lundi 30 avril 2018
Poil de Carotte - La mèche
La mèche
Le dimanche, madame Lepic exige que ses fils aillent à la messe. On
les fait beaux et sœur Ernestine préside elle-même à leur toilette, au risque
d’être en retard pour la sienne. Elle choisit les cravates, lime les ongles,
distribue les paroissiens et donne le plus gros à Poil de Carotte. Mais surtout
elle pommade ses frères.
C’est une rage qu’elle a.
Si Poil de Carotte, comme un Jean Fillou, se laisse faire, grand frère Félix
prévient sa sœur qu’il finira par se fâcher : aussi elle triche :
– Cette fois, dit-elle, je me suis oubliée, je ne l’ai pas fait exprès, et je te
jure qu’à partir de dimanche prochain, tu n’en auras plus.
Et toujours elle réussit à lui en mettre un doigt.
– Il arrivera malheur, dit grand frère Félix.
Ce matin, roulé dans sa serviette, la tête basse, comme sœur Ernestine
ruse encore, il ne s’aperçoit de rien.
– Là, dit-elle, je t’obéis, tu ne bougonneras point, regarde le pot fermé
sur la cheminée. Suis-je gentille ? D’ailleurs je n’ai aucun mérite. Il faudrait
du ciment pour Poil de Carotte, mais avec toi, la pommade est inutile. Tes
cheveux frisent et bouffent tout seuls. Ta tête ressemble à un chou-fleur et
cette raie durera jusqu’à la nuit.
– Je te remercie, dit grand frère Félix.
Il se lève sans défiance. Il néglige de vérifier comme d’ordinaire, en
passant sa main sur ses cheveux.
Sœur Ernestine achève de l’habiller, le pomponne et lui met des gants de
filoselle blanche.
– Ça y est ? dit grand frère Félix.
– Tu brilles comme un prince, dit sœur Ernestine, il ne te manque que ta
casquette. Va la chercher dans l’armoire.
Mais grand frère Félix se trompe. Il passe devant l’armoire. Il court au
buffet, l’ouvre, empoigne une carafe pleine d’eau et la vide sur sa tête, avec
tranquillité.
– Je t’avais prévenue, ma sœur, dit-il. Je n’aime pas qu’on se moque de
moi. Tu es encore trop petite pour rouler un vieux de la vieille. Si jamais tu
recommences, j’irai noyer ta pommade dans la rivière.
Ses cheveux aplatis, son costume du dimanche ruissellent, et tout trempé,
il attend qu’on le change ou que le soleil le sèche, au choix : ça lui est égal.
– Quel type ! se dit Poil de Carotte, immobile d’admiration. Il ne craint
personne, et si j’essayais de l’imiter, on rirait bien. Mieux vaut laisser croire
que je ne déteste pas la pommade.
Mais tandis que Poil de Carotte se résigne d’un cœur habitué, ses cheveux
le vengent à son insu.
Couchés de force, quelque temps, sous la pommade, ils font les morts ;
puis ils se dégourdissent, et par une invisible poussée, bossellent leur léger
moule luisant, le fendillent, le crèvent.
On dirait un chaume qui dégèle.
Et bientôt la première mèche se dresse en l’air, droite, libre.
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