dimanche 15 juin 2014

Cliquetis

Nouvelle en trois volets écrite dans le cadre d'un concours à Télé Québec en 1998 sous la direction de Pierre Samson;



1. CLIQUETIS

Cliquetis, cliquètement ;
Demain, j’aurai cinquante ans.
J’aurai cinquante ans demain.
Triste jour anniversaire.
Tristes souvenirs d’un homme seul face à lui-même.
En me regardant ce matin sur le dos de ma gamelle polie par le passage de mes doigts, j’ai peine à reconnaître la créature qui me regarde. Je lui tiens un discours mais en vérité je garde le silence. Et les mots que je ne prononce pas ne sont que l’écho de ma solitude.
Seul.
Je suis seul, désespérément seul face à moi-même qui est un autre.
Et je m’interroge sur ce moi et sur cet autre.
Comment en suis-je arrivé à un point tel de décadence morale, physique et psychologique ?
Je sais à présent que personne n’est à l’abri d’un fêlure, d’un faux pas, d’une chute. Je connais le chemin de l’homme qui a marché dans une crotte et qui tente en vain de l’ôter de sa chaussure. Ni l’herbe grasse d’un jour d’été, ni le tapis multicolore des feuilles de l’automne, ni la neige immaculée de l’hiver, ni le sol vierge du printemps n’arrive à enlever cette scatologique offrande à l’homme qui a fauté. 
Economiste distingué, maîtrisant à la perfection l’abscisse et l’ordonnée, l’offre et la demande, le beurre et les canons, me voilà relégué au rang de cultivateur de chenilles, d’éleveurs de papillons. J’observe les cafards au plafond pour tenter de tromper le mien.
Tromper le mien... Je ne lui suis même pas fidèle. Pour sûr, je ne suis qu’un homme et les cafards ne me sont utiles qu'à améliorer l’ordinaire d’une cordon-bleu trop avare sur la qualité et la quantité des mets qu’elle nous sert. On ne peut vraiment pas dire que j’engraisse depuis que je suis ici. Le costume que je porte, le même depuis quinze ans, flotte au vent des courants d’air de mon réduit et j’imagine aisément qu’il est passé de mode depuis bien longtemps. Si j’ai ôté ma cravate, c’est plus par obligation que par choix véritable. Ici 
" Il n’est pas autorisé de se distinguer de ses condisciples
par des éléments extérieurs perturbateurs ".

Je l’aimais bien ma cravate. Elle était si vive, si orange vif, ornée d’oies blanches et de fleurs bleu nattier et coupée dans la meilleure soie. Je l’avais achetée en même temps qu’une paire de gants en cuir fin, de l’autre côté de la fontaine de la Barcaccia, Piazza di Spagna au pied des escaliers de la Trinité-des-Monts, chez Di Cori, à Rome.
Il est sept heures.
Le cadran solaire situé de l’autre côté de la cour, par delà le jardinet, me l’indique et le cliquetis des clés me rappelle que l’heure de la " collation " matinale est arrivée. Dans un instant, elle va introduire sa grosse clé dans la serrure et celle-ci, en tournant va libérer le pêne sis à l’extrême droite dans la gâche. Elle va m’apparaître tel l’ange noir, drapée dans sa robe bien trop large ceinturée d’un rosaire et derrière son voile, je ne verrai de son visage que ses yeux éteints d’avoir trop pleuré le sort de nos âmes. Elle me tendra un quignon de pain, une poire et un broc d’eau fraîche et me dira de sa voix douce :
- " Dieu ait ton âme ".
Mais que peut-elle savoir de l’âme ?. Les femmes, c’est bien connu, n’ont pas d’âme ; seulement des états d’âme. Et elle, plus qu’une autre, de par sa fonction, doit en avoir face à nous, les misérables pécheurs. 
Elle n’a rien d’une froide ascète et ne fuit nullement la société des femmes ; mais, perdue sur ces rivages à mille milles de toutes terres habitées, ses seules compagnes n’ont pour noms que sternes, mouettes et avocettes. Oh ! comme je voudrais me mêler aux oiselles ... Sa piété exacte, scrupuleuse et fervente, lui permet de se mêler aux oiseaux et d’engager avec eux des dialogues secrets. Peut-être porte-t-elle le nom de Claire, l’amie de François qui parlait si bien aux oiseaux et aux loups ? Je n’ai jamais osé le lui demander. Je ne me suis jamais permis de lui parler et je me demande même si des sons sortiraient encore de ma gorge.
Quinze ans de silence.
Quinze ans de souffrance.
Quinze ans d’amertume, causés par la bêtise, la méchanceté et la cupidité des hommes.
Quinze longues années à tenter d’échapper à mon destin, enfermé au sommet d’une tour pour un crime que je n’ai pas commis. Je n’ai d’ailleurs pas été jugé. On ne juge pas un innocent et ils m’ont dit :
-" C’est pour ton bien " puis ils m’ont pris le mien. Ils m’ont volé mes plus belles années, mes plus belles amours, mes plus belles expériences. Ils étaient jeunes et gais et moi, je ne suis plus qu’un vieillard, les tempes grisonnantes et la barbe en collier d’argent. Je suis le petit Poucet perdu et je ne retrouve plus mes cailloux. Je me refuse à sonner du cor parce que moralement je ne peux demander du secours et je me débats avec mon être. 
" Si jeunesse savait ; si vieillesse pouvait ". Je ne sais plus rien et je ne peux plus rien. Je n’ai péché ni par action ni par omission. Je n’ai aucun passé et aucun avenir, et seule ma vieille chienne arrive à me comprendre. Le travail qu’elle occasionne à ma gardienne n’est rien à côté du plaisir qu’elle me procure. J’aime la caresser, la flatter, jouer avec ses bonnes chairs flasques et je rêve de la promener à nouveau dans la montagne. Mais elle se balade, libre sur la grève ou dans le jardinet où elle se soulage le plus souvent. Et chaque matin, dans une routine quotidienne, mon ange noir s’attelle à rendre à l’espace clos son visage d’humanité : elle ramasse les crottes qui serviront à fumer ses parterres fleuris de géraniums .
Sortir d’ici est impossible. Etre quelqu’un l’est tout autant.
La clé tourne dans la serrure ; elle entre, me tend mon quignon de pain, ma poire et mon broc d’eau fraîche et avant qu’elle n’ait eut le temps de dire : " Dieu ait ton âme ", quinze années de hargne émergent de ma poitrine. Dans un cri libérateur, tel Dracula, je me jette sur elle et la mords dans le cou. Elle bat des cils par deux fois, s’écroule sur le sol. Un filet de sang s’échappe ; je le suce avec avidité et je le sens qui pénètre mon être. Il se met à couler dans mes veines. Il me fait un bien fou et je me sens renaître, je me vois rajeunir. Je deviens elle. Je suis elle. Je la regarde allongée sur le sol, immobile. Je la dévêts promptement, enfile sa longue robe noire et mets son voile. Je ne peux m’empêcher de contempler une dernière fois ce visage immaculé et souriant. Elle avait les cheveux blonds et le sourire d’un ange. Pauvre ange ! Si belle, si pure !
Je sors de ma geôle, referme la porte dans un cliquetis de clés et pars à la recherche de ma nouvelle identité.
Au pied de la tour, je trouve sa cellule. Je pousse la porte sur laquelle se trouve un écriteau 
" Rentre dans ta cellule et fermes-en la porte
Aux tumultes du monde, à sa vaine rumeur " .

J’entre : un lit en fer, un prie-Dieu, un crucifix, une chaise et une table de bois sombre. Sur la table, une boite, une télévision d’un modèle inconnu. Mon " Elle " me pousse vers cette chose. Je l’allume et je me vois transporté sur les autoroutes de l’information.
" Bienvenue sur l’Internet
Tapez votre mot de passe "

Mes doigts vont et viennent sur le clavier dans un cliquetis de touches. Je pars à la recherche de mon expérience volée quinze ans plus tôt par un groupe de jeunes étudiants en économie à l’Université de Commerce Y-Bride En Réseau (CYBER). Les pages défilent à toute allure comme les pages de ma vie mêlées à celle de l’Autre. L’Autre, c’est Marie - elle s’appelait Marie et moi je suis celui qui a bâti le réseau du commerce électronique : " L'offre d'un ensemble de produits et de services qui permettent aux entreprises et aux consommateurs de réaliser des transactions et de partager de l'information essentielle à la relation d'affaires dans un délai de temps adéquat en utilisant des réseaux électroniques et des systèmes et applications informatiques ! " Ce fut mon seul et unique péché... Il m’a coûté ma liberté et m’a rendu fou une fraction de seconde ; juste assez pour devenir un assassin.
Un cliquetis derrière moi ; je me retourne. Marie est là, souriante. Elle me tend une tasse de thé et me dit :
- " Tu n’es décidément pas sérieux ; tu as encore passé la nuit derrière ta machine. Bon anniversaire, mon chéri ! "
Je regarde ma montre il est sept heures dix ; mon costume est fripé et ma cravate orange vif, ornée d’oies blanches et de fleurs bleu nattier est roulée sur le bord de mon bureau. Ma chienne dort à mes pieds. Tel mon ange gardien, Marie me regarde avec des yeux dans lesquels je peux lire tout l’amour du monde.
Toute cette histoire n’a-t-elle été qu’un cyberRêve ou est-ce la cyberRéalité ?

Cliquetis, cliquètement,
J’ai cinquante ans.
J’éteins l’écran.

Pont des Soupirs - Venise

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