la reine des fées, pour punir Détestable, la changea en souris, l’enferma dans la maisonnette que tu as vue, et déclara qu’elle ne pourrait pas en sortir, Rosalie, à moins que tu ne lui en ouvrisses volontairement la porte ; qu’elle ne pourrait reprendre sa première forme de fée que si tu succombais trois fois à ta curiosité avant l’âge de quinze ans ; enfin, que si tu résistais au moins une fois à ce funeste penchant, tu serais à jamais affranchie, ainsi que moi, du pouvoir de Détestable. Je n’obtins toutes ces faveurs qu’à grand-peine, Rosalie, et en promettant que je partagerais ton sort et que je deviendrais comme toi l’esclave de Détestable si tu te laissais aller trois fois à ta curiosité. Je me promis de t’élever de manière à détruire en toi ce fatal défaut, qui pouvait causer tant de malheurs.

« C’est pour cela que je t’enfermai dans cette enceinte ; que je ne te permis jamais de voir aucun de tes semblables, pas même de domestiques. Je te procurais par mon pouvoir tout ce que tu pouvais désirer, et déjà je m’applaudissais d’avoir si bien réussi ; dans trois semaines tu devais avoir quinze ans, et te trouver à jamais délivrée du joug odieux de Détestable, lorsque tu me demandas cette clef à laquelle tu semblais n’avoir jamais pensé. Je ne pus te cacher l’impression douloureuse que fit sur moi cette demande ; mon trouble excita ta curiosité ; malgré ta gaieté, ton insouciance factice, je pénétrai dans ta pensée, et juge de ma douleur quand la reine des fées m’ordonna de te rendre la tentation possible et la résistance méritoire, en laissant ma clef à ta portée au moins une fois ! Je dus la laisser, cette clef fatale, et te faciliter, par mon absence, les moyens de succomber ; imagine, Rosalie, ce que je souffris pendant l’heure que je dus te laisser seule, et quand je vis à mon retour ton embarras et ta rougeur, qui ne m’indiquaient que trop que tu n’avais pas eu le courage de résister. Je devais tout te cacher et ne t’instruire de ta naissance et des dangers que tu avais courus le jour où tu aurais quinze ans, sous peine de te voir tomber au pouvoir de Détestable.

« Et maintenant, Rosalie, tout n’est pas perdu ; tu peux encore racheter ta faute en résistant pendant quinze jours à ton funeste penchant. Tu devais être unie à quinze ans à un charmant prince de nos parents, le prince Gracieux ; cette union est encore possible.

« Ah ! Rosalie, ma chère enfant ; par pitié pour toi, si ce n’est pas pour moi, aie du courage et résiste. »

Rosalie était restée aux genoux de son père, le visage caché dans ses mains et pleurant amèrement ; à ces dernières paroles, elle reprit un peu de courage, et, l’embrassant tendrement, elle lui dit :

« Oui, mon père, je vous le jure, je réparerai ma faute ; ne me quittez pas, mon père, et je chercherai près de vous le courage qui pourrait me manquer si j’étais privée de votre sage et paternelle surveillance.

– Ah ! Rosalie, il n’est plus en mon pouvoir de rester près de toi ; je suis sous la puissance de mon ennemie ; elle ne me permettra sans doute pas de rester pour te prémunir contre les pièges que te tendra sa méchanceté. Je m’étonne de ne l’avoir pas encore vue, car le spectacle de mon affliction doit avoir pour elle de la douceur.

– J’étais près de toi aux pieds de ta fille, dit la Souris grise de sa petite voix aigre, en se montrant au malheureux génie. Je me suis amusée au récit de ce que je t’ai déjà fait souffrir, et c’est ce qui fait que je ne me suis pas montrée plus tôt. Dis adieu à ta chère Rosalie ; je l’emmène avec moi, et je te défends de la suivre. »

En disant ces mots, elle saisit, avec ses petites dents aiguës, le bas de la robe de Rosalie, pour l’entraîner après elle. Rosalie poussa des cris perçants en se cramponnant à son père ; une force irrésistible l’entraînait. L’infortuné génie saisit un bâton et le leva sur la Souris ; mais, avant qu’il eût le temps de l’abaisser, la Souris posa sa petite patte sur le pied du génie, qui resta immobile et semblable à une statue. Rosalie tenait embrassés les genoux de son père et criait grâce à la Souris ; mais celle-ci, riant de son petit rire aigu et diabolique, lui dit :

« Venez, venez, ma mie, ce n’est pas ici que vous trouveriez de quoi succomber deux autres fois à votre gentil défaut ; nous allons courir le monde ensemble, et je vous ferai voir du pays en quinze jours. »

La Souris tirait toujours Rosalie, dont les bras, enlacés autour de son père, résistaient à la force extraordinaire qu’employait son ennemie. Alors la Souris poussa un petit cri discordant, et subitement toute la maison fut en flammes. Rosalie eut assez de présence d’esprit pour réfléchir qu’en se laissant brûler elle perdait tout moyen de sauver son père qui resterait éternellement sous le pouvoir de Détestable, tandis qu’en conservant sa propre vie, elle conservait aussi les chances de le sauver.

« Adieu, mon père ! s’écria-t-elle ; au revoir dans quinze jours ! Votre Rosalie vous sauvera après vous avoir perdu. »

Et elle s’échappa pour ne pas être dévorée par les flammes.

Elle courut quelque temps, ne sachant où elle allait ; elle marcha ainsi plusieurs heures ; enfin, accablée de fatigue, demimorte de faim, elle se hasarda à aborder une bonne femme qui était assise à sa porte.

« Madame, dit-elle, veuillez me donner asile ; je meurs de faim et de fatigue ; permettez-moi d’entrer et de passer la nuit chez vous.

– Comment une si belle fille se trouve-t-elle sur les grandes routes, et qu’est-ce que cette bête qui vous accompagne et qui a la mine d’un petit démon ? »

Rosalie, se retournant, vit la Souris grise qui la regardait d’un air moqueur.

Elle voulut la chasser, mais la Souris refusait obstinément de s’en aller. La bonne femme, voyant cette lutte, hocha la tête et dit :

« Passez votre chemin, la belle : je ne loge pas chez moi le diable et ses protégés. »

Rosalie continua sa route en pleurant, et partout où elle se présenta, on refusa de la recevoir avec sa Souris qui ne la quittait pas. Elle entra dans une forêt où elle trouva heureusement un ruisseau pour étancher sa soif, des fruits et des noisettes en abondance ; elle but, mangea, et s’assit près d’un arbre, pensant avec inquiétude à son père et à ce qu’elle deviendrait pendant quinze jours. Tout en réfléchissant, Rosalie, pour ne pas voir la maudite Souris grise, ferma les yeux ; la fatigue et l’obscurité amenèrent le sommeil : elle s’endormit profondément.

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