vendredi 4 mai 2018

Poil de Carotte - Honorine



Honorine

MADAME LEPIC
Quel âge avez-vous donc, déjà, Honorine ?
HONORINE
Soixante-sept ans depuis la Toussaint, madame Lepic.
MADAME LEPIC
Vous voilà vieille, ma pauvre vieille !
HONORINE
Ça ne prouve rien, quand on peut travailler. Jamais je n’ai été malade. Je
crois les chevaux moins durs que moi.
MADAME LEPIC
Voulez-vous que je vous dise une chose, Honorine ? Vous mourrez tout d’un
coup. Quelque soir, en revenant de la rivière, vous sentirez votre hotte plus
écrasante, votre brouette plus lourde à pousser que les autres soirs ; vous
tomberez à genoux entre les brancards, le nez sur votre linge mouillé, et vous
serez perdue. On vous relèvera morte.
HONORINE
Vous me faites rire, madame Lepic ; n’ayez crainte ; la jambe et le bras vont
encore.
MADAME LEPIC
Vous vous courbez un peu, il est vrai, mais quand le dos s’arrondit, on lave
avec moins de fatigue dans les reins. Quel dommage que votre vue baisse !
Ne dites pas non, Honorine ! Depuis quelque temps, je le remarque.
HONORINE
Oh ! j’y vois clair comme à mon mariage.
MADAME LEPIC
Bon ! ouvrez le placard, et donnez-moi une assiette, n’importe laquelle. Si
vous essuyez comme il faut votre vaisselle, pourquoi cette buée ?
HONORINE
Il y a de l’humidité dans le placard.
MADAME LEPIC
Y a-t-il aussi, dans le placard, des doigts qui se promènent sur les assiettes ?
Regardez cette trace.
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HONORINE
Où donc, s’il vous plaît, madame ? je ne vois rien.
MADAME LE PIC
C’est ce que je vous reproche, Honorine. Entendez-moi. Je ne dis pas que
vous vous relâchez, j’aurais tort ; je ne connais point de femme au pays qui
vous vaille par l’énergie : seulement vous vieillissez. Moi aussi, je vieillis ;
nous vieillissons tous, et il arrive que la bonne volonté ne suffit plus. Je parie
que des fois vous sentez une espèce de toile sur vos yeux. Et vous avez beau
les frotter, elle reste.
HONORINE
Pourtant, je les écarquille bien et je ne vois pas trouble comme si j’avais la
tête dans un seau d’eau.
MADAME LEPIC
Si, si, Honorine, vous pouvez me croire. Hier encore, vous avez donné
à M. Lepic un verre sale. Je n’ai rien dit, par peur de vous chagriner en
provoquant une histoire. M. Lepic, non plus, n’a rien dit. Il ne dit jamais
rien, mais rien ne lui échappe. On s’imagine qu’il est indifférent : erreur !
Il observe, et tout se grave derrière son front. Il a simplement repoussé du
doigt votre verre, et il a eu le courage de déjeuner sans boire. Je souffrais
pour vous et lui.
HONORINE
Diable aussi que M. Lepic se gêne avec sa domestique ! Il n’avait qu’à parler
et je lui changeais son verre.
MADAME LEPIC
Possible, Honorine, mais de plus malignes que vous ne font pas parler
M. Lepic décidé à se taire. J’y ai renoncé moi-même. D’ailleurs la question
n’est pas là. Je me résume : votre vue faiblit chaque jour un peu. S’il
n’y a que demi-mal quand il s’agit d’un gros ouvrage, d’une lessive, les
ouvrages de finesse ne sont plus votre affaire. Malgré le surcroît de dépense,
je chercherais volontiers quelqu’un pour vous aider…
HONORINE
Je ne m’accorderais jamais avec une autre femme dans mes jambes, madame
Lepic.
MADAME LEPIC
J’allais le dire. Alors quoi ? Franchement, que me conseillez-vous ?
HONORINE
Ça marchera bien ainsi jusqu’à ma mort.
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MADAME LEPIC
Votre mort ! Y songez-vous, Honorine ? Capable de nous enterrer tous,
comme je le souhaite, supposez-vous que je compte sur votre mort ?
HONORINE
Vous n’avez peut-être pas l’intention de me renvoyer à cause d’un coup de
torchon de travers. D’abord je ne quitte votre maison que si vous me jetez à
la porte. Et une fois dehors, il faudra donc crever ?
MADAME LEPIC
Qui parle de vous renvoyer, Honorine ? Vous voilà toute rouge. Nous
causons l’une avec l’autre, amicalement, et puis vous vous fâchez, vous dites
des bêtises plus grosses que l’église.
HONORINE
Dame ! est-ce que je sais, moi ?
MADAME LEPIC
Et moi ? Vous ne perdez la vue ni par votre faute, ni par la mienne. J’espère
que le médecin vous guérira. Ça arrive. En attendant, laquelle de nous
deux est le plus embarrassée. Vous ne soupçonnez même pas que vos yeux
prennent la maladie. Le ménage en souffre. Je vous avertis par charité, pour
prévenir des accidents, et aussi parce que j’ai le droit, il me semble, de faire,
avec douceur, une observation.
HONORINE
Tant que vous voudrez. Faites à votre aise, madame Lepic. Un moment je
me voyais dans la rue ; vous me rassurez. De mon côté, je surveillerai mes
assiettes, je le garantis.
MADAME LEPIC
Est-ce que je demande autre chose ? Je vaux mieux que ma réputation,
Honorine, et je ne me priverai de vos services que si vous m’y obligez
absolument.
HONORINE
Dans ce cas-là, madame Lepic, ne soufflez mot. Maintenant je me crois utile
et je crierais à l’injustice si vous me chassiez. Mais le jour où je m’apercevrai
que je deviens à charge et que je ne sais même plus faire chauffer une
marmite d’eau sur le feu je m’en irai tout de suite, toute seule, sans qu’on
me pousse.
MADAME LEPIC
Et sans oublier, Honorine, que vous trouverez toujours un restant de soupe
à la maison.
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HONORINE
Non, madame Lepic, point de soupe ; seulement du pain. Depuis que la mère
Maïtte ne mange que du pain, elle ne veut pas mourir.
MADAME LEPIC
Et savez-vous qu’elle a au moins cent ans ? et savez-vous encore une chose,
Honorine ? les mendiants sont plus heureux que nous, c’est moi qui vous
le dis.
HONORINE
Puisque vous le dites, je dis comme vous madame Lepic.

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