dimanche 14 août 2016

Le Rameau d'or - Mme d'Aulnoy



Il était une fois un roi dont l'humeur austère et chagrine inspirait plutôt de la crainte que de l'amour. Il se laissait voir rarement ; et sur les plus légers soupçons, il faisait mourir ses sujets. On le nommait le roi Brun, parce qu'il fronçait toujours le sourcil. Le roi Brun avait un fils qui ne lui ressemblait point. Rien n'égalait son esprit, sa douceur, sa magnificence et sa capacité ; mais il avait les jambes tortues, une bosse plus haute que sa tête, les yeux de travers, la bouche de côté ; enfin c'était un petit monstre, et jamais une si belle âme n'avait animé un corps si mal fait. Cependant, par un sort singulier, il se faisait aimer jusqu'à la folie des personnes auxquelles il voulait plaire ; son esprit était si supérieur à tous les autres, qu'on ne pouvait l'entendre avec indifférence.
La reine sa mère voulut qu'on l'appelât Torticoli ; soit qu'elle aimât ce nom, ou qu'étant effectivement tout de travers, elle crût avoir rencontré ce qui lui convenait davantage. Le roi Brun, qui pensait plus à sa grandeur qu'à la satisfaction de son fils, jeta les yeux sur la fille d'un puissant roi, qui était son voisin, et dont les états, joints aux siens, pouvaient le rendre redoutable à toute la terre. Il pensa que cette princesse serait fort propre pour le prince Torticoli, parce qu'elle n'aurait pas lieu de lui reprocher sa difformité et sa laideur, puisqu'elle était pour le moins aussi laide et aussi difforme que lui. Elle allait toujours dans une jatte, elle avait les jambes rompues. On l'appelait Trognon. C'était la créature du monde la plus aimable par l'esprit ; il semblait que le ciel avait voulu la récompenser du tort que lui avait fait la nature.
Le roi Brun ayant demandé et obtenu le portrait de la princesse Trognon, le fit mettre dans une grande salle sous un dais, et il envoya quérir le prince Torticoli, auquel il commanda de regarder ce portrait avec tendresse, puisque c'était celui de Trognon, qui lui était destinée. Torticoli y jeta les yeux, et les détourna aussitôt avec un air de dédain qui offensa son père. " Est-ce que vous n'êtes pas content ? lui dit-il d'un ton aigre et fâché. - Non, seigneur, répondit-il ; je ne serai jamais content d'épouser un cul-de-jatte. - Il vous sied bien, dit le roi Brun, de trouver des défauts en cette princesse, étant vous-même un petit monstre qui fait peur ! - C'est par cette raison, ajouta le prince, que je ne veux point m'allier avec un autre monstre ; j'ai assez de peine à me souffrir : que serait-ce si j'avais une telle compagnie ? - Vous craignez de perpétuer la race des magots, répondit le roi d'un air offensant ; mais vos craintes sont vaines, vous l'épouserez. Il suffit que je l'ordonne pour être obéi. " Torticoli ne répliqua rien ; il fit une profonde révérence, et se retira.
Le roi Brun n'était point accoutumé à trouver la plus petite résistance ; celle de son fils le mit dans une colère épouvantable. Il le fit enfermer dans une tour qui avait été bâtie exprès pour les princes rebelles, mais il ne s'en était point trouvé depuis deux cents ans ; de sorte que tout y était en assez mauvais ordre. Les appartements et les meubles y paraissaient d'une antiquité surprenante. Le prince aimait la lecture. Il demanda des livres ; on lui permit d’en prendre dans la bibliothèque de la tour. Il crut d'abord que cette permission suffisait. Lorsqu'il voulut les lire, il en trouva le langage si ancien, qu'il n'y comprenait rien. Il les laissait, puis il les reprenait, essayant d'y entendre quelque chose, ou tout au moins de s'amuser avec. Le roi Brun, persuadé que Torticoli se lasserait de sa prison, agit comme s'il avait consenti à épouser Trognon ; il envoya des ambassadeurs au roi son voisin, pour lui demander sa fille, à laquelle il promettait une félicité parfaite. Le père de Trognon fut ravi de trouver une occasion si avantageuse de la marier ; car tout le monde n'est pas d'humeur de se charger d'un cul-de-jatte. Il accepta la proposition du roi Brun ; quoiqu'à dire vrai, le portrait du prince Torticoli, qu'on lui avait apporté, ne lui parût pas fort touchant. Il le fit placer à son tour dans une galerie magnifique; l'on y apporta Trognon. Lorsqu'elle l'aperçut, elle baissa les yeux et se mit à pleurer. Son père, indigné de la répugnance qu'elle témoignait, prit un miroir. Le mettant vis-à-vis d'elle : " Vous pleurez, ma fille, lui dit-il ; ah ! regardez-vous, et convenez après cela qu'il ne vous est pas permis de pleurer. - Si j'avais quelque empressement d'être

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