mardi 10 mai 2016

Le Crapaud Conte d'Andersen



Le puits était très profond et par conséquent la corde était longue, qui servait à monter le seau plein d'eau. Quand ce seau arrivait jusqu'à la margelle, on avait bien du mal à l'y poser, tant le vent était violent. Jamais le soleil ne descendait assez bas dans ce puits pour se mirer dans l'eau, mais aussi loin qu'atteignaient ses rayons, les pierres étaient couvertes d'une maigre verdure.
Une famille de crapauds vivait dans le puits. Ils étaient nouveaux venus, puisque c'est la vieille grand-mère - encore vivante - qui y était arrivée, la tête la première. Les grenouilles vertes, établies là depuis bien plus longtemps, et qui nageaient de tous côtés dans l'eau, les considéraient comme des invités de passage, mais voyaient bien qu'ils étaient un peu de leur espèce.
Les crapauds avaient décidé de rester là, ils se plaisaient à vivre «au sec», comme ils disaient des pierres humides.
La mère crapaude avait fait un vrai voyage, et elle s'était trouvée justement dans le seau au moment où quelqu'un le remontait, mais la subite lumière du jour l'éblouit ; elle tomba du seau, droit dans l'eau, avec un « plouf » si terrifiant qu'elle dut rester trois jours couchée, les reins presque brisés. C'est ainsi qu'elle était arrivée là. Elle ne pouvait raconter grand-chose sur le monde extérieur, mais elle savait - et elle le fit savoir à tous - que le puits n'était pas le monde entier. Mère crapaude aurait pu raconter davantage, mais si les grenouilles la questionnaient, elle ne répondait jamais, alors elles ne questionnaient plus.
- Comme elle est grosse et horrible, laide et répugnante, disaient les jeunes grenouilles vertes, et ses petits deviendront exactement comme elle.
- C'est possible, répondait la mère crapaude, mais l'un d'eux a une pierre précieuse dans la tête, ou bien je l'ai moi-même.
Les grenouilles vertes écoutaient ce propos, les yeux ronds de surprise, mais comme elles ne désiraient pas en savoir davantage, elles tournèrent le dos à la vieille et plongèrent jusqu'au fond de l'eau.
Les jeunes crapauds, au contraire, allongeaient leurs pattes de derrière par pure fierté, chacun d'eux croyant avoir la pierre précieuse, ils tenaient la tête raide et parfaitement immobile. Ils finirent cependant par se demander de quoi ils devaient être fiers et ce que c'était au juste qu'une pierre précieuse.
- C'est un bijou, répondit la mère crapaude, si beau et si précieux, que je ne peux même pas le décrire. On le porte pour son propre plaisir et les autres vous l'envient. Mais ne me demandez plus rien, je ne répondrai pas.
- Je suis sûr que ce n'est pas moi qui ai ce bijou, dit le plus petit crapaud qui était aussi laid que possible ; pourquoi, parmi tous, aurai-je quelque chose d'aussi splendide ? Et si cela devait déplaire aux autres, je n'en aurais aucun plaisir. Non, tout ce que je désire, c'est seulement de pouvoir un jour monter jusqu'à la margelle du puits et regarder au-dehors, ce doit être magnifique !
- Reste bien tranquille où tu es, répliqua la vieille, tu connais le coin et sais ce qu'il vaut. Prends bien garde au seau, il pourrait t'écraser. Et si tu réussis à y entrer, tu peux en retomber et tout le monde n'a pas comme moi la chance de survivre à une pareille chute avec ses quatre membres entiers - et tous ses œufs.
- Couac, dit le petit, ce qui répond à Oh ! Oh !
Il avait un immense désir d'être assis sur la margelle du puits et de regarder au-dehors, une vraie nostalgie de la verdure de là-haut. Le lendemain matin, comme on remontait le seau plein d'eau, le seau, par hasard, s'arrêta un instant juste devant la pierre sur laquelle était assis le petit crapaud ; celui-ci trembla, mais sauta dans le seau et tomba tout au fond.
En haut du puits, il fut vidé en même temps que l'eau.
- Quelle horreur, cria un garçon qui se trouvait là, je n'en ai jamais vu d'aussi laid.
Et il lui allongea un coup de sabot.
Le petit crapaud aurait été complètement écrasé s'il ne s'était vite caché au milieu des hautes orties.
Il était assis là et regardait les tiges serrées et il regardait aussi vers le ciel, le soleil brillait sur les feuilles transparentes, il avait l'impression que nous éprouvons, nous autres hommes, en pénétrant dans une grande forêt où le soleil luit entre les branches et les feuilles des arbres.
- C'est bien mieux ici que dans le puits, dit le petit crapaud. J'aimerais y rester toute ma vie.
Il resta là une heure - et même deux.
« Je me demande ce qu'il peut y avoir dehors, pensa-t-il. Puisque je suis venu jusqu'ici, il faut que je continue.»
Il sautilla aussi vite qu'il le put et arriva sur une route où le soleil brillait, mais où la poussière tomba, épaisse, sur son dos, tandis qu'il traversait la route.
- Je suis vraiment au sec, ici, peut-être un peu trop. J'ai des démangeaisons.
Il sauta jusqu'au fossé où poussaient des myosotis et des spirées et que bordait une haie de sureau et d'aubépine, le long de laquelle grimpaient des liserons blancs. Que de couleurs de tous côtés ! Un papillon vint à passer, le crapaud le prit pour une fleur qui s'était détachée pour voir le monde. Cela lui parut tout naturel.
«Si je pouvais seulement m'envoler comme lui, pensa le petit crapaud. Couac, ce serait merveilleux. »
Il demeura huit jours et huit nuits dans le fossé où il ne manquait certes pas de nourriture. Au neuvième jour, il se dit :
«Il faut vraiment que je continue, mais que pourrai-je trouver de mieux qu'ici. Peut-être un autre petit crapaud ou quelques grenouilles vertes. »
La nuit précédente, il avait entendu dans l'air des bruits semblant indiquer qu'il avait quelques cousins dans le voisinage.
« Que c'est bon de vivre, de sortir du puits, et se reposer dans le fossé humide. Mais il faut continuer, essayer de trouver un petit crapaud ou quelques grenouilles. Ils me manquent. C'est donc que la nature ne suffit pas. »
Il traversa un champ et arriva à une mare entourée de joncs. Il regarda les joncs avec intérêt et s'aperçut qu'il y avait là des grenouilles.
- C'est peut-être trop mouillé pour vous, lui dirent-elles. Etes-vous un mâle ou une femelle ? Qu'importe! vous êtes en tout cas le bienvenu.
Cette nuit-là, le petit crapaud fut invité à un concert familial, grand enthousiasme et voix faibles. On ne servit rien à manger, mais à boire à profusion, tout l'étang si l'on voulait ... ou pouvait !
- Maintenant, allons plus loin, se dit le petit crapaud ; quelque chose le poussait à chercher toujours mieux.
Il vit les étoiles, grandes et brillantes ; il vit la lune, il vit le soleil se lever et monter de plus en plus haut dans le ciel.
- Je suis toujours dans un puits, plus grand peut-être, mais puits tout de même. Il faut monter plus haut, je suis inquiet et sens une étrange nostalgie.
Quand il y eut pleine lune, la pauvre petite bête se dit :
«C'est peut-être un seau que l'on descend et où je dois sauter pour arriver ensuite plus haut, ou, peut-être, le soleil est-il un immense seau, combien grand et lumineux ! Nous pourrions tous y trouver place, il me faut en attendre l'occasion. Comme ma tête me semble claire et brillante, je ne crois pas qu'un bijou puisse briller davantage. La pierre précieuse, je ne l'ai sûrement pas, mais je ne pleure pas pour cela, non, allons plus haut, toujours plus près de cette lumière étincelante où tout est joie ! J'en ai un grand désir et en même temps de l'effroi. C'est un immense pas que je me prépare à faire, mais il est nécessaire. En avant, droit vers la route ! »
Il fit quelques pas, à sa manière d'animal rampant, et se trouva sur la route. Des gens vivaient là ; il y avait des jardins fleuris et des potagers. Il se reposa devant un carré de choux.
- Quelle variété de créatures que je n'ai jamais vues ! Comme le monde est grand et beau. Mais il faut le parcourir et ne pas rester à la même place. Et il sauta dans le carré de choux.
- Que c'est beau !
- Je le sais bien, dit une chenille verte couchée sur une feuille de chou. Ma feuille est la plus large de toutes, elle cache la moitié de l'univers, mais je me passe fort bien de cette moitié-là.
Des poules arrivaient et couraient dans le potager. La première avait bonne vue. Apercevant la chenille sur la feuille, elle lui donna un coup de bec. La chenille tomba à terre où elle se tortillait. La poule l'examina de côté, d'abord d'un œil puis de l'autre, car elle ne savait ce que signifiaient ces contorsions.
« Il n'arrivera à rien de bon », se dit la poule en se préparant à lui donner un autre coup de bec.
Le petit crapaud en fut si effrayé qu'il rampa droit devant elle.
«Ah ! il est accompagné, se dit la poule. Quelle horrible créature rampante ! »
Et elle s'en alla disant :
- Ces petites bouchées vertes ne m'intéressent pas, cela ne fait que vous chatouiller dans la gorge.
Les autres poules furent du même avis et toutes s'en allèrent.
- M'en voilà débarrassée, dit la chenille. Heureusement, j'ai de la présence d'esprit. Mais comment vais-je remonter sur ma feuille. Où est-elle ?
Le petit crapaud s'approcha d'elle pour lui exprimer sa sympathie et lui dire qu'il était tout heureux d'avoir chassé la poule par sa laideur.
- Que voulez-vous dire ? demanda la chenille. Je m'en suis débarrassée moi-même en me tortillant. Vous êtes vraiment affreux à regarder. Et, en tout cas, j'ai le droit de rester à ma place. Je sens déjà l'odeur du chou, voici ma feuille. Rien n'est plus beau que ce qui vous appartient. Mais il faut que je monte plus haut.
- Oui, plus haut, dit le crapaud. Elle a les mêmes sentiments que moi, mais elle n'est pas de bonne humeur aujourd'hui, ce doit être le choc. Nous souhaitons tous monter plus haut.
Le père cigogne était debout dans son nid sur le toit du paysan et claquait du bec, la mère cigogne également.
- Comme ils habitent haut, pensa le crapaud. Pourrait-on monter si haut ?
Deux jeunes étudiants vivaient à la ferme, l'un était un poète et l'autre un naturaliste. L'un chantait dans ses écrits toutes les créations de Dieu qui se reflétaient dans son cœur, l'autre s'emparait du fait lui-même et l'examinait comme une vaste opération mathématique ; il soustrayait, multipliait, désirant connaître à fond les problèmes et en parler avec sa raison et son enthousiasme. Tous deux étaient d'un bon naturel et très gais.
- Regarde ! voilà un beau spécimen de crapaud, là-bas, disait le naturaliste. Je veux le mettre dans l'alcool.
- Oh ! mais tu en as déjà deux, répliquait le poète. Laisse-le jouir de la vie.
- Mais il est si joliment laid, dit l'autre.
- Evidemment, si nous pouvions trouver la pierre philosophale dans sa tête, je vous aiderais volontiers à le disséquer.
- La pierre philosophale, répliqua son ami, tu t'y connais donc en histoire naturelle ?
- Mais ne trouves-tu pas que c'est très beau cette croyance populaire qui veut que le crapaud, le plus laid des animaux, possède souvent dans sa tête le plus précieux des joyaux ?
C'est tout ce qu'entendit le crapaud et il n'en avait compris que la moitié. Les deux amis s'éloignèrent et il échappa au bocal d'alcool.
« Eux aussi parlaient de pierre précieuse. Que je suis content de ne pas l'avoir, sans quoi quelque chose de très désagréable aurait pu m'arriver. »
Le jacassement du père cigogne se fit entendre sur le toit de la ferme. Il faisait une conférence à sa famille et lançait de mauvais regards aux deux jeunes gens.
- Les hommes sont les animaux les plus infatués d'eux-mêmes. Ecoutez leurs jacassements précipités, et ils ne savent même pas les articuler convenablement. Ils sont si fiers de leur don de parole, de leur langage. Et quel étrange langage, à quelques jours de vol d'une cigogne ils ne se comprennent plus les uns les autres. Nous, au contraire, nous pouvons nous faire comprendre partout, même en Egypte. Et ils ne savent même pas voler. Pour voyager un peu vite, ils ont inventé ce qu'ils appellent le "chemin de fer" et souvent ils y sont blessés. J'ai des frissons le long du corps et mon bec commence à trembler quand j'y pense. Le monde pourrait très bien durer sans les hommes. Ils ne nous manqueraient certes pas, aussi longtemps que nous aurons des vers de terre et des grenouilles.
" Voilà un beau discours, pensa le petit crapaud. Quel grand homme et comme il siège haut ! Et comme il nage bien ", s'écria-t-il quand le père cigogne étendit ses ailes et s'élança dans les airs.
La mère cigogne se mit alors à parler à ses petits, dans le nid, du pays appelé Egypte, des eaux du Nil, et de tous les magnifiques marais que l'on trouve dans ce pays lointain. Tout ceci était nouveau pour le petit crapaud et l'intéressait vivement.
- Il faut que j'aille en Egypte, dit-il. Si seulement la cigogne ou l'un des petits voulait bien m'emmener, je lui ferai une politesse le jour de ses noces. N'importe comment, je trouverai moyen d'aller en Egypte. Que je suis heureux ! Le désir que j'éprouve rend certainement plus heureux que la pierre précieuse dans la tête.
Et c'était justement lui, qui avait le joyau : l'éternel désir de s'élever plus haut, toujours plus haut, il rayonnait de joie et d'amour de la vie.
A ce moment, le père cigogne descendit en vol plané ; il avait aperçu le crapaud dans l'herbe et il se saisit de lui sans aucune douceur. Il serrait le bec, ses grandes ailes battaient avec bruit, ce n'était pas du tout agréable, mais le petit crapaud savait qu'il montait très haut, vers l'Egypte, c'est pourquoi ses yeux brillaient et lançaient des étincelles.
-Couac ! couac !
Mort était le petit crapaud. Et que devenaient les étincelles ? Les rayons du soleil emportèrent le joyau qui était dans la tête du petit animal.

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