jeudi 26 avril 2018
Poil de Carotte - La luzerne
La luzerne
Poil de Carotte et grand frère Félix reviennent de vêpres et se hâtent
d’arriver à la maison, car c’est l’heure du goûter de quatre heures.
Grand frère Félix aura une tartine de beurre ou de confitures, et Poil de
Carotte une tartine de rien, parce qu’il a voulu faire l’homme trop tôt, et
déclaré, devant témoins, qu’il n’est pas gourmand. Il aime les choses nature,
mange d’ordinaire son pain sec avec affectation et, ce soir encore, marche
plus vite que grand frère Félix, afin d’être servi le premier.
Parfois le pain sec semble dur. Alors Poil de Carotte se jette dessus,
comme on attaque un ennemi l’empoigne, lui donne des coups de dents, des
coups de tête, le morcelle, et fait voler des éclats. Rangés autour de lui, ses
parents le regardent avec curiosité.
Son estomac d’autruche digérerait des pierres, un vieux sou taché de vertde-gris.
En résumé, il ne se montre point difficile à nourrir.
Il pèse sur le loquet de la porte. Elle est fermée.
– Je crois que nos parents n’y sont pas. Frappe du pied, toi, dit-il.
Grand frère Félix, jurant le nom de Dieu, se précipite sur la lourde porte
garnie de clous et la fait longtemps retentir. Puis tous deux, unissant leurs
efforts, se meurtrissent en vain les épaules.
POIL DE CAROTTE
Décidément, ils n’y sont pas.
GRAND FRÈRE FÉLIX
Mais où sont-ils ?
POIL DE CAROTTE
On ne peut pas tout savoir. Asseyons-nous.
Les marches de l’escalier froides sous leurs fesses, ils se sentent une
faim inaccoutumée. Par des bâillements, des chocs de poing au creux de la
poitrine, ils en expriment toute la violence.
GRAND FRÈRE FÉLIX
S’ils s’imaginent que je les attendrai !
POIL DE CAROTTE
C’est pourtant ce que nous avons de mieux à faire.
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GRAND FRÈRE FÉLIX
Je ne les attendrai pas. Je ne veux pas mourir de faim, moi. Je veux manger
tout de suite, n’importe quoi, de l’herbe.
POIL DE CAROTTE
De l’herbe ! c’est une idée, et nos parents seront attrapés.
GRAND FRÈRE FÉLIX
Dame ! on mange bien de la salade. Entre nous, de la luzerne, par exemple,
c’est aussi tendre que de la salade. C’est de la salade sans l’huile et le
vinaigre.
POIL DE CAROTTE
On n’a pas besoin de la retourner.
GRAND FRÈRE FÉLIX
Veux-tu parier que j’en mange, moi, de la luzerne, et que tu n’en manges
pas, toi ?
POIL DE CAROTTE
Pourquoi toi et pas moi ?
GRAND FRÈRE FÉLIX
Blague à part, veux-tu parier ?
POIL DE CAROTTE
Mais si d’abord nous demandions aux voisins chacun une tranche de pain
avec du lait caillé pour écarter dessus ?
GRAND FRÈRE FÉLIX
Je préfère la luzerne.
POIL DE CAROTTE
Partons ! dit Poil de Carotte.
Bientôt le champ de luzerne déploie sous leurs yeux sa verdure
appétissante. Dès l’entrée, ils se réjouissent de traîner les souliers, d’écraser
les tiges molles, de marquer d’étroits chemins qui inquiéteront longtemps
et feront dire :
– Quelle bête a passé par ici ?
À travers leurs culottes, une fraîcheur pénètre jusqu’aux mollets peu à
peu engourdis.
Ils s’arrêtent au milieu du champ et se laissent tomber à plat ventre.
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– On est bien, dit grand frère Félix.
Le visage chatouillé, ils rient comme autrefois quand ils couchaient
ensemble dans le même lit et que M. Lepic leur criait de la chambre voisine :
– Dormirez-vous, sales gars ?
Ils oublient leur faim et se mettent à nager en marin, en chien, en
grenouille. Les deux têtes seules émergent. Ils coupent de la main, refoulent
du pied les petites vagues vertes aisément brisées. Mortes, elles ne se
referment plus.
– J’en ai jusqu’au menton, dit grand frère Félix.
– Regarde comme j’avance, dit Poil de Carotte.
Ils doivent se reposer, savourer avec plus de calme leur bonheur.
Accoudés, ils suivent du regard les galeries soufflées que creusent les
taupes et qui zigzaguent à fleur de sol, comme à fleur de peau les veines
des vieillards. Tantôt ils les perdent de vue, tantôt elles débouchent dans
une clairière, où la cuscute rongeuse, parasite méchante, choléra des bonnes
luzernes, étend sa barbe de filaments roux. Les taupinières y forment un
minuscule village de huttes dressées à la mode indienne.
– Ce n’est pas tout ça, dit grand frère Félix, mangeons. Je commence.
Prends garde de toucher à ma portion.
Avec son bras comme rayon, il décrit un arc de cercle.
– J’ai assez du reste, dit Poil de Carotte.
Les deux têtes disparaissent. Qui les devinerait ?
Le vent souffle de douces haleines, retourne les minces feuilles de
luzerne, en montre les dessous pâles, et le champ tout entier est parcouru
de frissons.
Grand frère Félix arrache des brassées de fourrage, s’en enveloppe la tête,
feint de se bourrer, imite le bruit de mâchoires d’un veau inexpérimenté qui
se gonfle. Et tandis qu’il fait semblant de dévorer tout, les racines même,
car il connaît la vie, Poil de Carotte le prend au sérieux et, plus délicat, ne
choisit que les belles feuilles.
Du bout de son nez il les courbe, les amène à sa bouche et les mâche
posément.
Pourquoi se presser ?
La table n’est pas louée. La foire n’est pas sur le pont.
Et les dents crissantes, la langue amère, le cœur soulevé, il avale, se
régale.
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