jeudi 3 mai 2018

Poil de Carotte - Le bain



Le bain

Comme 4 heures vont bientôt sonner, Poil de Carotte, fébrile, réveille
M. Lepic et grand frère Félix qui dorment sous les noisetiers du jardin.
– Partons-nous ? dit-il.
GRAND FRÈRE FELIX
Allons-y, porte les caleçons ?
MONSIEUR LEPIC
Il doit faire encore trop chaud.
GRAND FRÈRE FÉLIX
Moi, j’aime quand il y a du soleil.
POIL DE CAROTTE
Et tu seras mieux, papa, au bord de l’eau qu’ici. Tu te coucheras sur l’herbe.
MONSIEUR LEPIC
Marchez devant, et doucement, de peur d’attraper la mort.
Mais Poil de Carotte modère son allure à grand-peine et se sent des
fourmis dans les pieds. Il porte sur l’épaule son caleçon sévère et sans dessin
et le caleçon rouge et bleu de grand frère Félix. La figure animée, il bavarde,
il chante pour lui seul et il saute après les branches. Il nage dans l’air et il
dit à grand frère Félix :
– Crois-tu qu’elle sera bonne, hein ? Ce qu’on va gigoter !
– Un malin ! répond grand frère Félix, dédaigneux et fixé.
En effet, Poil de Carotte se calme tout à coup.
Il vient d’enjamber, le premier, avec légèreté, un petit mur de pierres
sèches, et la rivière brusquement apparue coule devant lui. L’instant est passé
de rire.
Des reflets glacés miroitent sur l’eau enchantée.
Elle clapote comme des dents claquent et exhale une odeur fade.
Il s’agit d’entrer là-dedans, d’y séjourner et de s’y occuper, tandis que
M. Lepic comptera sur sa montre le nombre de minutes réglementaire. Poil
de Carotte frissonne. Une fois de plus son courage, qu’il excitait pour le
faire durer, lui manque au bon moment, et la vue de l’eau, attirante de loin,
le met en détresse.
Poil de Carotte commence de se déshabiller, à l’écart. Il veut moins
cacher sa maigreur et ses pieds, que trembler seul, sans honte.
Il ôte ses vêtements un à un et les plie avec soin sur l’herbe. Il noue ses
cordons de souliers et n’en finit plus de les dénouer.
Il met son caleçon, enlève sa chemise courte et, comme il transpire, pareil
au sucre de pomme qui poisse dans sa ceinture de papier, il attend encore
un peu.
Déjà grand frère Félix a pris possession de la rivière et la saccage en
maître. Il la bat à tour de bras, la frappe du talon, la fait écumer et, terrible
au milieu, chasse vers les bords le troupeau des vagues courroucées.
– Tu n’y penses plus, Poil de Carotte demande M. Lepic.
– Je me séchais, dit Poil de Carotte.
Enfin il se décide, il s’assied par terre, et tâte l’eau d’un orteil que ses
chaussures trop étroites ont écrasé. En même temps, il se frotte l’estomac qui
peut-être n’a pas fini de digérer. Puis il se laisse glisser le long des racines.
Elles lui égratignent les mollets, les cuisses, les fesses. Quand il a de
l’eau jusqu’au ventre il va remonter et se sauver. Il lui semble qu’une ficelle
mouillée s’enroule peu à peu autour de son corps, comme autour d’une
toupie. Mais la motte où il s’appuie cède, et Poil de Carotte tombe, disparaît,
barbote et se redresse, toussant, crachant, suffoqué, aveuglé, étourdi.
– Tu plonges bien, mon garçon, lui dit M. Lepic.
– Oui, dit Poil de Carotte, quoique je n’aime pas beaucoup ça. L’eau reste
dans mes oreilles, et j’aurai mal à la tête.
Il cherche un endroit où il puisse apprendre à nager, c’est-à-dire, faire
aller ses bras, tandis que ses genoux marcheront sur le sable.
– Tu te presses trop, lui dit M. Lepic. N’agite donc pas tes poings fermés,
comme si tu t’arrachais les cheveux. Remue tes jambes qui ne font rien.
– C’est plus difficile de nager sans se servir des jambes, dit Poil de
Carotte.
Mais grand frère Félix l’empêche de s’appliquer et le dérange toujours.
– Poil de Carotte, viens ici. Il y en a plus creux. Je perds pied, j’enfonce.
Regarde donc. Tiens : tu me vois. Attention : tu ne me vois plus. À présent,
mets-toi là vers le saule. Ne bouge pas. Je parie de te rejoindre en dix
brassées.
– Je compte, dit Poil de Carotte grelottant, les épaules hors de l’eau,
immobile comme une vraie borne.
De nouveau, il s’accroupit pour nager. Mais grand frère Félix lui grimpe
sur le dos, pique une tête et dit :
– À ton tour, si tu veux, grimpe sur le mien.
– Laisse-moi prendre ma leçon tranquille, dit Poil de Carotte.
– C’est bon, crie M. Lepic, sortez. Venez boire chacun une goutte de
rhum.
– Déjà ! dit Poil de Carotte.
Maintenant il ne voudrait plus sortir. Il n’a pas assez profité de son bain.
L’eau qu’il faut quitter cesse de lui faire peur. De plomb tout à l’heure, à
présent de plume, il s’y débat avec une sorte de vaillance frénétique, défiant
le danger, prêt à risquer sa vie pour sauver quelqu’un, et il disparaît même
volontairement sous l’eau, afin de goûter l’angoisse de ceux qui se noient.
– Dépêche-toi, s’écrie M. Lepic, ou grand frère Félix boira tout le rhum.
Bien que Poil de Carotte n’aime pas le rhum, il dit :
– Je ne donne ma part à personne.
Et il la boit comme un vieux soldat.
MONSIEUR LEPIC
Tu t’es mal lavé, il reste de la crasse à tes chevilles.
POIL DE CAROTTE
C’est de la terre, papa.
MONSIEUR LEPIC
Non, c’est de la crasse.
POIL DE CAROTTE
Veux-tu que je retourne, papa ?
MONSIEUR LEPIC
Tu ôteras ça demain, nous reviendrons.
POIL DE CAROTTE
Veine ! Pourvu qu’il fasse beau !
Il s’essuie du bout du doigt, avec les coins secs de la serviette que grand
frère Félix n’a pas mouillés, et la tête lourde, la gorge raclée, il rit aux éclats,
tant son frère et M. Lepic plaisantent drôlement ses orteils boudinés.

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