mardi 24 avril 2018

Poil de carotte - La carabine



La carabine

M. Lepic dit à ses fils :
– Vous avez assez d’une carabine pour deux. Des frères qui s’aiment
mettent tout en commun.
– Oui papa, répond grand frère Félix, nous nous partagerons la carabine.
Et même il suffira que Poil de Carotte me la prête de temps en temps.
Poil de Carotte ne dit ni oui ni non, il se méfie.
M. Lepic tire du fourreau vert la carabine et demande :
– Lequel des deux la portera le premier ? Il semble que ce doit être l’aîné.
GRAND FRÈRE FÉLIX
Je cède l’honneur à Poil de Carotte. Qu’il commence !
MONSIEUR LEPIC
Félix, tu te conduis gentiment, ce matin. Je m’en souviendrai.
M. Lepic installe la carabine sur l’épaule de Poil de Carotte.
MONSIEUR LEPIC
Allez, mes enfants, amusez-vous sans vous disputer.
POIL DE CAROTTE
Emmène-t-on le chien ?
MONSIEUR LEPIC
Inutile. Vous ferez le chien chacun à votre tour. D’ailleurs, des chasseurs
comme vous ne blessent pas : ils tuent raide.
Poil de Carotte et grand frère Félix s’éloignent. Leur costume simple
est celui de tous les jours. Ils regrettent de n’avoir pas de bottes, mais
M. Lepic leur déclare souvent que le vrai chasseur les méprise. La culotte
du vrai chasseur traîne sur ses talons. Il ne la retrousse jamais. Il marche
ainsi dans la patouille, les terres labourées, et des bottes se forment bientôt,
montent jusqu’aux genoux, solides, naturelles, que la servante a la consigne
de respecter.
– Je pense que tu ne reviendras pas bredouille, dit grand frère Félix.
– J’ai bon espoir, dit Poil de Carotte.
Il éprouve une démangeaison au défaut de l’épaule et se refuse d’y coller
la crosse de son arme à feu.
– Hein ! dit grand frère Félix, je te la laisse porter tout ton soûl !
– Tu es mon frère, dit Poil de Carotte.
Quand une bande de moineaux s’envole, il s’arrête et fait signe à grand
frère Félix de ne plus bouger. La bande passe d’une haie à l’autre. Le dos
voûté, les deux chasseurs s’approchent sans bruit, comme si les moineaux
dormaient. La bande tient mal, et pépiante, va se poser ailleurs. Les deux
chasseurs se redressent ; grand frère Félix jette des insultes. Poil de Carotte,
bien que son cœur batte, paraît moins impatient. Il redoute l’instant où il
devra prouver son adresse.
S’il manquait ! Chaque retard le soulage.
Or, cette fois, les moineaux semblent l’attendre.
GRAND FRÈRE FÉLIX
Ne tire pas, tu es trop loin.
POIL DE CAROTTE
Crois-tu ?
GRAND FRÈRE FÉLIX
Pardine ! Ça trompe de se baisser. On se figure qu’on est dessus ; on en est
très loin.
Et grand frère Félix se démasque afin de montrer qu’il a raison. Les
moineaux, effrayés, repartent.
Mais il en reste un, au bout d’une branche qui plie et le balance. Il hoche
la queue, remue la tête, offre son ventre.
POIL DE CAROTTE
Vraiment, je peux le tirer, celui-là, j’en suis sûr.
GRAND FRÈRE FÉLIX
Ôte-toi voir. Oui, en effet, tu l’as beau. Vite, prête-moi ta carabine.
Et déjà Poil de Carotte, les mains vides, désarmé, bâille : à sa place,
devant lui, grand frère Félix épaule, vise, tire, et le moineau tombe.
C’est comme un tour d’escamotage. Poil de Carotte tout à l’heure serrait
la carabine sur son cœur. Brusquement, il l’a perdue, et maintenant il la
retrouve, car grand frère Félix vient de la lui rendre, puis, faisant le chien,
court ramasser le moineau et dit :
– Tu n’en finis pas, il faut te dépêcher un peu.
POIL DE CAROTTE
Un peu beaucoup.
GRAND FRÈRE FÉLIX
Bon, tu boudes !
POIL DE CAROTTE
Dame, veux-tu que je chante ?
GRAND FRÈRE FÉLIX
Mais puisque nous avons le moineau, de quoi te plains-tu ? Imagine-toi que
nous pouvions le manquer.
POIL DE CAROTTE
Oh ! moi...
GRAND FRÈRE FÉLIX
Toi ou moi, c’est la même chose. Je l’ai tué aujourd’hui, tu le tueras demain.
POIL DE CAROTTE
Ah ! demain.
GRAND FRÈRE FÉLIX
Je te le promets.
POIL DE CAROTTE
Je sais ? tu me le promets, la veille.
GRAND FRÈRE FÉLIX
Je te le jure ; es-tu content ?
POIL DE CAROTTE
Enfin !… Mais si tout de suite nous cherchions un autre moineau ;
j’essaierais la carabine.
GRAND FRÈRE FÉLIX
Non, il est trop tard. Rentrons, pour que maman fasse cuire celui-ci. Je te le
donne. Fourre-le dans ta poche, gros bête, et laisse passer le bec.
Les deux chasseurs retournent à la maison. Parfois ils rencontrent un
paysan qui les salue et dit :
– Garçons, vous n’avez pas tué le père, au moins ?
Poil de Carotte, flatté, oublie sa rancune. Ils arrivent, raccommodés,
triomphants, et M. Lepic, dès qu’il les aperçoit, s’étonne :
– Comment, Poil de Carotte, tu portes encore la carabine ! Tu l’as donc
portée tout le temps ?
– Presque, dit Poil de Carotte.


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