mercredi 30 mai 2018

Poil de Carotte - La première bécasse




– Mets-toi là, dit M Lepic. C’est la meilleure place. Je me promènerai dans le bois avec le chien ; nous ferons lever les bécasses, et quand tu entendras : pit, pit, dresse l’oreille et ouvre l’œil. Les bécasses passeront sur ta tête. Poil de Carotte tient le fusil couché entre ses bras. C’est la première fois qu’il va tirer une bécasse. Il a déjà tué une caille, déplumé une perdrix, et manqué un lièvre avec le fusil de M. Lepic. Il a tué la caille par terre, sous le nez du chien en arrêt. D’abord il regardait, sans la voir, cette petite boule ronde, couleur du sol. – Recule-toi, lui dit M. Lepic, tu es trop près. Mais Poil de Carotte, instinctif, fit un pas de plus en avant, épaula, déchargea son arme à bout portant et rentra dans la terre la boulette grise. Il ne put retrouver de sa caille broyée, disparue, que quelques plumes et un bec sanglant. Toutefois, ce qui consacre la renommée d’un jeune chasseur, c’est de tuer une bécasse, et il faut que cette soirée marque dans la vie de Poil de Carotte. Le crépuscule trompe, comme chacun sait. Les objets remuent leurs lignes fumeuses. Le vol d’un moustique trouble autant que l’approche du tonnerre. Aussi, Poil de Carotte, ému, voudrait bien être à tout à l’heure. Les grives, de retour des prés, fusent avec rapidité entre les chênes. Il les ajuste pour se faire l’œil. Il frotte de sa manche la buée qui ternit le canon du fusil. Des feuilles sèches trottinent çà et là. Enfin, deux bécasses, dont les longs becs alourdissent le vol, se lèvent, se poursuivent amoureuses et tournoient au-dessus du bois frémissant. Elles font pit, pit, pit, comme M. Lepic l’avait promis, mais si faiblement, que Poil de Carotte doute qu’elles viennent de son côté. Ses yeux se meuvent vivement. Il voit deux ombres passer sur sa tête, et la crosse du fusil contre son ventre, il tire au juger, en l’air. Une des deux bécasses tombe, bec en avant, et l’écho disperse la détonation formidable aux quatre coins du bois. Poil de Carotte ramasse la bécasse dont l’aile est cassée, l’agite glorieusement et respire l’odeur de la poudre. Pyrame accourt, précédant M. Lepic, qui ne s’attarde ni ne se hâte plus que d’ordinaire. – Il n’en reviendra pas, pense Poil de Carotte prêt aux éloges.
Mais M. Lepic écarte les branches, paraît, et dit d’une voix calme à son fils encore fumant : – Pourquoi donc que tu ne les as pas tuées toutes les deux ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire