samedi 10 décembre 2016

Les deux frères - Conte de Grimm



Il y avait une fois deux frères, dont l'un était riche, et l'autre pauvre. Le riche était orfèvre, et il avait un mauvais cœur ; le pauvre gagnait sa misérable vie à nouer des balais ; il était bon et honnête. Il avait deux enfants ; c'étaient deux jumeaux qui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Ces deux enfants avaient coutume de parcourir en tous sens la maison du riche, où on les nourrissait quelquefois avec les restes. Il arriva que le frère pauvre, allant un jour dans la forêt pour y chercher du bouleau, aperçut un oiseau dont le plumage était entièrement couleur d'or, et si beau qu'il n'en avait jamais vu de pareil. Il ramassa aussitôt une petite pierre, la lança après l'oiseau, et réussit à l'atteindre ; mais il ne tomba de son corps qu'une plume d'or, et l'oiseau disparut en volant. Le pauvre homme prit la plume et la porta à son frère, qui l'examina et dit :
- C'est de l'or pur.
Il lui donna en échange beaucoup d'argent. Le lendemain, le pauvre homme monta au haut d'un bouleau et il allait en couper quelques rameaux, lorsque le même oiseau sortit des feuilles ; le pauvre homme fouilla dans le feuillage, et trouva un nid où il y avait un oeuf d'or. Il emporta cet oeuf avec lui au logis, et alla le montrer à son frère, qui dit de nouveau :
- C'est de l'or pur, et lui donna une bonne récompense.
Puis l'orfèvre ajouta :
- Je voudrais bien avoir cet oiseau.
Le frère pauvre alla une troisième fois dans la forêt, et aperçut de nouveau l'oiseau d'or posé sur la cime de l'arbre ; il prit une pierre et visa si juste qu'il l'abattit du coup ; il le porta à son frère qui lui donna en retour un grands tas d'or.
« Maintenant, pensa celui-ci, je pourrai me tirer d'affaire. »
Et il revint tout joyeux à la maison.
L'orfèvre, qui était habile et rusé, savait bien quel oiseau précieux était tombé entre ses mains. Il appela sa femme, et lui dit :
- Fais moi rôtir cet oiseau d'or, et aie bien soin qu'il n'en sorte pas le plus petit morceau ; je me fais une fête de le manger tout entier.
Cet oiseau était d'une si merveilleuse nature que celui qui en mangerait le cœur et le foie devait trouver tous les matins une pièce d'or sous son oreiller. La femme prépara l'oiseau, le mit à la broche, et le fit rôtir. Il advint que, tandis qu'il était devant le feu et que la femme s'occupait à d'autres ouvrages dans la cuisine, les deux enfants du pauvre faiseur de balais entrèrent, se placèrent en face de la broche, et la tournèrent deux fois ou trois fois ; et comme deux petits morceaux de l'oiseau venaient de tomber dans la lèchefrite, l'un des enfants dit à l'autre :
- Mangeons ces deux petits morceaux, je meurs de faim ; aussi bien personne ne pourra s'en apercevoir.
Ce qui fut dit, fut fait. La femme arriva sur l'entrefaite, et voyant leurs mâchoires en train de fonctionner, elle leur dit :
- Que mangez-vous donc là ?
- Deux petits morceaux qui sont tombés de l'oiseau, répondirent-ils.
- C'étaient le cœur et le foie, dit la femme saisie d'épouvante.
Et pour que son mari ne s'aperçût de rien, elle tua aussitôt un coq, en prit le coeur et le foie, et les plaça dans l'oiseau d'or. Quand celui-ci fut entièrement rôti, elle l'apporta à l'orfèvre, qui le dévora à lui seul, sans rien laisser. Mais, lorsque le lendemain matin il passa la main sous son oreiller, dans l'espoir d'y prendre un morceau d'or, il fut très étonné de n'y n'en trouver.
Les deux enfants, au contraire, ne se doutaient pas du bonheur qui leur était arrivé. Le matin suivant, quand ils se levèrent, quelque chose tomba à terre avec un bruit clair, et quand ils le ramassèrent, ils virent que c'étaient deux pièces d'or. Ils les portèrent à leur père, qui fut au comble de la surprise, et leur dit :
- Comment cela a-t-il donc pu arriver ?
Le même prodige s'étant encore renouvelé le matin suivant et les autres jours, le père des jumeaux alla trouver son frère, et lui raconta la singulière histoire. L'orfèvre n'eut pas de peine à comprendre la cause de ce résultat merveilleux, et vit bien que les enfants avaient mangé le coeur et le foie de l'oiseau d'or ; et pour se venger d'eux en homme envieux et méchant qu'il était, il dit au père :
- Tes enfants sont en relation avec le malin esprit ; garde-toi bien de prendre cet or, et chasse ces enfants loin de ta maison, car désormais le diable a du pouvoir sur eux, et il pourrait te perdre toi-même.
Ces paroles consternèrent le pauvre père, et quoique ce fût pour lui une bien douloureuse nécessité, il emmena les deux jumeaux au milieu de la forêt, où il les abandonna, hélas ! avec un profond désespoir.
Les deux malheureux enfants se mirent à parcourir en tous sens la forêt, cherchant à retrouver le chemin de la maison paternelle, mais au lieu de le trouver, ils s'égarèrent de plus en plus. Ils rencontrèrent enfin un chasseur qui leur demanda :
- À qui appartenez-vous, mes enfants ?
- Nous sommes les fils du pauvre faiseur de balais.
Et ils lui racontèrent que leur père les avait abandonnés parce que, tous les matins, une pièce d'or se trouvait sous leur oreiller. Le chasseur était un brave homme, et comme ces enfants lui plurent, et qu'il n'en avait pas lui-même, il les emmena chez lui, et leur dit :
- Je veux vous servir de père et avoir soin de vous jusqu'à ce que vous soyez devenus grands.
Ils apprirent auprès de lui l'art de la chasse, et le brave homme mit en réserve les pièces d'or qui se trouvaient chaque matin sous la tête des jumeaux, pour les leur rendre plus tard lorsqu'ils en auraient besoin.
Quand ils furent devenus grands, leur père nourricier les emmena un jour avec lui dans la forêt, en leur disant :
- Vous devez montrer aujourd'hui ce que vous savez faire ; je veux voir si vous êtes en état de vous passer de moi, et de devenir des chasseurs.
Ils allèrent donc avec lui se poster à l'affût ; là, ils attendirent longtemps, et le gibier ne se montra pas. À la fin pourtant, le chasseur, levant les yeux, aperçut une troupe d'oies sauvages qui, dans leur vol, décrivaient un triangle, et il dit à l'un des jeunes gens :
- Dirige ton coup sur une des oies de ce côté-ci.
Le jeune homme obéit et tira juste. Bientôt après, apparut une seconde troupe d'oies, qui avaient dans leur vol la forme du chiffre 3 ; le chasseur dit encore à son second élève de viser une des oies de tel côté, ce que fit ce dernier avec autant de succès que son frère ; sur quoi, le père nourricier leur dit :
- Vous pouvez maintenant vous passer de moi, vous êtes des chasseurs consommés.
Là-dessus, les deux frères s'enfoncèrent ensemble dans la forêt, se concertèrent et formèrent un projet. Et le soir, lorsqu'ils prirent place au souper, ils dirent à leur père nourricier :
- Nous ne mangeons pas une miette que vous ne nous ayez accordé une grâce.
- Parlez, quelle est cette grâce ? leur dit-il.
Ils répondirent :
- Maintenant que nous connaissons à fond notre métier, il serait bon que nous parcourussions un peu le monde ; trouvez donc bien que nous prenions congé de vous pour voyager.
Le chasseur reprit avec joie :
- Vous parlez comme de braves chasseurs ; ce que vous me demandez, je le désirais déjà ; partez, il vous arrivera bonheur.
Cela dit, ils soupèrent joyeusement.
Quand le jour fixé pour le départ fut arrivé, le père nourricier leur donna à chacun un fusil et un chien, en leur permettant de prendre sur leurs épargnes autant de pièces d'or qu'ils voulurent. Puis il les accompagna un bout de chemin, et lorsqu'ils furent sur le point de se quitter, il leur fit encore cadeau d'un couteau poli, en leur disant :
- Si vous vous séparez un jour, enfoncez ce couteau dans l'arbre le plus proche de l'endroit où vous vous quitterez ; par ce moyen, celui de vous deux qui viendra le premier pourra savoir ce qui est arrivé à son frère absent ; car, s'il meurt, la pointe sera rouillée ; tant qu'il vivra, au contraire, elle demeurera polie.
Les deux frères partirent, et arrivèrent bientôt dans une forêt, dans une forêt si profonde qu'il était impossible de la traverser en un jour. Ils y passèrent donc la nuit, et se nourrirent des provisions qui se trouvaient dans leur carnassière ; le jour suivant, ils eurent beau marcher sans relâche, ils ne purent pas encore atteindre l'extrémité de la forêt, et ils n'avaient plus rien à manger. L'un d'eux dit :
- Nous ferions bien de tirer quelque chose, sans quoi nous endurerons la faim.
En conséquence, il arma son fusil et se mit à regarder autour de lui. Un vieux lièvre ne tarda pas à paraître il le mit en joue, mais le lièvre lui cria :
Bon chasseur, laisse-moi la vie,
Et je te donnerai deux petits en récompense.

Cela dit, il sauta dans les broussailles, et apporta deux petits lièvres ; mais ces petits animaux jouaient avec tant de gentillesse, ils avaient tant de grâce, que les chasseurs n'eurent pas le courage de les tuer ; ils les gardèrent donc, et les petits lièvres marchaient derrière eux. Bientôt après, survint un renard ; ils se préparaient à le tirer, mais le renard leur cria :

Bon chasseur, laisse-moi la vie,
Et je te donnerai deux petits en récompense.

En effet, il ne tarda pas à leur apporter deux petits renards, que cette fois encore les chasseurs n'eurent pas le courage de tuer ; ils les donnèrent pour compagnons aux petits lièvres qui se mirent à suivre ces derniers. Peu de temps après, se présenta un loup qui, lui aussi, allait recevoir une balle, lorsqu'il se délivra, en criant :

Bon chasseur, laisse-moi la vie,
Et je te donnerai deux petits en récompense.

Les chasseurs réunirent les deux loups aux autres animaux, et augmentèrent ainsi leur escorte. Un ours arriva à son tour, et comme il n'était pas encore las de gambader, il cria :

Bon chasseur, laisse-moi la vie,
Et je te donnerai deux petits en récompense.

Et les chasseurs firent pour les deux petits ours ce qu'ils avaient déjà fait pour les autres animaux. Enfin, devinez qui vint encore ? Un lion. L'un des chasseurs le mit en joue, mais le lion cria aussitôt

Bon chasseur, laisse-moi la vie,
Et je te donnerai deux petits en récompense.

Nos chasseurs avaient donc maintenant deux lions, deux ours, deux loups, deux renards et deux lièvres qui les suivaient et qui étaient prêts à les servir. Ils ne continuaient pas moins pour cela à avoir faim ; aussi dirent-ils aux renards :
- Çà, messieurs les sournois, procurez-nous quelque chose à manger, car vous êtes rusés et adroits.
Ils répondirent :
- Non loin d'ici se trouve un village où nous avons déjà dérobé plus d'une poule ; nous voulons vous enseigner le chemin qui y conduit.
Ils allèrent de la sorte dans le village, achetèrent quelque nourriture, n'oublièrent pas de faire aussi rafraîchir leurs bêtes, et continuèrent leur route. Les renards étaient en outre parfaitement renseignés sur les endroits où se trouvaient les basses cours, et ne manquaient pas de donner aux chasseurs les meilleures indications. Ils circulèrent ainsi quelque temps, mais sans trouver un service où ils pussent entrer ensemble.
En conséquence, ils se dirent :
- La nécessité l'exige, il faut nous séparer.
Après s'être partagé les animaux, de manière à avoir chacun un lion, un ours, un renard, et un lièvre, ils se quittèrent, en se promettant une amitié fraternelle jusqu'à leur mort ; mais ils ne se dirent point adieu sans avoir d'abord enfoncé dans un arbre le couteau que leur père nourricier leur avait donné. Cela fait, ils se dirigèrent l'un vers l'orient, l'autre vers le couchant.
Or, l'aînée des deux frères arriva bientôt dans une ville qui était toute couverte de crêpe noir. Il entra dans une auberge, et demanda à l'hôte de rafraîchir ses bêtes. L'aubergiste mit à sa disposition une écurie où on apercevait un trou dans le mur. Grâce à se trou, le lièvre put aller chercher un chou, et le renard une poule, qu'ils mangèrent de bon appétit ; mais quant au loup, à l'ours et au lion, leur taille les empêcha de passer. Heureusement pour eux, que l'aubergiste les fit conduire dans une prairie où une génisse était étendue sur l'herbe : ce fut pour eux un bon régal. Après avoir ainsi pris soin de ses bêtes, le chasseur demanda à l'hôte pourquoi la ville était ainsi couverte d'un crêpe noir.
- Parce que, répondit celui-ci, la fille du roi doit mourir demain.
- Elle est donc bien gravement malade, reprit le chasseur.
- Non, répondit l'aubergiste, sa santé est excellente, mais elle n'en doit pas moins mourir.
- Expliquez-moi donc comment cela est possible, demanda le chasseur.
- À peu de distance de la ville, dit l'aubergiste, se dresse une montagne habitée par un dragon ; il faut tous les ans à ce dragon le tribut d'une vierge innocente, sinon il ravage, dans sa colère, tout le pays. Toutes les jeunes filles de la ville ont déjà eu leur tour, et il ne reste plus que la fille du roi; il n'y a point de rémission : elle doit lui être livrée.
- Et c'est demain que ce sacrifice doit être consommé ? demanda la chasseur ; pourquoi donc ne tue-t-on pas ce dragon ?
- Hélas répondit l'aubergiste, bien des cavaliers l'ont tenté, mais tous y ont perdu la vie ; le roi a donné sa parole que celui qui dompterait le dragon obtiendrait la main de sa fille, et hériterait de son royaume après sa mort.
Le chasseur n'ajouta pas un mot, mais le lendemain matin, accompagné de ces animaux, il gravit la montagne du dragon. Il y avait au sommet une petite église, et sur l'autel se trouvaient trois gobelets remplis, et au-dessous d'eux cette inscription :
« Celui qui videra ces gobelets deviendra l'homme le plus fort de la terre, et pourra porter l'épée qui est enterrée devant le seuil de la porte. »
Le chasseur ne voulut point boire, il sortit de l'église et chercha l'épée dans la terre, mais il n'eut point la force de la soulever. Il revint sur ses pas, vida les gobelets, et se sentit aussitôt assez fort pour saisir l'épée qui se porta dès lors très facilement.
Quand vint l'heure où la jeune fille devait être livrée au dragon, le roi, le maréchal et les courtisans l'accompagnèrent jusqu'à la sortie de la ville.
Elle aperçut de loin le chasseur sur le sommet de la montagne, elle crut que c'était le dragon, et elle suspendit sa marche tant son épouvante était grande ; mais à la fin, la pensée qu'il y allait du salut de toute la ville lui donna le courage de poursuivre cet affreux voyage. Le roi et les courtisans retournèrent au palais, en proie à une grande douleur, mais le maréchal dut rester là pour assister de loin à cet horrible spectacle.
Cependant, lorsque la princesse fut arrivé au haut de la montagne, elle trouva non pas le dragon, mais le jeune chasseur qui lui adressa des paroles de consolation, lui promit de la sauver, et la conduisit dans l'église où il l'enferma. À peine cela était-il fait que le dragon aux sept têtes arriva en poussant d'affreux hurlements. Lorsqu'il aperçut le chasseur, il parut étonné et dit :
- Que viens-tu faire sur cette montagne ? Le chasseur répondit :
- Je viens combattre contre toi.
Le dragon répondit :
- De même que maint chevalier a déjà perdu la vie en ces lieux, ainsi serai-je bientôt débarrassé de toi.
Et en disant ces mots, ses sept gueules lancèrent des flammes. Ces flammes devaient allumer l'herbe sèche et le chasseur aurait été suffoqué par le feu et la fumée, mais ses animaux accoururent et éteignirent le feu sous leurs pattes. Alors le dragon s'élança contre le chasseur, qui brandissant son épée, fit siffler l'air et abattit trois têtes du monstre. Cette blessure rendit le dragon furieux il se dressa de toute sa hauteur, vomit des flots de flammes contre le chasseur et voulut se précipiter sur lui mais celui-ci fit de nouveau jouer son épée et lui coupa encore trois têtes. Le monstre était à bout de ses forces ; il tomba en faisant mine encore de vouloir s'élancer sur le chasseur mais le jeune homme, concentrant tout ce qui lui restait de force dans un dernier coup, lui coupa la queue, et comme il était désormais trop fatigué pour continuer le combat, il appela à lui ses bêtes, qui achevèrent de mettre le dragon en pièces.
La lutte terminée, le chasseur ouvrit la porte de l'église, et il trouva la princesse étendue par terre, car elle s'était évanouie d'inquiétude et d'effroi pendant le combat. Le jeune homme la porta au grand air, et quand elle eut repris ses esprits et rouvert les yeux, il lui montra le dragon en lambeaux, il lui annonça que désormais elle était libre ; elle s'abandonna à sa joie et lui dit :
- Maintenant, tu vas devenir mon époux, car mon père m'a promise à celui qui tuerait le dragon.
Cela dit, elle détacha de son cou son collier de corail et le partagea entre les animaux, et le lion reçut pour sa part le fermoir d'or. Quant à son mouchoir, où son nom était brodé, elle en fit cadeau au chasseur, qui s'éloigna un moment, coupa les langues des sept têtes du dragon, les roula dans le mouchoir et les mit soigneusement dans sa poche.
Cela fait, comme les flammes et le combat l'avaient excessivement fatigué, il dit à la jeune fille :
- Nous sommes tous deux si las que nous ferons bien de prendre un peu de repos.
La princesse y consentit ; ils s'étendirent sur l'herbe, et le chasseur dit au lion :
- Tu vas veiller à ce que personne ne nous surprenne pendant notre sommeil.
Et ils s'endormirent.
Le lion se plaça près d'eux pour faire sentinelle, mais lui aussi était fatigué du combat, de sorte qu'il appela l'ours et lui dit :
- Place-toi près de moi, j'ai besoin de faire un petit somme, et si quelque chose arrive, aie soin de m'éveiller.
L'ours se plaça donc près de lui, mais lui aussi était fatigué il appela le loup et lui dit :
- Place-toi près de moi, j'ai besoin de faire un petit somme, et si quelque chose arrive, hâte-toi de m'éveiller.
Le loup se plaça donc près de lui, mais lui aussi était fatigué ; il appela le renard et lui dit :
- Place-toi près de moi, j'ai besoin de faire un petit somme, et si quelque chose arrive, hâte-toi de m'éveiller.
Le renard se plaça près de lui, mais lui aussi était fatigué ; il appela le lièvre et lui dit :
- Place-toi près de moi, j'ai besoin de faire un petit somme, et si quelque chose arrive, hâte-toi de me réveiller.
Le lièvre se plaça donc près de lui, mais le pauvre lièvre aussi était fatigué ; il n'avait personne qu'il pût charger de faire sentinelle, et il s'endormit.
Ainsi dormaient donc la princesse, le chasseur, le lion, l'ours, le renard et le lièvre et tous dormaient d'un profond sommeil.
Cependant le maréchal qui avait été chargé de regarder tout de loin, n'ayant point vu le dragon s'enfuir avec la jeune fille, et remarquant que tout était tranquille sur la montagne, s'enhardit et se mit à la gravir. Quand il fut arrivé au sommet, il aperçut le monstre dont les membres épars gisaient à terre, et non loin de là, la princesse et le chasseur avec ses bêtes, tous plongés dans un sommeil profond. Et comme il était méchant et cruel, il prit son épée, coupa la tête du chasseur, saisit la jeune fille dans ses bras et la porta au bas de la montagne. Arrivés au pied, celle-ci s'éveilla et fut saisie d'effroi ; mais le maréchal lui dit :
- Tu es en mon pouvoir, il faut que tu dises que c'est moi qui ai tué le dragon.
- Je ne le puis, répondit-elle, car c'est un chasseur qui l'a fait avec le secours de ses bêtes.
- Alors le maréchal tira son épée et la menaça de l'en frapper si elle ne consentait pas à lui obéir. La jeune fille céda à cette violence ; il la conduisit en présence du roi qui fut au comble de la joie, de revoir en vie sa chère enfant qu'il croyait devenue la proie du dragon.
Le maréchal lui dit :
- J'ai tué le monstre et délivré ainsi la princesse et le pays tout entier ; en conséquence, je la réclame pour mon épouse, suivant votre parole royale.
Le roi dit à la jeune fille :
- Est-ce la vérité que je viens d'entendre ?
- Hélas ! oui, répondit-elle, mais je mets pour condition que le mariage ne se célébrera qu'après un an et un jour.
Elle espérait que ce temps ne s'écoulerait pas sans lui apporter des nouvelles de son cher libérateur.
Cependant, sur la montagne, les animaux continuaient de dormir auprès de leur maître mort. Un gros bourdon dirigea son vol de ce côté, et s'abattit sur le nez du lièvre, mais le lièvre le chassa avec sa patte et continua à dormir. Le bourdon vint une seconde fois, mais le lièvre le chassa de nouveau et continua de dormir. Le bourdon vint une troisième fois, lui enfonçant son dard dans le nez et le lièvre se réveilla. Aussitôt il réveilla le renard, qui s'empressa de réveiller le loup, qui réveilla l'ours, qui réveilla le lion. Lorsque le lion eut ouvert les yeux, et qu'il vit que la jeune fille avait disparu et que son maître était mort, il se mit à pousser des rugissements terribles et s'écria :
- Quel est l'auteur de ce meurtre ? Ours, pourquoi ne m'as-tu pas réveillé ?
Et l'ours dit au loup :
- Pourquoi ne m'as-tu pas réveillé ?
Et le loup au renard :
- Pourquoi ne m'as-tu pas réveillé ?
Et le renard au lièvre :
- Pourquoi ne m'as-tu pas réveillé ?
Le pauvre lièvre ne savait seul que répondre, et toute la faute pesa sur lui. En conséquence, tous les animaux voulurent tomber sur lui, mais il demanda à être entendu et dit :
- Ne me tuez pas, je promets de rendre la vie à notre maître. Je connais une montagne sur laquelle croit une racine ; quiconque a cette racine dans la bouche est guéri aussitôt de toute maladie et de toute blessure. Mais la montagne dont je vous parle se trouve à deux cents lieues d'ici.
Le lion répondit .
- Il faut qu'en vingt-quatre heures tu sois de retour avec cette racine.
Le lièvre ne fit qu'un bond, et vingt-quatre heures après il était de retour avec la racine.
Le lion replaça la tête sur les épaules du chasseur, et le lièvre lui mit la racine dans la bouche ; aussitôt tout reprit son cours naturel ; le coeur palpita de nouveau et la vie revint.
En ce moment le chasseur se réveilla ; il fut saisi d'épouvante en n'apercevant plus la jeune fille, et il se dit :
- Elle s'est enfuie sans doute pendant mon sommeil, afin de se débarrasser de moi.
Dans l'excès de son empressement, le lion avait remis de travers la tête de son maître ; celui-ci n'y prit point garde, absorbé qu'il était dans ses tristes pensées. Ce ne fut qu'à midi, lorsqu'il voulut manger quelque chose, qu'il vit que sa tête était tournée vers son dos. Il ne pouvait comprendre comment c'était possible et demanda à ses animaux ce qui lui était arrivé pendant son sommeil. Le lion lui raconta alors qu'ils s'étaient tous endormis de fatigue et, qu'à leur réveil, ils l'avaient trouvé mort, la tête coupée. Que le lièvre avait couru chercher la racine de vie, mais que le lion, dans sa hâte, lui avait remis sa tête en place, mais dans le mauvais sens. Il voulait réparer son erreur. Il arracha donc la tête de son maître, la retourna, et le lièvre la ressouda à son corps et le ressuscita à l'aide de la racine.
Cependant, le chasseur était triste, et il allait de par le monde en faisant danser ses animaux devant les gens. Il se trouva qu'exactement un an plus tard, il revint dans la ville où il avait délivré du dragon la fille du roi. Cette fois, la ville tout entière était recouverte d'écarlate. Il interrogea l'aubergiste: « Qu'est-ce que cela veut dire? Il y a un an, la ville était recouverte de crêpe noir. Pourquoi ce tissu écarlate, aujourd'hui? » L'aubergiste lui répondit: « Il y a un an, la fille de notre roi devait être livrée en pâture au dragon, mais le maréchal s'est battu contre lui et l'a tué, et demain, on doit célébrer leur mariage. C'est pour cela que la ville était alors recouverte de crêpe noir en signe de deuil, et qu'elle l'est aujourd'hui d'écarlate en signe de joie. »
Le lendemain, qui devait être le jour du mariage, le chasseur dit, à midi, à l'aubergiste:
- Me croirez-vous, Monsieur l'aubergiste, si je vous dis que je mangerai chez vous, aujourd'hui, du pain qui vient de la table du roi?
- Tiens, répondit l'aubergiste, je voudrais bien parier cent pièces d'or que ce n'est pas vrai.
Le chasseur accepta le pari et mit enjeu, lui aussi, un sac contenant le même nombre de pièces d'or. Puis il appela le lièvre et lui dit: « Toi qui bondis si bien, va et rapporte-moi du pain comme le roi en mange. » Comme le lièvre était le plus petit de ses animaux, il ne pouvait transmettre cette tâche à personne d'autre et devait donc y aller lui-même. « Aïe, se dit-il, quand je bondirai à travers les rues de la ville, j'aurai tous les chiens de bouchers à mes trousses. » Et il se produisit exactement ce qu'il pensait: les chiens lui couraient après et en voulaient à sa peau. Mais lui, ni vu ni connu, il bondit et se cacha dans une guérite sans être remarqué par le soldat qui faisait le guet. Les chiens arrivèrent alors et voulurent le faire sortir, mais le soldat n'était pas d'humeur à plaisanter et leur donna des coups de crosse qui les firent déguerpir en hurlant et en gémissant. Quand le lièvre vit que la voie était libre, il s'élança à l'intérieur du château et fila tout droit vers la fille du roi. Il s'assit sous sa chaise et lui gratta le pied. « Veux-tu t'en aller! », dit-elle, croyant que c'était son chien. Le lièvre lui gratta le pied une deuxième fois, et elle dit à nouveau: « Veux-tu t'en aller! », croyant toujours que c'était son chien. Mais le lièvre ne se laissa pas éconduire ainsi et lui gratta le pied une troisième fois. Elle se pencha alors et reconnut le lièvre au collier qu'il portait. Elle le prit sur ses genoux, l'emporta dans sa chambre et lui demanda: « Mon cher lièvre, que veux-tu? » Il lui répondit: « Mon maître, qui a tué le dragon, est ici et m'envoie vous demander un pain comme celui que mange le roi. » Remplie de joie, elle fit alors venir le boulanger et lui ordonna d'apporter un pain comme celui que mangeait le roi. Le lièvre dit: « Il faut que le boulanger le porte à ma place, pour que les chiens des bouchers ne s'en prennent pas à moi. » Le boulanger lui porta donc le pain jusqu'à la porte de l'auberge. Le lièvre se dressa alors sur ses pattes arrière, prit le pain entre ses pattes avant et le porta à son maître.
Le chasseur dit alors: « Vous voyez, Monsieur l'aubergiste, les cent pièces d'or sont à moi. » L'aubergiste s'étonna, mais le chasseur poursuivit: « Oui, Monsieur l'aubergiste, j'ai le pain, mais je voudrais aussi un peu du rôti que mange le roi. » L'aubergiste dit: « Je voudrais bien voir ça », mais il n'avait plus envie de parier. Le chasseur appela son renard et lui dit: « Va, mon petit renard, et rapporte-moi du rôti comme celui que mange le roi. » Le renard roux était plus rusé que le lièvre, et passa par les coins et les recoins sans qu'un seul chien ne le remarque. Il s'assit sous la chaise de la fille du roi et lui gratta le pied. Elle baissa les yeux et reconnut le renard. Elle l'emmena dans sa chambre et lui demanda: « Mon cher renard, que veux-tu? » Il lui répondit: « Mon maître, qui a tué le dragon, est ici et m'envoie vous demander un rôti comme celui que mange le roi. » Elle fit alors venir le cuisinier, qui dut préparer un rôti comme celui que mangeait le roi, et le porter jusqu'à la porte de l'auberge. Une fois là-bas, le renard lui prit le plat des mains, commença par secouer sa queue pour chasser les mouches qui s'étaient posées sur le rôti, puis il le porta à son maître. « Vous voyez, Monsieur l'aubergiste, dit le chasseur, le pain et la viande sont là. À présent, je voudrais bien manger des légumes comme ceux que mange le roi. » Il appela son loup et lui dit: « Mon cher loup, va me chercher des légumes comme ceux que mange le roi. » Comme il n'avait peur de personne, le loup se rendit tout droit au château et il alla trouver la princesse; il tira un peu sur sa robe, par-derrière, ce qui la fit se retourner. Elle le reconnut à son collier, le prit avec elle dans sa chambre et lui demanda: « Mon cher loup, que veux-tu? » Il lui répondit: « Mon maître, qui a tué le dragon, est ici. Je dois vous demander des légumes comme ceux que mange le roi. » Elle fit alors venir le cuisinier, qui dut préparer des légumes comme ceux que mangeait le roi et les porter jusqu'à la porte de l'auberge. Une fois là-bas, le loup lui prit le plat des mains et le porta à son maître. Celui-ci appela alors l'ours et lui dit: « Mon cher ours, toi qui aimes bien les sucreries, va me chercher des friandises comme celles que mange le roi. » L'ours trotta vers le château et tous s'écartaient de son chemin. Mais quand il arriva devant la garde royale, elle leva les fusils pour l'empêcher d'entrer dans le château. Cependant, il se dressa de toute sa taille et distribua, de ses grosses pattes, quelques gifles à droite et à gauche, faisant tomber à terre toute la garde. Puis il se rendit tout droit chez la fille du roi, se plaça derrière elle et poussa un petit grognement. Elle se retourna, reconnut l'ours et lui dit de la suivre dans sa chambre. Elle lui demanda alors: « Mon cher ours, que veux-tu? » Il lui répondit: « Mon maître, qui a tué le dragon, est ici. Je dois vous demander des friandises comme celles que mange le roi. » Elle fit alors venir le confiseur, qui dut confectionner des friandises comme celles que mangeait le roi et les porter jusqu'à la porte de l'auberge. Une fois là-bas, l'ours commença par lécher les petits pois en sucre qui avaient roulé à terre, puis il se mit debout, prit le plat et le porta à son maître. « Vous voyez, Monsieur l'aubergiste, dit le chasseur, à présent, j'ai du pain, de la viande, des légumes et des friandises, mais j'aimerais aussi boire du vin pareil à celui que boit le roi. » Il appela son lion et lui dit: « Mon cher lion, toi qui aimes bien t'enivrer un peu, va me chercher du vin comme celui que boit le roi. » Le lion se mit alors en route et les gens s'enfuyaient en le voyant. Quand il arriva devant la garde royale, elle voulut lui barrer la route, mais un seul rugissement suffit à faire déguerpir tout le monde. Le lion se rendit alors devant la chambre royale et frappa à la porte avec sa queue. Quand la fille du roi sortit, il s'en fallut de peu qu'elle ne prenne peur en voyant le lion, mais elle le reconnut au fermoir d'or qui venait de son collier. Elle lui dit de la suivre dans sa chambre et lui demanda: « Mon cher lion, que veux- tu? » Il lui répondit: « Mon maître, qui a tué le dragon, est ici. Je dois vous demander du vin comme celui que boit le roi. » Elle fit alors venir l'échanson pour qu'il lui donne du vin comme celui que buvait le roi. Le lion dit: « Je vais le suivre pour vérifier qu'on me donne bien le bon vin. » Il descendit alors à la cave avec l'échanson et, quand ils furent en bas, celui-ci voulut lui tirer du vin ordinaire, celui que buvaient les serviteurs du roi, mais le lion lui dit: « Attends, il faut d'abord que je goûte le vin! » Il en tira une demi-chope et l'avala d'un coup. « Non, dit-il, ce n'est pas le bon. » L'échanson le regarda de travers, mais n'en alla pas moins vers un autre tonneau, qui était destiné au maréchal du roi. Le lion lui dit: « Attends, il faut d'abord que je goûte le vin! » Il en tira une demi-chope et la but: « Celui-là est meilleur, mais ce n'est pas encore le bon. » L'échanson se fâcha alors et dit: « Qu'est-ce qu'un animal aussi stupide peut bien comprendre au vin! » Mais le lion lui donna un tel coup sur la nuque qu'il tomba lourdement sur le sol. Quand il fut revenu à lui et qu'il se fut relevé, il conduisit le lion sans mot dire dans une petite cave à part où on gardait le vin du roi, qu'on ne servait à personne d'autre. Le lion commença par en tirer une demi-chope et par goûter le vin, puis il dit: « Cela doit être le bon. », et il ordonna à l'échanson d'en remplir six bouteilles. Puis ils remontèrent de la cave, mais quand le lion ressortit à l'air libre, il était un peu saoul et titubait, si bien que l'échanson dut porter à sa place le vin jusqu'à la porte de l'auberge. Le lion prit alors l'anse du panier entre ses dents et le porta à son maître. Le chasseur dit alors: « Vous voyez, Monsieur l'aubergiste, j'ai du pain, de la viande, des légumes, des friandises et du vin, et à présent, je vais manger avec mes animaux. » Il s'assit à table, mangea et but, tout en donnant à boire et à manger au lièvre, au renard, au loup, à l'ours et au lion, et il était de bonne humeur parce qu'il voyait que la fille du roi l'aimait encore.
Son repas terminé, il dit:
- Monsieur l'aubergiste, maintenant que j'ai mangé et bu tout comme le roi, je vais me rendre au château et épouser la fille du roi.
- Comment serait-ce possible, lui demanda l'aubergiste, puisqu'elle a déjà un époux et que l'on célèbre leur mariage aujourd'hui même?
Le chasseur sortit alors le mouchoir que lui avait offert la fille du roi et dans lequel étaient enveloppées les sept langues du monstre, et dit à l'aubergiste: « Ce que j'ai dans la main doit m'aider à y parvenir. » Celui-ci regarda le mouchoir et dit: « Je veux bien croire tout ce que vous voudrez, mais ça, je ne le crois pas, et je veux bien miser tous mes biens là-des- sus. » Quant au chasseur, il prit un sac contenant mille pièces d'or et le posa sur la table avec ces mots: « Et moi, je mise là- dessus. »
Pendant ce temps, le roi, assis à sa table royale, s'adressa ainsi à sa fille:
- Que voulaient tous ces animaux sauvages qui sont venus te voir, en entrant dans mon château et en en ressortant?
- Il m'est interdit de le dire, mais envoyez quelqu'un pour faire venir le maître de ces animaux et vous ferez une bonne chose.
Le roi envoya donc un de ses serviteurs à l'auberge pour inviter l'étranger, et le serviteur arriva juste après que le chasseur eut parié avec l'aubergiste. Le chasseur dit alors: « Vous voyez, Monsieur l'aubergiste, le roi envoie un serviteur pour m'inviter, mais je n'irai pas au château comme cela. » Et il s'adressa ainsi au serviteur: « Je vous demande de prier Sa Majesté de bien vouloir m'envoyer des habits royaux, un carrosse attelé de six chevaux et des serviteurs qui seront à mes ordres. » Lorsqu'il entendit cette réponse, le roi demanda à sa fille:
- Que dois-je faire?
- Donnez l'ordre d'aller le chercher comme il l'exige, et vous ferez une bonne chose.
Le roi lui envoya donc des habits royaux, un carrosse avec six chevaux et des serviteurs qui devaient être à ses ordres. Quand le chasseur les vit arriver, il dit: « Vous voyez, Monsieur l'aubergiste, voilà qu'on vient me chercher comme je l'ai exigé. » Il revêtit les habits royaux, prit le mouchoir avec les langues de dragon et se rendit chez le roi. Quand il le vit arriver, le roi demanda à sa fille:
- Quel accueil dois-je lui faire?
- Allez à sa rencontre, et vous ferez une bonne chose.
Le roi alla donc à sa rencontre et lui fit gravir les marches qui menaient au château, et tous ses animaux le suivirent. Le roi lui indiqua une place près de lui et de sa fille. Quant au maréchal, il était assis de l'autre côté, à la place du marié, mais il ne le reconnut pas. On apporta alors justement les sept têtes du dragon pour que tout le monde puisse les voir, et le roi parla ainsi: « C'est le maréchal qui a coupé les sept têtes du dragon et, pour cette raison, je lui donne aujourd'hui ma fille en mariage. » Le chasseur se leva, ouvrit les sept gueules et dit: « Où sont les sept langues du dragon? » Soudain, le maréchal prit peur, blêmit et finit par dire, dans sa frayeur:
- Les dragons n'ont pas de langue.
- Ce sont les menteurs qui devraient ne pas en avoir. Mais les langues du dragon sont le signe qui identifie celui qui l'a vaincu, rétorqua le chasseur.
Il ouvrit son mouchoir, et les sept langues s'y trouvaient toutes. Puis il mit chaque langue dans sa gueule d'origine, et elles s'y adaptèrent exactement. Ensuite, il prit le mouchoir sur lequel était brodé le nom de la fille du roi, le montra à la jeune fille et lui demanda à qui elle l'avait donné. « À celui qui a tué le dragon », répondit-elle. Il appela ensuite tous ses animaux, ôta à chacun son collier et prit au lion le fermoir en or. Il les montra à la jeune fille et lui demanda à qui ils appartenaient. « Le collier et le fermoir étaient à moi, mais je les ai répartis entre les animaux qui ont aidé à vaincre le dragon. » Le chasseur dit alors: « Pendant que je me reposais après le combat et que je m'étais endormi, le maréchal est venu et m'a coupé la tête. Puis il a emporté la fille du roi et a prétendu que c'était lui qui avait tué le dragon. Il a menti, et les preuves en sont les langues, le mouchoir et le collier. » Puis il raconta comment ses animaux l'avaient guéri à l'aide d'une racine merveilleuse, qu'il avait erré de par le monde avec eux pendant un an et qu'il avait fini par revenir dans cette ville, où il avait appris de la bouche de l'aubergiste la tromperie du maréchal.
Le roi demanda alors à sa fille:
- Ce qu'il dit est-il vrai?
- Oui, c'est vrai, répondit-elle. À présent, je puis révéler l'infamie du maréchal parce qu'elle a éclaté au grand jour sans que j'y contribue: car il m'avait forcée à lui promettre de garder le silence. C'est pour cette raison que j'avais demandé que le mariage soit célébré seulement dans un an et un jour.
Le roi fit alors appeler douze conseillers qui devaient rendre leur verdict concernant le maréchal, et il fut condamné à être écartelé par quatre bœufs. Le maréchal fut donc exécuté, quant au roi, il confia sa fille au chasseur et fit de ce dernier le gouverneur de tout son royaume. Le mariage fut célébré avec une grande joie, et le jeune roi fit venir son vrai père et son père adoptif, et il les couvrit de richesses. Il n'oublia pas non plus l'aubergiste. Il le fit venir et lui dit:
- Vous voyez, Monsieur l'aubergiste, j'ai épousé la fille du roi, et tous vos biens sont à moi.
- Oui, répondit l'aubergiste, c'est juste ainsi.
- Je vais être indulgent avec vous, lui dit cependant le jeune roi. Gardez tous vos biens, et je vous offre en plus les mille pièces d'or.
À présent, le jeune roi et la jeune reine vivaient ensemble dans la joie et la bonne humeur. Il sortait souvent pour chasser car c'était son plaisir, et ses fidèles animaux devaient l'accompagner. Or il y avait dans les environs une forêt dont on disait qu'elle était hantée et qu'une fois qu'on y était, il n'était pas facile d'en ressortir. Mais le jeune roi avait très envie d'y chasser et ne laissa pas de repos au vieux roi jusqu'à ce qu'il l'y autorise. Il sortit donc à cheval avec une grande escorte, et quand il parvint à l'orée de la forêt, il y vit une biche d'un blanc immaculé. Il dit à ses gens: « Attendez-moi ici jusqu'à mon retour, je vais chasser cette belle biche. » Puis il s'enfonça dans la forêt à sa poursuite, et seuls ses animaux le suivirent. Ses gens s'étaient arrêtés et l'attendirent jusqu'au soir, mais il ne revint pas. Ils rentrèrent au château et dirent à la jeune reine: « Le jeune roi a poursuivi une biche blanche dans la forêt maléfique, et il n'est pas revenu. » Elle fut alors en proie à une grande inquiétude à son sujet. Quant à lui, il avait continué à poursuivre la belle biche sans jamais parvenir à la rattraper. Quand il croyait l'avoir à portée de fusil, il la revoyait aussitôt bondir au loin, puis elle finit par disparaître tout à fait. Il s'aperçut alors qu'il se trouvait au cœur de la forêt. Il prit son cor et souffla dedans mais il ne reçut aucune réponse car ses gens ne pouvaient l'entendre. À la tombée de la nuit, il comprit qu'il ne pourrait pas rentrer chez lui ce soir-là, descendit de cheval, se fit un feu au pied d'un arbre et s'apprêta à passer la nuit ainsi. Alors qu'il était assis auprès du feu et que ses animaux s'étaient aussi couchés près de lui, il lui sembla entendre une voix humaine. Il regarda autour de lui mais ne remarqua rien. Peu après, il entendit de nouveau des gémissements qui semblaient venir d'en haut. Il leva les yeux et vit une vieille femme assise dans l'arbre, et qui poussait une plainte continue: « Ouh, ouh, ouh, comme j'ai froid! »
- Descends et viens te réchauffer, si tu as froid, lui répon- dit-il.
- Non, tes animaux me mordraient, dit-elle.
- Ils ne te feront aucun mal, grand-mère, lui dit-il. Descends!
Mais c'était une sorcière, et elle lui dit: « Je vais te lancer une baguette, et si tu leur donnes un coup sur le dos avec, ils ne me feront aucun mal. » Elle lui lança donc une petite baguette, il les frappa avec, et les voilà allongés là, sans bouger: ils étaient changés en pierre. Et quand la sorcière fut sûre que les animaux ne lui feraient rien, elle sauta à terre, le toucha lui aussi de sa baguette et le changea en pierre. Puis elle éclata de rire et le traîna, avec ses animaux, dans un fossé où se trouvaient déjà quantité de pierres de cette sorte.
Comme le jeune roi ne revenait pas du tout, la crainte et l'inquiétude de la jeune reine allaient croissant. Or il se trouva que l'autre frère, qui était allé vers l'est quand ils s'étaient quittés, arriva justement dans ce royaume. Il avait cherché du travail mais n'en avait point trouvé, puis il avait erré çà et là en faisant danser ses animaux. Il lui vint alors l'idée de retourner voir le couteau qu'ils avaient planté dans le tronc d'un arbre, avant de se quitter, pour savoir comment allait son frère. Quand il y arriva, la lame du côté de son frère était rouillée jusqu'à la moitié; l'autre moitié en était encore brillante. Il prit peur et se dit: « Il a dû arriver un grand malheur à mon frère, mais peut-être puis-je encore le sauver, puisque la moitié de la lame est encore brillante. » Il partit donc vers l'ouest avec ses animaux et, quand il arriva à la porte de la ville, la garde vint à sa rencontre et lui demanda s'il fallait annoncer son arrivée à son épouse: ne voyant pas revenir son mari, la jeune reine était en proie à une grande inquiétude depuis déjà plusieurs jours et craignait qu'il n'ait trouvé la mort dans la forêt maléfique. En effet, la garde croyait que c'était le jeune roi en personne, tant il lui ressemblait, et parce qu'il avait aussi des animaux sauvages qui le suivaient. Il comprit alors qu'il était question de son frère et se dit: « Le mieux est sans doute de me faire passer pour lui: ainsi, il me sera plus facile de le secourir. » Il se fît donc escorter par la garde jusqu'au château, où il fut accueilli avec grande joie. La jeune reine crut que ce n'était personne d'autre que son époux, et lui demanda pourquoi il s'était absenté aussi longtemps. Il lui répondit: « Je m'étais égaré dans une forêt et je n'ai pas réussi à retrouver mon chemin plus tôt. » Le soir, on le conduisit au lit du roi, mais il posa une épée à double tranchant entre la reine et lui. Elle ne savait pas ce que cela signifiait, mais elle n'osa pas lui poser la question.
Il resta donc quelques jours au château et se renseigna pendant ce temps sur la forêt maléfique. Puis il dit enfin: « Il faut que je retourne chasser dans cette forêt. » Le vieux roi et la jeune reine voulurent l'en empêcher, mais il insista et repartit dans la forêt, accompagné d'une grande escorte. Une fois dans la forêt, il lui arriva la même chose qu'à son frère. Il vit une biche blanche et dit à ses gens: « Restez ici et attendez que je revienne. Je vais chasser cette belle biche. » Il pénétra dans la forêt, suivi de ses animaux. Mais il ne parvint pas à rattraper la biche et s'enfonça si profondément dans la forêt qu'il dut y passer la nuit. Et quand il eut fait du feu, il entendit gémir au-dessus de lui: « Ouh, ouh, ouh, comme j'ai froid! » Il regarda en l'air et vit la même sorcière, en haut de l'arbre. Il lui dit:
- Si tu as froid, grand-mère, descends et viens te réchauffer.
- Non, dit-elle, tes animaux me mordraient.
- Ils ne te feront aucun mal, lui répondit-il.
Elle lui cria alors: « Je vais te lancer une baguette, et si tu leur donnes un coup sur le dos avec, ils ne me feront aucun mal. » Quand il entendit cela, le chasseur se méfia de la vieille et lui dit:
- Je ne frapperai pas mes animaux. Descends, toi, ou je viens te chercher.
- Que veux-tu donc? lui cria-t-elle, tu ne me feras rien.
- Si tu ne viens pas, lui répondit-il, je te ferai descendre en te tirant dessus.
- Tire-donc, rétorqua-t-elle, je ne crains pas tes balles.
Il la mit en joue et tira, mais la sorcière résistait à toutes les balles de plomb. Elle éclata d'un rire retentissant, et lui cria: « Tu ne m'auras pas! » Mais le chasseur savait ce qu'il fallait faire: il arracha trois boutons d'argent à son habit, les chargea dans son fusil, car contre ce métal, tout l'art de la sorcière était impuissant. Et quand il appuya sur la détente, la sorcière dégringola aussitôt de l'arbre en poussant de grands cris. Il posa un pied sur elle et dit: « Vieille sorcière, si tu ne me dis pas immédiatement où est mon frère, je t'attrape des deux mains que tu vois là et je te jette dans le feu. » Elle fut saisie de frayeur, lui demanda grâce et dit: « Il est dans un fossé, changé en pierre, avec ses animaux. » Il l'obligea à l'y conduire, la menaça et lui dit: « Vieille guenon que tu es, tu vas immédiatement ramener à la vie mon frère et toutes les autres créatures qui sont ici, sinon tu finiras dans le feu! » Elle prit alors une baguette et toucha les pierres, et soudain, son frère et ses animaux revinrent à la vie, et beaucoup d'autres, des marchands, des artisans, des bergers se levèrent, le remercièrent de les avoir libérés et rentrèrent chez eux. Quant aux jumeaux, lorsqu'ils se reconnurent, ils s'embrassèrent et se réjouirent de tout leur cœur. Puis ils saisirent la sorcière, la ligotèrent et la jetèrent dans le feu. Et quand elle eut brûlé, la forêt s'ouvrit d'elle-même et devint claire et lumineuse, et on pouvait apercevoir le château royal, distant de trois lieues de route.
Les deux frères rentrèrent donc ensemble et, en chemin, ils se racontèrent leurs destins respectifs. Et quand le plus jeune raconta qu'il gouvernait tout le royaume à la place du roi, l'autre lui dit: « Je m'en suis rendu compte, car quand je suis entré dans la ville et qu'on m'a pris pour toi, on m'a fait tous les honneurs royaux: la jeune reine m'a pris pour son époux, et je devais manger à ses côtés et dormir dans ton lit. »
Quand l'autre entendit cela, la jalousie et la colère qu'il en ressentit furent si violentes qu'il dégaina son épée et trancha la tête de son frère. Mais en le voyant étendu là, mort, et en voyant couler son sang rouge, il le regretta amèrement: « Mon frère m'a délivré, s'écria-t-il, et moi, en retour, je l'ai tué! » Et il se mit à se lamenter à fendre l'âme. Son lièvre vint alors et proposa d'aller chercher la racine qui redonne la vie. Il s'en fut en bondissant et la rapporta à temps. Le mort fut ramené à la vie et ne se souvenait même plus de sa blessure.
Sur ces entrefaites, ils poursuivirent leur chemin, et le plus jeune dit: « Tu as la même apparence que moi, tu portes des habits royaux comme moi, et tes animaux te suivent comme moi. Nous allons entrer dans la ville par deux portes opposées et arriver chez le vieux roi en même temps de deux côtés différents. » Ils se séparèrent donc et la garde arriva chez le vieux roi en provenance de l'une et de l'autre porte, pour annoncer que le jeune roi était revenu de la chasse avec ses animaux. Le roi dit: « Ce n'est pas possible, les deux portes sont à une lieue de route l'une de l'autre. » Pendant ce temps, les deux frères entrèrent dans la cour en venant de deux côtés différents et montèrent tous deux chez le roi. Le roi s'adressa alors à sa fille: « Dis-moi, lequel des deux est ton époux? Ils sont pareils l'un et l'autre, et je ne peux pas le savoir. » Elle se tenait là, en proie à une grande angoisse, car elle était incapable de dire lequel était son mari. Finalement, elle se souvint du collier qu'elle avait donné aux animaux. Elle chercha et trouva, au cou de l'un des deux lions, le petit fermoir d'or. Elle s'écria alors, toute heureuse: « Celui que suit ce lion est mon véritable époux. » Le jeune roi éclata de rire et dit: « Oui, c'est bien celui-là! » Ils s'assirent à table ensemble, et mangèrent et burent joyeusement. Le soir, quand le jeune roi alla se coucher, sa femme lui demanda: « Pourquoi as-tu mis une épée à double tranchant dans notre lit, ces dernières nuits? J'ai cru que tu voulais me tuer. » Il comprit alors à quel point son frère avait été honnête envers lui.

vendredi 9 décembre 2016

Blanche-Neige - conte de Grimm



Cela se passait en plein hiver et les flocons de neige tombaient du ciel comme un duvet léger. Une reine était assise à sa fenêtre encadrée de bois d'ébène et cousait. Tout en tirant l'aiguille, elle regardait voler les blancs flocons. Elle se piqua au doigt et trois gouttes de sang tombèrent sur la neige. Ce rouge sur ce blanc faisait si bel effet qu'elle se dit : Si seulement j'avais un enfant aussi blanc que la neige, aussi rose que le sang, aussi noir que le bois de ma fenêtre ! Peu de temps après, une fille lui naquit ; elle était blanche comme neige, rose comme sang et ses cheveux étaient noirs comme de l'ébène. On l'appela Blanche-Neige. Mais la reine mourut en lui donnant le jour.
Au bout d'une année, le roi épousa une autre femme. Elle était très belle ; mais elle était fière et vaniteuse et ne pouvait souffrir que quelqu'un la surpassât en beauté. Elle possédait un miroir magique. Quand elle s'y regardait en disant :

Miroir, miroir joli,
Qui est la plus belle au pays ?

Le miroir répondait :

Madame la reine, vous êtes la plus belle au pays.

Et elle était contente. Elle savait que le miroir disait la vérité. Blanche-Neige, cependant, grandissait et devenait de plus en plus belle. Quand elle eut atteint ses dix-sept ans elle était déjà plus jolie que le jour et plus belle que la reine elle-même. Un jour que celle-ci demandait au miroir :

Miroir, miroir joli,
Qui est la plus belle au pays ?

Celui-ci répondit :

Madame la reine, vous êtes la plus belle ici
Mais Blanche-Neige est encore mille fois plus belle.

La reine en fut épouvantée. Elle devint jaune et verte de jalousie. À partir de là, chaque fois qu'elle apercevait Blanche-Neige, son cœur se retournait dans sa poitrine tant elle éprouvait de haine à son égard. La jalousie et l'orgueil croissaient en elle comme mauvaise herbe. Elle en avait perdu le repos, le jour et la nuit. Elle fit venir un chasseur et lui dit :
- Emmène l'enfant dans la forêt ! je ne veux plus la voir. Tue-la et rapporte-moi pour preuve de sa mort ses poumons et son foie.
Le chasseur obéit et conduisit Blanche-Neige dans le bois. Mais quand il eut dégainé son poignard pour en percer son cœur innocent, elle se mit à pleurer et dit :
- 0, cher chasseur, laisse-moi la vie ! je m'enfoncerai au plus profond de la forêt et ne rentrerai jamais à la maison.
Et parce qu'elle était belle, le chasseur eut pitié d'elle et dit :
- Sauve-toi, pauvre enfant !
Les bêtes de la forêt auront tôt fait de te dévorer ! songeait-il. Et malgré tout, il se sentait soulagé de ne pas avoir dû la tuer. Un marcassin passait justement. Il le tua de son poignard, prit ses poumons et son foie et les apporta à la reine comme preuves de la mort de Blanche-Neige. Le cuisinier reçut ordre de les apprêter et la méchante femme les mangea, s'imaginant qu'ils avaient appartenu à Blanche-Neige.
La pauvre petite, elle, était au milieu des bois, toute seule. Sa peur était si grande qu'elle regardait toutes les feuilles de la forêt sans savoir ce qu'elle allait devenir. Elle se mit à courir sur les cailloux pointus et à travers les épines. Les bêtes sauvages bondissaient autour d'elle, mais ne lui faisaient aucun mal. Elle courut jusqu'au soir, aussi longtemps que ses jambes purent la porter. Elle aperçut alors une petite maisonnette et y pénétra pour s'y reposer. Dans la maisonnette, tout était minuscule, gracieux et propre. On y voyait une petite table couverte d'une nappe blanche, avec sept petites assiettes et sept petites cuillères, sept petites fourchettes et sept petits couteaux, et aussi sept petits gobelets. Contre le mur, il y avait sept petits lits alignés les uns à côté des autres et recouverts de draps tout blancs. Blanche-Neige avait si faim et si soif qu'elle prit dans chaque assiette un peu de légumes et de pain et but une goutte de vin dans chaque gobelet : car elle ne voulait pas manger la portion tout entière de l'un des convives. Fatiguée, elle voulut ensuite se coucher. Mais aucun des lis ne lui convenait ; l'un était trop long, l'autre trop court. Elle les essaya tous. Le septième, enfin, fut à sa taille. Elle s'y allongea, se confia à Dieu et s'endormit.
Quand la nuit fut complètement tombée, les propriétaires de la maisonnette arrivèrent. C'était sept nains qui, dans la montagne, travaillaient à la mine. Ils allumèrent leurs sept petites lampes et quand la lumière illumina la pièce, ils virent que quelqu'un y était venu, car tout n'était plus tel qu'ils l'avaient laissé.
- Le premier dit : Qui s'est assis sur ma petite chaise ?
- Le deuxième : Qui a mangé dans ma petite assiette ?
- Le troisième : Qui a pris de mon pain ?
- Le quatrième : Qui a mangé de mes légumes ?
- Le cinquième : Qui s'est servi de ma fourchette ?
- Le sixième : Qui a coupé avec mon couteau ?
- Le septième : Qui a bu dans mon gobelet ?
Le premier, en se retournant, vit que son lit avait été dérangé.
- Qui a touché à mon lit ? dit-il.
Les autres s'approchèrent en courant et chacun s'écria :
- Dans le mien aussi quelqu'un s'est couché !
Mais le septième, quand il regarda son lit, y vit Blanche-Neige endormie. Il appela les autres, qui vinrent bien vite et poussèrent des cris étonnés. Ils prirent leurs sept petites lampes et éclairèrent le visage de Blanche-Neige.
- Seigneur Dieu ! Seigneur Dieu ! s'écrièrent-ils ; que cette enfant est jolie !
Ils en eurent tant de joie qu'ils ne l'éveillèrent pas et la laissèrent dormir dans le petit lit. Le septième des nains coucha avec ses compagnons, une heure avec chacun, et la nuit passa ainsi.
Au matin, Blanche-Neige s'éveilla. Quand elle vit les sept nains, elle s'effraya. Mais ils la regardaient avec amitié et posaient déjà des questions :
- Comment t'appelles-tu ?
- Je m'appelle Blanche-Neige, répondit-elle.
- Comment es-tu venue jusqu'à nous ?
Elle leur raconta que sa belle-mère avait voulu la faire tuer, mais que le chasseur lui avait laissé la vie sauve et qu'elle avait ensuite couru tout le jour jusqu'à ce qu'elle trouvât cette petite maison. Les nains lui dirent :
- Si tu veux t'occuper de notre ménage, faire à manger, faire les lits, laver, coudre et tricoter, si tu tiens tout en ordre et en propreté, tu pourras rester avec nous et tu ne manqueras de rien.
- D'accord, d'accord de tout mon cœur, dit Blanche-Neige.
Et elle resta auprès d'eux. Elle s'occupa de la maison. le matin, les nains partaient pour la montagne où ils arrachaient le fer et l'or ; le soir, ils s'en revenaient et il fallait que leur repas fût prêt. Toute la journée, la jeune fille restait seule ; les bons petits nains l'avaient mise en garde :
- Méfie-toi de ta belle-mère ! Elle saura bientôt que tu es ici ; ne laisse entrer personne !
La reine, cependant, après avoir mangé les poumons et le foie de Blanche-Neige, s'imaginait qu'elle était redevenue la plus belle de toutes. Elle se mit devant son miroir et demanda :

Miroir, miroir joli,
Qui est la plus belle au pays ?

Le miroir répondit :

Madame la reine, vous êtes la plus belle ici,
Mais, par-delà les monts d'airain,
Auprès des gentils petits nains,
Blanche-Neige est mille fois plus belle.

La reine en fut bouleversée ; elle savait que le miroir ne pouvait mentir. Elle comprit que le chasseur l'avait trompée et que Blanche-Neige était toujours en vie. Elle se creusa la tête pour trouver un nouveau moyen de la tuer car aussi longtemps qu'elle ne serait pas la plus belle au pays, elle savait que la jalousie ne lui laisserait aucun repos. Ayant finalement découvert un stratagème, elle se farda le visage et s'habilla comme une vieille marchande ambulante. Elle était méconnaissable.
Ainsi déguisée, elle franchit les sept montagnes derrière lesquelles vivaient les sept nains. Elle frappa à la porte et dit :
- J'ai du beau, du bon à vendre, à vendre !
Blanche-Neige regarda par la fenêtre et dit :
- Bonjour, cher Madame, qu'avez-vous à vendre ?
- De la belle, de la bonne marchandise, répondit-elle, des corselets de toutes les couleurs.
Elle lui en montra un tressé de soie multicolore.
« Je peux bien laisser entrer cette honnête femme ! » se dit Blanche-Neige. Elle déverrouilla la porte et acheta le joli corselet.
- Enfant ! dit la vieille. Comme tu t'y prends ! Viens, je vais te l'ajuster comme il faut !
Blanche-Neige était sans méfiance. Elle se laissa passer le nouveau corselet. Mais la vieille serra rapidement et si fort que la jeune fille perdit le souffle et tomba comme morte.
- Et maintenant, tu as fini d'être la plus belle, dit la vieille en s'enfuyant.
Le soir, peu de temps après, les sept nains rentrèrent à la maison. Quel effroi fut le leur lorsqu'ils virent leur chère Blanche-Neige étendue sur le sol, immobile et comme sans vie ! Ils la soulevèrent et virent que son corselet la serrait trop. Ils en coupèrent vite le cordonnet. La jeune fille commença à respirer doucement et, peu à peu, elle revint à elle. Quand les nains apprirent ce qui s'était passé, ils dirent :
- La vieille marchande n'était autre que cette mécréante de reine. Garde-toi et ne laisse entrer personne quand nous ne serons pas là !
La méchante femme, elle, dès son retour au château, s'était placée devant son miroir et avait demandé :

Miroir, Miroir joli,
Qui est la plus belle au pays ?

Une nouvelle fois, le miroir avait répondu :

Madame la reine, vous êtes la plus belle ici.
Mais, par-delà les monts d'airain,
Auprès des gentils petits nains,
Blanche-Neige est mille fois plus belle.

Quand la reine entendit ces mots, elle en fut si bouleversée qu'elle sentit son cœur étouffer. Elle comprit que Blanche-Neige avait recouvré la vie.
- Eh bien ! dit-elle, je vais trouver quelque moyen qui te fera disparaître à tout jamais !
Par un tour de sorcellerie qu'elle connaissait, elle empoisonna un peigne. Elle se déguisa à nouveau et prit l'aspect d'une autre vieille femme.
Elle franchit ainsi les sept montagnes en direction de la maison des sept nains, frappa à la porte et cria :
- Bonne marchandise à vendre !
Blanche-Neige regarda par la fenêtre et dit :
- Passez votre chemin ! je n'ai le droit d'ouvrir à quiconque.
- Mais tu peux bien regarder, dit la vieille en lui montrant le peigne empoisonné. Je vais te peigner joliment.
La pauvre Blanche-Neige ne se douta de rien et laissa faire la vieille ; à peine le peigne eut-il touché ses cheveux que le poison agit et que la jeune fille tomba sans connaissance.
- Et voilà ! dit la méchante femme, c'en est fait de toi, prodige de beauté !
Et elle s'en alla. Par bonheur, le soir arriva vite et les sept nains rentrèrent à la maison. Quand ils virent Blanche-Neige étendue comme morte sur le sol, ils songèrent aussitôt à la marâtre, cherchèrent et trouvèrent le peigne empoisonné. Dès qu'ils l'eurent retiré de ses cheveux, Blanche-Neige revint à elle et elle leur raconta ce qui s'était passé. Ils lui demandèrent une fois de plus d'être sur ses gardes et de n'ouvrir à personne.
Rentrée chez elle, la reine s'était placée devant son miroir et avait demandé :

Miroir, miroir joli,
Qui est la plus belle au Pays ?

Comme la fois précédente, le miroir répondit :

Madame la reine, vous êtes la plus belle ici.
Mais, par-delà les monts d'airain,
Auprès des gentils petits nains,
Blanche-Neige est mille fois plus belle.

Quand la reine entendit cela, elle se mit à trembler de colère.
- Il faut que Blanche-Neige meure ! s'écria-t-elle, dussé-je en périr moi-même !
Elle se rendit dans une chambre sombre et isolée où personne n'allait jamais et y prépara une pomme empoisonnée. Extérieurement, elle semblait belle, blanche et rouge, si bien qu'elle faisait envie à quiconque la voyait ; mais il suffisait d'en manger un tout petit morceau pour mourir.
Quand tout fut prêt, la reine se farda le visage et se déguisa en paysanne. Ainsi transformée, elle franchit les sept montagnes pour aller chez les sept nains. Elle frappa à la porte. Blanche-Neige se pencha à la fenêtre et dit :
- Je n'ai le droit de laisser entrer quiconque ici ; les sept nains me l'ont interdit.
- D'accord ! répondit la paysanne. J'arriverai bien à vendre mes pommes ailleurs ; mais je vais t'en offrir une.
- Non, dit Blanche-Neige, je n'ai pas le droit d'accepter quoi que ce soit.
- Aurais-tu peur d'être empoisonnée ? demanda la vieille. Regarde : je partage la pomme en deux ; tu mangeras la moitié qui est rouge, moi, celle qui est blanche.
La pomme avait été traitée avec tant d'art que seule la moitié était empoisonnée. Blanche-Neige regarda le fruit avec envie et quand elle vit que la paysanne en mangeait, elle ne put résister plus longtemps. Elle tendit la main et prit la partie empoisonnée de la pomme. À peine y eut-elle mis les dents qu'elle tomba morte sur le sol. La reine la regarda de ses yeux méchants, ricana et dit :
- Blanche comme neige, rose comme sang, noir comme ébène ! Cette fois-ci, les nains ne pourront plus te réveiller !
Et quand elle fut de retour chez elle, et demanda au miroir :

Miroir, miroir joli,
Qui est la plus belle au pays ?

Celui-ci répondit enfin :

Madame la reine, vous êtes la plus belle au pays.

Et son cœur jaloux trouva le repos, pour autant qu'un cœur jaloux puisse le trouver.
Quand, au soir, les petits nains arrivèrent chez eux, ils trouvèrent Blanche-Neige étendue sur le sol, sans souffle. Ils la soulevèrent, cherchèrent s'il y avait quelque chose d'empoisonné, défirent son corselet, coiffèrent ses cheveux, la lavèrent avec de l'eau et du vin. Mais rien n'y fit : la chère enfant était morte et morte elle restait. Ils la placèrent sur une civière, s'assirent tous les sept autour d'elle et pleurèrent trois jours durant. Puis ils se préparèrent à l'enterrer. Mais elle était restée fraîche comme un être vivant et ses jolies joues étaient roses comme auparavant.
Ils dirent :
- Nous ne pouvons la mettre dans la terre noire.
Ils fabriquèrent un cercueil de verre transparent où on pourrait la voir de tous les côtés, l'y installèrent et écrivirent dessus son nom en lettres d'or, en ajoutant qu'elle était fille de roi. Ils portèrent le cercueil en haut de la montagne et l'un d'eux, sans cesse, monta la garde auprès de lui.
Longtemps Blanche-Neige resta ainsi dans son cercueil toujours aussi jolie. Il arriva qu'un jour un prince qui chevauchait par la forêt s'arrêta à la maison des nains pour y passer la nuit. Il vit le cercueil au sommet de la montagne, et la jolie Blanche-Neige. Il dit aux nains :
- Laissez-moi le cercueil ; je vous en donnerai ce que vous voudrez.
Mais les nains répondirent :
- Nous ne vous le donnerons pas pour tout l'or du monde.
Il dit :
- Alors donnez-le-moi pour rien ; car je ne pourrai plus vivre sans voir Blanche-Neige ; je veux lui rendre honneur et respect comme à ma bien-aimée.
Quand ils entendirent ces mots, les bons petits nains furent saisis de compassion et ils lui donnèrent le cercueil. Le prince le fit emporter sur les épaules de ses serviteurs. Comme ils allaient ainsi, l'un d'eux buta sur une souche. La secousse fit glisser hors de la gorge de Blanche-Neige le morceau de pomme empoisonnée qu'elle avait mangé. Bientôt après, elle ouvrit les yeux, souleva le couvercle du cercueil et se leva. Elle était de nouveau vivante !
- Seigneur, où suis-je ? demanda-t-elle.
- Auprès de moi, répondit le prince, plein d'allégresse.
Il lui raconta ce qui s'était passé, ajoutant :
- Je t'aime plus que tout au monde ; viens avec moi, tu deviendras ma femme.
Blanche-Neige accepta. Elle l'accompagna et leurs noces furent célébrées avec magnificence et splendeur.
La méchante reine, belle-mère de Blanche-Neige, avait également été invitée au mariage. Après avoir revêtu ses plus beaux atours, elle prit place devant le miroir et demanda :

Miroir, miroir joli,
Qui est la plus belle au pays ?

Le miroir répondit :

Madame la reine, vous êtes la plus belle ici,
Mais la jeune souveraine est mille fois plus belle.

La méchante femme proféra un affreux juron et elle eut si peur, si peur qu'elle en perdit la tête.

jeudi 8 décembre 2016

Les six frères cygnes - Conte de Grimm



Un jour, un roi chassait dans une grande forêt. Et il y mettait tant de cœur que personne, parmi ses gens, n'arrivait à le suivre. Quand le soir arriva, il s'arrêta et regarda autour de lui. Il s'aperçut qu'il avait perdu son chemin. Il chercha à sortir du bois, mais ne put y parvenir. Il vit alors une vieille femme au chef branlant qui s'approchait de lui. C'était une sorcière.
- Chère dame , lui dit-il , ne pourriez-vous pas m'indiquer le chemin qui sort du bois ?
- Oh ! si, monsieur le roi, répondit-elle. je le puis. Mais à une condition. Si vous ne la remplissez pas, vous ne sortirez jamais de la forêt et vous y mourrez de faim.
- Quelle est cette condition ? demanda le roi.
- J'ai une fille, dit la vieille, qui est si belle qu'elle n'a pas sa pareille au monde. Elle mérite de devenir votre femme. Si vous en faites une reine, je vous montrerai le chemin.
Le roi avait si peur qu'il accepta et la vieille le conduisit vers sa petite maison où sa fille était assise au coin du feu. Elle accueillit le roi comme si elle l'avait attendu et il vit qu'elle était vraiment très belle. Malgré tout, elle ne lui plut pas et ce n'est pas sans une épouvante secrète qu'il la regardait. Après avoir fait monter la jeune fille auprès de lui sur son cheval, la vieille lui indiqua le chemin et le roi parvint à son palais où les noces furent célébrées.
Le roi avait déjà été marié et il avait eu de sa première femme sept enfants, six garçons et une fille, qu'il aimait plus que tout au monde. Comme il craignait que leur belle-mère ne les traitât pas bien, il les conduisit dans un château isolé situé au milieu d'une forêt. Il était si bien caché et le chemin qui y conduisait était si difficile à découvrir qu'il ne l'aurait pas trouvé lui-même si une fée ne lui avait offert une pelote de fil aux propriétés merveilleuses. Lorsqu'il la lançait devant lui, elle se déroulait d'elle-même et lui montrait le chemin. Le roi allait cependant si souvent auprès de ses chers enfants que la reine finit par remarquer ses absences. Curieuse, elle voulut savoir ce qu'il allait faire tout seul dans la forêt. Elle donna beaucoup d'argent à ses serviteurs. Ils lui révélèrent le secret et lui parlèrent de la pelote qui savait d'elle-même indiquer le chemin. Elle n'eut de cesse jusqu'à ce qu'elle eût découvert où le roi serrait la pelote. Elle confectionna alors des petites chemises de soie blanche et, comme sa mère lui avait appris l'art de la sorcellerie, elle y jeta un sort. Un jour que le roi était parti à la chasse, elle s'en fut dans la forêt avec les petites chemises. La pelote lui montrait le chemin. Les enfants, voyant quelqu'un arriver de loin, crurent que c'était leur cher père qui venait vers eux et ils coururent pleins de joie à sa rencontre. Elle jeta sur chacun d'eux l'une des petites chemises et, aussitôt que celles-ci eurent touché leur corps, ils se transformèrent en cygnes et s'envolèrent par-dessus la forêt. La reine, très contente, repartit vers son château, persuadée qu'elle était débarrassée des enfants. Mais la fille n'était pas partie avec ses frères et ne savait pas ce qu'ils étaient devenus.
Le lendemain, le roi vint rendre visite à ses enfants. Il ne trouva que sa fille.
- Où sont tes frères ? demanda-t-il.
- Ah ! cher père, répondit-elle, ils sont partis et m'ont laissée toute seule.
Elle lui raconta qu'elle avait vu de sa fenêtre comment ses frères transformés en cygnes étaient partis en volant au-dessus de la forêt et lui montra les plumes qu'ils avaient laissé tomber dans la cour. Le roi s'affligea, mais il ne pensa pas que c'était la reine qui avait commis cette mauvaise action. Et comme il craignait que sa fille ne lui fût également ravie, il voulut l'emmener avec lui. Mais elle avait peur de sa belle-mère et pria le roi de la laisser une nuit encore dans le château de la forêt.
La pauvre jeune fille pensait : « je ne resterai pas longtemps ici, je vais aller à la recherche de mes frères. » Et lorsque la nuit vint, elle s'enfuit et s'enfonça tout droit dans la forêt. Elle marcha toute la nuit et encore le jour suivant jusqu'à ce que la fatigue l'empêchât d'avancer. Elle vit alors une hutte dans laquelle elle entra ; elle y trouva six petits lits. Mais elle n'osa pas s'y coucher. Elle se faufila sous l'un deux, s'allongea sur le sol dur et se prépara au sommeil. Mais, comme le soleil allait se coucher, elle entendit un bruissement et vit six cygnes entrer par la fenêtre. Ils se posèrent sur le sol, soufflèrent l'un sur l'autre et toutes leurs plumes s'envolèrent. Leur peau apparut sous la forme d'une petite chemise. La jeune fille les regarda bien et reconnut ses frères. Elle se réjouit et sortit de dessous le lit. Ses frères ne furent pas moins heureux qu'elle lorsqu'ils la virent. Mais leur joie fut de courte durée.
- Tu ne peux pas rester ici, lui dirent-ils, nous sommes dans une maison de voleurs. S'ils te trouvent ici quand ils arriveront, ils te tueront.
- Vous ne pouvez donc pas me protéger ? demanda la petite fille.
- Non ! répondirent-ils, car nous ne pouvons quitter notre peau de cygne que durant un quart d'heure chaque soir et, pendant ce temps, nous reprenons notre apparence humaine. Mais ensuite, nous redevenons des cygnes.
La petite fille pleura et dit :
- Ne pouvez-vous donc pas être sauvés ?
- Ah, non, répondirent-ils, les conditions en sont trop difficiles. Il faudrait que pendant six ans tu ne parles ni ne ries et que pendant ce temps tu nous confectionnes six petites chemises faites de fleurs. Si un seul mot sortait de ta bouche, toute ta peine aurait été inutile.
Et comme ses frères disaient cela, le quart d'heure s'était écoulé et, redevenus cygnes, ils s'en allèrent par la fenêtre.
La jeune fille résolut cependant de sauver ses frères, même si cela devait lui coûter la vie. Elle quitta la hutte, gagna le centre de la forêt, grimpa sur un arbre et y passa la nuit. Le lendemain, elle rassembla des fleurs et commença à coudre. Elle n'avait personne à qui parler et n'avait aucune envie de rire. Elle restait assise où elle était et ne regardait que son travail. Il en était ainsi depuis longtemps déjà, lorsqu'il advint que le roi du pays chassa dans la forêt et que ses gens s'approchèrent de l'arbre sur lequel elle se tenait . Ils l'appelèrent et lui dirent :
- Qui es-tu ?
Elle ne répondit pas.
- Viens, lui dirent-ils, nous ne te ferons aucun mal.
Elle secoua seulement la tête. Comme ils continuaient à la presser de questions, elle leur lança son collier d'or, espérant les satisfaire. Mais ils n'en démordaient pas. Elle leur lança alors sa ceinture ; mais cela ne leur suffisait pas non plus. Puis sa jarretière et, petit à petit, tout ce qu selle avait sur elle et dont elle pouvait se passer, si bien qu'il ne lui resta que sa petite chemise. Mais les chasseurs ne s'en contentèrent pas. Ils grimpèrent sur l'arbre, se saisirent d'elle et la conduisirent au roi. Le roi demanda :
- Qui es-tu ? Que fais-tu sur cet arbre ?
Elle ne répondit pas. Il lui posa des questions dans toutes les langues qu'il connaissait, mais elle resta muette comme une carpe. Comme elle était très belle, le roi en fut ému et il s'éprit d'un grand amour pour elle. Il l'enveloppa de son manteau, la mit devant lui sur son cheval et l'emmena dans son château. Il lui fit donner de riches vêtements et elle resplendissait de beauté comme un soleil. Mais il était impossible de lui arracher une parole. A table, il la plaça à ses côtés et sa modestie comme sa réserve lui plurent si fort qu'il dit :
- Je veux l'épouser, elle et personne d'autre au monde.
Au bout de quelques jours, il se maria avec elle. Mais le roi avait une mère méchante, à laquelle ce mariage ne plaisait pas. Elle disait du mal de la jeune reine. « Qui sait d'où vient cette folle, disait-elle. Elle ne sait pas parler et ne vaut rien pour un roi. » Au bout d'un an, quand la reine eut un premier enfant, la vieille le lui enleva et, pendant qu'elle dormait, elle lui barbouilla les lèvres de sang. Puis elle se rendit auprès du roi et accusa sa femme d'être une mangeuse d'hommes. Le roi ne voulut pas la croire et n'accepta pas qu'on lui lit du mal. Elle, cependant, restait là, cousant ses chemises et ne prêtant attention à rien d'autre. Lorsqu'elle eut son second enfant, un beau garçon, la méchante belle-mère recommença, mais le roi n'arrivait pas à la croire. Il dit : « Elle est trop pieuse et trop bonne pour faire pareille chose. Si elle n'était pas muette et pouvait se défendre, son innocence éclaterait. » Mais lorsque la vieille lui enleva une troisième fois son enfant nouveau-né et accusa la reine qui ne disait pas un mot pour sa défense, le roi ne put rien faire d'autre que de la traduire en justice et elle fut condamnée à être brûlée vive.
Quand vint le jour où le verdict devait être exécuté, c'était également le dernier des six années au cours desquelles elle n'avait le droit ni de parler ni de rire et où elle pourrait libérer ses frères chéris du mauvais sort. Les six chemises étaient achevées. Il ne manquait que la manche gauche de la sixième. Quand on la conduisit à la mort, elle plaça les six chemises sur son bras et quand elle fut en haut du bûcher, au moment où le feu allait être allumé, elle regarda autour d'elle et vit que les six cygnes arrivaient en volant. Elle comprit que leur délivrance approchait et son coeur se remplit de joie. Les cygnes s'approchèrent et se posèrent auprès d'elle de sorte qu'elle put leur lancer les chemises. Dès qu'elles les atteignirent, les plumes de cygnes tombèrent et ses frères se tinrent devant elle en chair et en os, frais et beaux. Il ne manquait au plus jeune que le bras gauche. À la place, il avait une aile de cygne dans le dos. Ils s'embrassèrent et la reine s'approcha du roi complètement bouleversé, commença à parler et dit :
- Mon cher époux, maintenant j'ai le droit de parler et de te dire que je suis innocente et que l'on m'a faussement accusée.
Et elle lui dit la tromperie de la vieille qui lui avait enlevé ses trois enfants et les avait cachés. Pour la plus grande joie du roi, ils lui furent ramenés et, en punition, la méchante belle-mère fut attachée au bûcher et réduite en cendres. Pendant de nombreuses années, le roi, la reine et ses six frères vécurent dans le bonheur et la paix.

mercredi 7 décembre 2016

La Belle au Bois Dormant - conte de Grimm



Il était une fois un roi et une reine. Chaque jour ils se disaient :
- Ah ! si seulement nous avions un enfant.
Mais d'enfant, point. Un jour que la reine était au bain, une grenouille bondit hors de l'eau et lui dit:
- Ton vœu sera exaucé. Avant qu'une année ne soit passée, tu mettras une fillette au monde.
Ce que la grenouille avait prédit arriva. La reine donna le jour à une fille. Elle était si belle que le roi ne se tenait plus de joie. Il organisa une grande fête. Il ne se contenta pas d'y inviter ses parents, ses amis et connaissances, mais aussi des fées afin qu'elles fussent favorables à l'enfant. Il y en avait treize dans son royaume. Mais, comme il ne possédait que douze assiettes d'or pour leur servir un repas, l'une d'elles ne fut pas invitée. La fête fut magnifique. Alors qu'elle touchait à sa fin, les fées offrirent à l'enfant de fabuleux cadeaux : l'une la vertu, l'autre la beauté, la troisième la richesse et ainsi de suite, tout ce qui est désirable au monde.
Comme onze des fées venaient d'agir ainsi, la treizième survint tout à coup. Elle voulait se venger de n'avoir pas été invitée. Sans saluer quiconque, elle s'écria d'une forte voix :
- La fille du roi, dans sa quinzième année, se piquera à un fuseau et tombera raide morte.
Puis elle quitta la salle. Tout le monde fut fort effrayé. La douzième des fées, celle qui n'avait pas encore formé son voeu, s'avança alors. Et comme elle ne pouvait pas annuler le mauvais sort, mais seulement le rendre moins dangereux, elle dit :
- Ce ne sera pas une mort véritable, seulement un sommeil de cent années dans lequel sera plongée la fille du roi.
Le roi, qui aurait bien voulu préserver son enfant adorée du malheur, ordonna que tous les fuseaux fussent brûlés dans le royaume. Cependant, tous les dons que lui avaient donnés les fées s'épanouissaient chez la jeune fille. Elle était si belle, si vertueuse, si gentille et si raisonnable que tous ceux qui la voyaient l'aimaient.
Il advint que le jour de sa quinzième année, le roi et la reine quittèrent leur demeure. La jeune fille resta seule au château. Elle s'y promena partout, visitant les salles et les chambres à sa fantaisie. Finalement, elle entra dans une vieille tour. Elle escalada l'étroit escalier en colimaçon et parvint à une petite porte. Dans la serrure, il y avait une clé rouillée. Elle la tourna. La porte s'ouvrit brusquement. Une vieille femme filant son lin avec application, était assise dans une petite chambre.
- Bonjour, grand-mère, dit la jeune fille. Que fais-tu là ?
- Je file, dit la vieille en branlant la tête.
- Qu'est-ce donc que cette chose que tu fais bondir si joyeusement, demanda la jeune fille.
Elle s'empara du fuseau et voulut filer à son tour. À peine l'eut-elle touché que le mauvais sort s'accomplit : elle se piqua au doigt.
À l'instant même, elle s'affaissa sur un lit qui se trouvait là et tomba dans un profond sommeil. Et ce sommeil se répandit sur l'ensemble du château. Le roi et la reine, qui venaient tout juste de revenir et pénétraient dans la grande salle du palais, s'endormirent. Et avec eux, toute la Cour. Les chevaux s'endormirent dans leurs écuries, les chiens dans la cour, les pigeons sur le toit, les mouches contre les murs. Même le feu qui brûlait dans l'âtre s'endormit et le rôti s'arrêta de rôtir. Le cuisinier, qui était en train de tirer les cheveux du marmiton parce qu'il avait raté un plat, le lâcha et s'endormit. Et le vent cessa de souffler. Nulle feuille ne bougea plus sur les arbres devant le château.
Tout autour du palais, une hale d'épines se mit à pousser, qui chaque jour devint plus haute et plus touffue. Bientôt, elle cerna complètement le château, jusqu'à ce qu'on n'en vît plus rien, même pas le drapeau sur le toit.
Dans le pays, la légende de la Belle au Bois Dormant - c'est ainsi que fut nommée la fille du roi, - se répandait. De temps en temps, des fils de roi s'approchaient du château et tentaient d'y pénétrer à travers l'épaisse muraille d'épines. Mais ils n'y parvenaient pas. Les épines se tenaient entre elles, comme par des mains. Les jeunes princes y restaient accrochés, sans pouvoir se détacher et mouraient là, d'une mort cruelle.
Au bout de longues, longues années, le fils d'un roi passa par le pays. Un vieillard lui raconta l'histoire de la haie d'épines. Derrière elle, il devait y avoir un château dans lequel dormait, depuis cent ans, la merveilleuse fille d'un roi, appelée la Belle au Bois Dormant. Avec elle, dormaient le roi, la reine et toute la Cour. Le vieil homme avait aussi appris de son grand-père que de nombreux princes étaient déjà venus qui avaient tenté de forcer la hale d'épines ; mais ils y étaient restés accrochés et y étaient morts d'une triste mort. Le jeune homme dit alors :
- Je n'ai peur de rien, je vais y aller. Je veux voir la Belle au Bois Dormant.
Le bon vieillard voulut l'en empêcher, mais il eut beau faire, le prince ne l'écouta pas.
Or, les cent années étaient justement écoulées et le jour était venu où la Belle au Bois Dormant devait se réveiller. Lorsque le fils du roi s'approcha de la haie d'épines, il vit de magnifiques fleurs qui s'écartaient d'elles-mêmes sur son passage et lui laissaient le chemin. Derrière lui, elles reformaient une haie. Dans le château, il vit les chevaux et les chiens de chasse tachetés qui dormaient. Sur le toit, les pigeons se tenaient la tête sous l'aile. Et lorsqu'il pénétra dans le palais, il vit les mouches qui dormaient contre les murs. Le cuisinier, dans la cuisine, avait encore la main levée comme s'il voulait attraper le marmiton et la bonne était assise devant une poule noire qu'elle allait plumer. En haut, sur les marches du trône, le roi et la reine étaient endormis. Le prince poursuivit son chemin et le silence était si profond qu'il entendait son propre souffle. Enfin, il arriva à la tour et poussa la porte de la petite chambre où dormait la Belle.
Elle était là, si jolie qu'il ne put en détourner le regard. Il se pencha sur elle et lui donna un baiser. Alors, la Belle au Bois Dormant s'éveilla, ouvrit les yeux et le regarda en souriant.
Ils sortirent tous deux et le roi s'éveilla à son tour, et la reine, et toute la Cour. Et tout le monde se regardait avec de grand yeux. Dans les écuries, les chevaux se dressaient sur leurs pattes et s'ébrouaient les chiens de chasse bondirent en remuant la queue. Sur le toit, les pigeons sortirent la tête de sous leurs ailes, regardèrent autour d'eux et s'envolèrent vers la campagne. Les mouches, sur les murs, reprirent leur mouvement ; dans la cuisine, le feu s'alluma, flamba et cuisit le repas. Le rôti se remit à rissoler ; le cuisinier donna une gifle au marmiton, si fort que celui-ci en cria, et la bonne acheva de plumer la poule.
Le mariage du prince et de la Belle au Bois Dormant fut célébré avec un faste exceptionnel. Et ils vécurent heureux jusqu'à leur mort.

mardi 6 décembre 2016

Le vieux Sultan - Conte de Grimm



Un paysan possédait un chien fidèle, nommé Sultan. Or le pauvre Sultan était devenu si vieux qu'il avait perdu toutes ses dents, si bien qu'il lui était désormais impossible de mordre. Il arriva qu'un jour, comme ils étaient assis devant leur porte, le paysan dit à sa femme :
- Demain un coup de fusil me débarrassera de Sultan, car la pauvre bête n'est plus capable de me rendre le plus petit service.
La paysanne eut pitié du malheureux animal :
- Il me semble qu'après nous avoir été utile pendant tant d'années et s'être conduit toujours en bon chien fidèle, il a bien mérité pour ses vieux jours de trouver chez nous le pain des invalides.
- Je ne te comprends pas, répliqua le paysan, et tu calcules bien mal : ne sais-tu donc pas qu'il n'a plus de dents dans la gueule, et que, par conséquent, il a cessé d'être pour les voleurs un objet de crainte ? Il est donc temps de nous en défaire. Il me semble que s'il nous a rendu de bons services, il a, en revanche, été toujours bien nourri. Partant quitte.
Le pauvre animal, qui se chauffait au soleil à peu de distance de là, entendit cette conversation qui le touchait de si près, et je vous laisse à penser s'il en fut effrayé. Le lendemain devait donc être son dernier jour ! Il avait un ami dévoué, sa seigneurie le loup, auquel il s'empressa d'aller, dès la nuit suivante, raconter le triste sort dont il était menacé.
- Écoute, compère, lui dit le loup, ne te désespère pas ainsi ; je te promets de te tirer d'embarras. Il me vient une excellente idée. Demain matin à la première heure, ton maître et sa femme iront retourner leur foin ; comme ils n'ont personne au logis, ils emmèneront avec eux leur petit garçon. J'ai remarqué que chaque fois qu'ils vont au champ, ils déposent l'enfant à l'ombre derrière une haie. Voici ce que tu auras à faire. Tu te coucheras dans l'herbe auprès du petit, comme pour veiller sur lui. Quand ils seront occupés à leur foin, je sortirai du bois et je viendrai à pas de loup dérober l'enfant ; alors tu t'élanceras de toute ta vitesse à ma poursuite, comme pour m'arracher ma proie ; et, avant que tu aies trop longtemps couru pour un chien de ton âge, je lâcherai mon butin, que tu rapporteras aux parents effrayés. Ils verront en toi le sauveur de leur enfant, et la reconnaissance leur défendra de te maltraiter ; à partir de ce moment, au contraire, tu entreras en faveur, et désormais tu ne manqueras plus de rien.
L'invention plut au chien, et tout se passa suivant ce qui avait été convenu. Qu'on juge des cris d'effroi que poussa le pauvre père quand il vit le loup s'enfuir avec son petit garçon dans la gueule ! qu'on juge aussi de sa joie quand le fidèle Sultan lui rapporta son fils !
Il caressa son dos pelé, il baisa son front galeux, et dans l'effusion de sa reconnaissance, il s'écria :
- Malheur à qui s'aviserait jamais d'arracher le plus petit poil à mon bon Sultan ! J'entends que, tant qu'il vivra, il trouve chez moi le pain des invalides, qu'il a si bravement gagné ! Puis, s'adressant à sa femme :
- Grétel, dit-il, cours bien vite à la maison, et prépare à ce fidèle animal une excellente pâtée ; puisqu'il n'a plus de dents, il faut lui épargner les croûtes ; aie soin d'ôter du lit mon oreiller ; j'entends qu'à l'avenir mon bon Sultan n'aie plus d'autre couchette.
Avec un tel régime, comment s'étonner que Sultan soit devenu le doyen des chiens.
La morale de ce conte est que même un loup peut parfois donner un conseil utile. Je n'engage pourtant pas tous les chiens à aller demander au loup un conseil, surtout s'ils n'ont plus de dents.

lundi 5 décembre 2016

Le conte du genévrier - Conte de Grimm



Il y a de cela bien longtemps, au moins deux mille ans, vivait un homme riche qui avait une femme de grande beauté, honnête et pieuse ; ils s'aimaient tous les deux d'un grand amour, mais ils n'avaient pas d'enfant et ils en désiraient tellement, et la femme priait beaucoup, beaucoup, nuit et jour pour avoir un enfant ; mais elle n'arrivait pas, non, elle n'arrivait pas à en avoir.
Devant leur maison s'ouvrait une cour où se dressait un beau genévrier, et une fois, en hiver, la femme était sous le genévrier et se pelait une pomme ; son couteau glissa et elle se coupa le doigt assez profondément pour que le sang fît quelques taches dans la neige. La femme regarda le sang devant elle, dans la neige, et soupira très fort en se disant, dans sa tristesse : « Oh ! si j'avais un enfant, si seulement j'avais un enfant vermeil comme le sang et blanc comme la neige ! » Dès qu'elle eut dit ces mots, elle se sentit soudain toute légère et toute gaie avec le sentiment que son vœu serait réalisé. Elle rentra dans la maison et un mois passa : la neige disparut ; un deuxième mois, et tout avait reverdi ; un troisième mois, et la terre se couvrit de fleurs ; un quatrième mois, et dans la forêt, les arbres étaient tout épais et leurs branches vertes s'entrecroisaient sans presque laisser de jour : les oiseaux chantaient en foule et tout le bois retentissait de leur chant, les arbres perdaient leurs fleurs qui tombaient sur le sol ; le cinquième mois passé, elle était un jour sous le genévrier et cela sentait si bon que son cœur déborda de joie et qu'elle en tomba à genoux, tant elle se sentait heureuse ; puis le sixième mois s'écoula, et les fruits se gonflèrent, gros et forts, et la femme devint toute silencieuse ; le septième mois passé, elle cueillit les baies du genévrier et les mangea toutes avec avidité, et elle devint triste et malade ; au bout du huitième mois, elle appela son mari et lui dit en pleurant : « Quand je mourrai, enterre-moi sous le genévrier. » Elle en éprouva une immense consolation, se sentit à nouveau pleine de confiance et heureuse jusqu'à la fin du neuvième mois. Alors elle mit au monde un garçon blanc comme la neige et vermeil comme le sang, et lorsqu'elle le vit, elle en fut tellement heureuse qu'elle en mourut.
Son mari l'enterra alors sous le genévrier et la pleura tant et tant : il ne faisait que la pleurer tout le temps. Mais un jour vint qu'il commença à la pleurer moins fort et moins souvent, puis il ne la pleura plus que quelquefois de temps à autre ; puis il cessa de la pleurer tout à fait. Un peu de temps passa encore, maintenant qu'il ne la pleurait plus, et ensuite il prit une autre femme.
De cette seconde épouse, il eut une fille ; et c'était un garçon qu'il avait de sa première femme : un garçon vermeil comme le sang et blanc comme la neige. La mère, chaque fois qu'elle regardait sa fille, l'aimait beaucoup, beaucoup ; mais si elle regardait le petit garçon, cela lui écorchait le cœur de le voir ; il lui semblait qu'il empêchait tout, qu'il était toujours là en travers, qu'elle l'avait dans les jambes continuellement ; et elle se demandait comment faire pour que toute la fortune revînt à sa fille, elle y réfléchissait, poussée par le Malin, et elle se prit à détester le petit garçon qu'elle n'arrêtait pas de chasser d'un coin à l'autre, le frappant ici, le pinçant là, le maltraitant sans cesse, de telle sorte que le pauvre petit ne vivait plus que dans la crainte. Quand il revenait de l'école, il n'avait plus un instant de tranquillité.
Un jour, la femme était dans la chambre du haut et la petite fille monta la rejoindre en lui disant :
- Mère, donne-moi une pomme !
- Oui, mon enfant ! lui dit sa mère, en lui choisissant dans le bahut la plus belle pomme qu'elle put trouver. Ce bahut, où l'on mettait les pommes, avait un couvercle épais et pesant muni d'une serrure tranchante, en fer.
- Mère, dit la petite fille, est-ce que mon frère n'en aura pas une aussi ?
La femme en fut agacée, mais elle répondit quand même :
- Bien sûr, quand il rentrera de l'école.
Mais quand elle le vit qui revenait, en regardant par la fenêtre, ce fut vraiment comme si le Malin l'avait possédée : elle reprit la pomme qu'elle avait donnée à sa fille, en lui disant : « Tu ne dois pas l'avoir avant ton frère. » Et elle la remit dans le bahut, dont elle referma le pesant couvercle.
Et lorsque le petit garçon fut arrivé en haut, le Malin lui inspira son accueil aimable et ses paroles gentilles : « Veux-tu une pomme, mon fils ? » Mais ses regards démentaient ses paroles car elle fixait sur lui des yeux féroces, si féroces que le petit garçon lui dit :
- Mère, tu as l'air si terrible : tu me fais peur. Oui, je voudrais bien une pomme.
Sentant qu'il lui fallait insister, elle lui dit :
- Viens avec moi ! et, l'amenant devant le gros bahut, elle ouvrit le pesant couvercle et lui dit : Tiens! prends toi-même la pomme que tu voudras !
Le petit garçon se pencha pour prendre la pomme, et alors le Diable la poussa et boum ! elle rabattit le lourd couvercle avec une telle force que la tête de l'enfant fut coupée et roula au milieu des pommes rouges.
Alors elle fut prise de terreur (mais alors seulement) et pensa : « Ah ! si je pouvais éloigner de moi ce que j'ai fait ! » Elle courut dans une autre pièce, ouvrit une commode pour y prendre un foulard blanc, puis elle revint au coffre, replaça la tête sur son cou, la serra dans le foulard pour qu'on ne puisse rien voir et assit le garçon sur une chaise, devant la porte, avec une pomme dans la main.
La petite Marlène, sa fille, vint la retrouver dans la cuisine et lui dit, tout en tournant une cuillère dans une casserole qu'elle tenait sur le feu :
- Oh ! mère, mon frère est assis devant la porte et il est tout blanc ; il tient une pomme dans sa main, et quand je lui ai demandé s'il voulait me la donner, il ne m'a pas répondu. J'ai peur !
- Retournes-y, dit la mère, et s'il ne te répond pas, flanque-lui une bonne claque !
La petite Marlène courut à la porte et demanda : « Frère, donne-moi la pomme, tu veux ? » Mais il resta muet et elle lui donna une gifle bien sentie, en y mettant toutes ses petites forces. La tête roula par terre et la fillette eut tellement peur qu'elle se mit à hurler en pleurant, et elle courut, toute terrifiée, vers sa mère :
- Oh ! mère, j'ai arraché la tête de mon frère !
Elle sanglotait, sanglotait à n'en plus finir, la pauvre petite Marlène. Elle en était inconsolable.
- Marlène, ma petite fille, qu'as-tu fait ? dit la mère. Quel malheur ! Mais à présent tiens-toi tranquille et ne dis rien, que personne ne le sache, puisqu'il est trop tard pour y changer quelque chose et qu'on n'y peut rien. Nous allons le faire cuire en ragoût, à la sauce brune.
La mère alla chercher le corps du garçonnet et le coupa en menus morceaux pour le mettre à la sauce brune et le faire cuire en ragoût. Mais la petite Marlène ne voulait pas s'éloigner et pleurait, pleurait et pleurait, et ses larmes tombaient dans la marmite, tellement qu'il ne fallut pas y mettre de sel.
Le père rentra à la maison pour manger, se mit à table et demanda : « Où est mon fils ? » La mère vint poser sur la table une pleine marmite de ragoût à la sauce brune et petite Marlène pleurait sans pouvoir s'en empêcher. Une seconde fois, le père demanda « Mais où est donc mon fils ?
- Oh ! dit la mère, il est allé à la campagne chez sa grand-tante ; il y restera quelques jours.
- Mais que va-t-il faire là-bas ? demanda le père et il est parti sans seulement me dire au revoir !
- Il avait tellement envie d'y aller, répondit la femme ; il m'a demandé s'il pouvait y rester six semaines et je le lui ai permis. Il sera bien là-bas.
- Je me sens tout attristé, dit le père ; ce n'est pas bien qu'il soit parti sans rien me dire. Il aurait pu quand même me dire adieu ! »
Tout en parlant de la sorte, le père s'était mis à manger ; mais il se tourna vers l'enfant qui pleurait et lui demanda :
- Marlène, mon petit, pourquoi pleures-tu ? Ton frère va revenir bientôt. Puis il se tourna vers sa femme : « 0 femme, lui dit-il, quel bon plat tu as fait là ! Sers-m'en encore. »
Elle le resservit, mais plus il en mangeait, et plus il en voulait.
- Donne-m'en, donne-m'en plus, je ne veux en laisser pour personne : il me semble que tout est à moi et doit me revenir.
Et il mangea, mangea jusqu'à ce qu'il ne restât plus rien, suçant tous les petits os, qu'il jetait à mesure sous la table. Mais la petite Marlène se leva et alla chercher dans le tiroir du bas de sa commode le plus joli foulard qu'elle avait, un beau foulard de soie, puis, quand son père eut quitté la table, elle revint ramasser tous les os et les osselets, qu'elle noua dans son foulard de soie pour les emporter dehors en pleurant à gros sanglots. Elle alla et déposa son petit fardeau dans le gazon, sous le genévrier ; et quand elle l'eut mis là, soudain son coeur se sentit tout léger et elle ne pleura plus. Le genévrier se mit à bouger, écartant ses branches et les resserrant ensemble, puis les ouvrant de nouveau et les refermant comme quelqu'un qui manifeste sa joie à grands gestes des mains. Puis il y eut soudain comme un brouillard qui descendit de l'arbre jusqu'au sol, et au milieu de ce brouillard c'était comme du feu, et de ce feu sortit un oiseau splendide qui s'envola très haut dans les airs en chantant merveilleusement. Lorsque l'oiseau eut disparu dans le ciel, le genévrier redevint comme avant, mais le foulard avec les ossements n'était plus là. La petite Marlène se sentit alors toute légère et heureuse, comme si son frère était vivant ; alors elle rentra toute joyeuse à la maison, se mit à table et mangea.
L'oiseau qui s'était envolé si haut redescendit se poser sur la maison d'un orfèvre, et là il se mit à chanter :

Ma mère m'a tué ;
Mon père m'a mangé ;
Ma sœurette Marlène
A pris bien de la peine
Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie
Qu'elle a porté sous le genévrier.
Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

L'orfèvre était à son travail, dans son atelier, occupé à fabriquer une chaînette d'or ; mais lorsqu'il entendit l'oiseau qui chantait sur son toit, cela lui parut si beau, si beau qu'il se leva précipitamment, perdit une pantoufle sur son seuil et courut ainsi jusqu'au milieu de la rue, un pied chaussé, l'autre en chaussette, son grand tablier devant lui, tenant encore dans sa main droite ses pinces à sertir, et dans la gauche la chaînette d'or ; et le soleil brillait clair dans la rue. Alors il resta là et regarda le bel oiseau auquel il dit :
- Oiseau, que tu sais bien chanter ! Comme c'est beau ! Chante-le-moi encore une fois, ton morceau!
- Non, dit l'oiseau, je ne chante pas deux fois pour rien. Donne-moi la chaînette d'or, et je le chanterai encore.
- Tiens, prends la chaînette d'or, elle est à toi, dit l'orfèvre, et maintenant chante-moi encore une fois ton beau chant.
L'oiseau vint prendre la chaînette d'or avec sa patte droite, se mit en face de l'orfèvre et chanta :

Ma mère m'a tué ;
Mon père m'a mangé ;
Ma soeurette Marlène
A pris bien de la peine
Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie
Qu'elle a porté sous le genévrier.
Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

Et aussitôt il s'envola pour aller se poser sur le toit de la maison d'un cordonnier, où il chanta :

Ma mère m'a tué ;
Mon père m'a mangé ;
Ma soeurette Marlène
A pris bien de la peine
Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie
Qu'elle a porté sous le genévrier.
Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

Le cordonnier entendit ce chant et courut en bras de chemise devant sa porte pour regarder sur son toit, et il dut mettre la main devant ses yeux pour ne pas être aveuglé par le soleil qui brillait si fort.
- Oiseau, lui dit-il, comme tu sais bien chanter !
Il repassa sa porte et rentra chez lui pour appeler sa femme. « Femme, lui cria-t-il, viens voir un peu dehors : il y a un oiseau, regarde-le, cet oiseau qui sait si bien chanter ! » Il appela aussi sa fille et les autres enfants, et encore ses commis et la servante et le valet, qui vinrent tous dans la rue et regardèrent le bel oiseau qui chantait si bien et qui était si beau, avec des plumes rouges et vertes, et du jaune autour de son cou : on aurait dit de l'or pur ; et ses yeux scintillants on aurait dit qu'il avait deux étoiles dans sa tête !
- Oiseau, dit le cordonnier, maintenant chante encore une fois ton morceau.
- Non, dit l'oiseau, je ne chante pas deux fois pour rien ; il faut que tu me fasses un cadeau.
- Femme, dit le cordonnier, monte au grenier : sur l'étagère la plus haute, il y a une paire de chaussures rouges ; apporte-les-moi.
La femme monta et rapporta les chaussures.
- Tiens, c'est pour toi, l'oiseau ! dit le cordonnier. Et maintenant chante encore une fois.
L'oiseau descendit et prit les chaussures avec sa patte gauche, puis il se envola sur le toit où il chanta :

Ma mère m'a tué ;
Mon père m'a mangé ;
Ma soeurette Marlène
A pris bien de la peine
Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie
Qu'elle a porté sous le genévrier.
Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

Et quand il eut chanté, il s'envola, serrant la chaîne d'or dans sa patte droite et les souliers dans sa gauche, et il vola loin, loin, jusqu'à un moulin qui tournait, tac-tac, tac-tac, tac-tac, tac-tac ; et devant la porte du moulin il y avait vingt garçons meuniers qui piquaient une meule au marteau, hic-hac, hic-hac, hic-hac, pendant que tournait le moulin, tac-tac, tac-tac, tac-tac. Alors l'oiseau alla se percher dans un tilleul et commença à chanter :

Ma mère m'a tué.

Un premier s'arrêta et écouta :

Mon père m'a mangé.

Deux autres s'arrêtèrent et écoutèrent :

Ma soeurette Marlène
A pris bien de la peine.

Quatre autres s'arrêtèrent à leur tour :

Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie.

A présent, ils n'étaient plus que huit à frapper encore :

Qu'elle a porté

Cinq seulement frappaient encore :

sous le genévrier.

Il n'en restait plus qu'un qui frappait du marteau :

Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

Le dernier, à son tour, s'est aussi arrêté et il a même encore entendu la fin.
- Oiseau, dit-il, ce que tu chantes bien ! Fais-moi entendre encore une fois ce que tu as chanté, je n'ai pas entendu.
- Non, dit l'oiseau, je ne chante pas deux fois pour rien. Donne-moi la meule et je chanterai encore une fois.
- Tu l'aurais, bien sûr, si elle était à moi tout seul, répondit le garçon meunier.
- S'il chante encore une fois, approuvèrent tous les autres, il est juste qu'il l'ait, et il n'a qu'à la prendre.
L'oiseau descendit de l'arbre et les vingt garçons meuniers, avec des leviers, soulevèrent la lourde meule, ho-hop ! ho-hop ! ho-hop ! ho-hop ! Et l'oiseau passa son cou par le trou du centre, prenant la meule comme un collier avec lequel il s'envola de nouveau sur son arbre pour chanter :

Ma mère m'a tué ;
Mon père m'a mangé ;
Ma soeurette Marlène
A pris bien de la peine
Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie
Qu'elle a porté sous le genévrier.
Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

Dès qu'il eut fini, il déploya ses ailes et s'envola, et il avait la chaînette d'or dans sa serre droite, et la paire de souliers dans sa serre gauche, et la meule était autour de son cou. Et il vola ainsi loin, très loin, jusqu'à la maison de son père.
Le père, la mère et petite Marlène sont là, assis à table. Et le père dit :
- C'est drôle comme je me sens bien, tout rempli de lumière !
- Oh ! pas moi, dit la mère, je me sens accablée comme s'il allait éclater un gros orage.
Petite Marlène est sur sa chaise, qui pleure et qui pleure sans rien dire. L'oiseau donne ses derniers coups d'ailes, et quand il se pose sur le toit de la maison, le père dit :
- Ah ! je me sens vraiment tout joyeux et le soleil est si beau : il me semble que je vais revoir une vieille connaissance.
- Oh ! pas moi, dit la mère, je me sens oppressée et tout apeurée, j'ai les dents qui claquent, et dans mes veines on dirait qu'il y a du feu !
Elle se sent si mal qu'elle déchire son corsage pour essayer de respirer et se donner de l'air. Et la petite Marlène, dans son coin, est là qui pleure, qui pleure, et qui se tient son tablier devant les yeux ; et elle pleure tellement qu'elle a complètement mouillé son assiette. L'oiseau est venu se percher sur le genévrier ; il se met à chanter :

Ma mère m'a tué.

Alors la mère se bouche les oreilles et ferme les yeux pour ne rien voir ni entendre ; mais ses oreilles bourdonnent et elle entend comme un terrible tonnerre dedans, ses yeux la brûlent et elle voit comme des éclairs dedans.

Mon père m'a mangé.

- Oh ! mère, dit le père, dehors il y a un splendide oiseau qui chante merveilleusement, le soleil brille et chauffe magnifiquement, on respire un parfum qui ressemble à de la cannelle.

Ma soeurette Marlène
A pris bien de la peine.

La petite Marlène cache sa tête dans ses genoux et pleure de plus en plus.
- Je sors, dit le père, il faut que je voie cet oiseau de tout près.
- Oh non, n'y va pas ! proteste la mère. Il me semble que toute la maison tremble sur sa base et qu'elle s'effondre dans les flammes !
L'homme alla dehors néanmoins et regarda l'oiseau.

Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie
Qu'elle a porté sous le genévrier.
Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

Aux dernières notes, l'oiseau laissa tomber adroitement la chaîne d'or qui vint juste se mettre autour du cou de l'homme, exactement comme un collier qui lui allait très bien.
- Regardez ! dit l'homme en rentrant, voilà le cadeau que le bel oiseau m'a fait : cette magnifique chaîne d'or. Et voyez comme il est beau !
Mais la femme, dans son angoisse, s'écroula de tout son long dans la pièce et son bonnet lui tomba de la tête. L'oiseau, de nouveau, chantait :

Ma mère m'a tué.

- Ah ! s'écria la femme, si je pouvais être à mille pieds sous terre pour ne pas entendre cela !

Mon père m'a mangé.

La femme retomba sur le dos, blanche comme une morte.

Ma soeurette Marlène

chantait l'oiseau, et la petite Marlène s'exclama : « Je vais sortir aussi et voir quel cadeau l'oiseau me fera!» Elle se leva et sortit.

A pris bien de la peine
Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie.

Avec ces mots, l'oiseau lui lança les souliers.

Qu'elle a porté sous le genévrier.
Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

La petite Marlène sentit que tout devenait lumineux et gai pour elle ; elle enfila les souliers rouges et neufs et se mit à danser et à sauter, tellement elle s'y trouvait bien, rentrant toute heureuse dans la maison.
- Oh ! dit-elle, moi qui me sentais si triste quand je suis venue dehors, et à présent tout est si clair ! C'est vraiment un merveilleux oiseau que celui-là, et il m'a fait cadeau de souliers rouges !
- Que non ! que non ! dit la femme en revenant à elle et en se relevant, et ses cheveux se dressaient sur sa tête comme des langues de feu. Pour moi, c'est comme si le monde entier s'anéantissait : il faut que je sorte aussi, peut-être que je me sentirai moins mal dehors !

Mais aussitôt qu'elle eut franchi la porte, badaboum ! l'oiseau laissa tomber la meule sur sa tête et la lui mit en bouillie. Le père et petite Marlène entendirent le fracas et sortirent pour voir. Mais que virent-ils ? De cet endroit s'élevait une vapeur qui s'enflamma et brûla en montant comme un jet de flammes, et quand ce fut parti, le petit frère était là, qui les prit tous les deux par la main. Et tous trois, pleins de joie, rentrèrent dans la maison, se mirent à table et mangèrent.

dimanche 4 décembre 2016

La mort marraine - Conte de Grimm



Il était une fois un homme pauvre qui avait douze enfants. Pour les nourrir, il lui fallait travailler jour et nuit. Quand le treizième vint au monde, ne sachant plus comment faire, il partit sur la grand-route dans l'intention de demander au premier venu d'en être le parrain. Le premier qu'il rencontra fut le Bon Dieu. Celui-ci savait déjà ce que l'homme avait sur le cœur et il lui dit :
- Brave homme, j'ai pitié de toi ; je tiendrai ton fils sur les fonts baptismaux, m'occuperai de lui et le rendrai heureux durant sa vie terrestre.
L'homme demanda :
- Qui es-tu ?
- Je suis le Bon Dieu.
- Dans ce cas, je ne te demande pas d'être parrain de mon enfant, dit l'homme. Tu donnes aux riches et tu laisses les pauvres mourir de faim. (L'homme disait cela parce qu'il ne savait pas comment Dieu partage richesse et pauvreté.)
Il prit donc congé du Seigneur et poursuivit sa route. Le Diable vint à sa rencontre et dit :
- Que cherches-tu ? Si tu me prends pour parrain de ton fils, je lui donnerai de l'or en abondance et tous les plaisirs de la terre par-dessus le marché.
L'homme demanda :
- Qui es-tu ?
- Je suis le Diable.
- Alors, je ne te veux pas pour parrain. Tu trompes les hommes et tu les emportes.
Il continua son chemin. Le Grand Faucheur aux ossements desséchés venait vers lui et l'apostropha en ces termes :
- Prends-moi pour parrain.
L'homme demanda :
- Qui es-tu ?
- Je suis la Mort qui rend les uns égaux aux autres.
Alors l'homme dit :
- Tu es ce qu'il me faut. Sans faire de différence, tu prends le riche comme le pauvre. Tu seras le parrain.
Le Grand Faucheur répondit :
- Je ferai de ton fils un homme riche et illustre, car qui m'a pour ami ne peut manquer de rien.
L'homme ajouta :
- Le baptême aura lieu dimanche prochain ; sois à l'heure.
Le Grand Faucheur vint comme il avait promis et fut parrain.
Quand son filleul eut grandi, il appela un jour et lui demanda de le suivre. Il le conduisit dans la forêt et lui montra une herbe qui poussait en disant :
- Je vais maintenant te faire ton cadeau de baptême. Je vais faire de toi un médecin célèbre. Quand tu te rendras auprès d'un malade, je t'apparaîtrai. Si tu me vois du côté de sa tête, tu pourras dire sans hésiter que tu le guériras. Tu lui donneras de cette herbe et il retrouvera la santé. Mais si je suis du côté de ses pieds, c'est qu'il m'appartient ; tu diras qu'il n'y a rien à faire, qu'aucun médecin au monde ne pourra le sauver. Et garde-toi de donner l'herbe contre ma volonté, il t'en cuirait !
Il ne fallut pas longtemps pour que le jeune homme devint le médecin le plus illustre de la terre.
« Il lui suffit de regarder un malade pour savoir ce qu'il en est, s'il guérira ou s'il mourra », disait-on de lui. On venait le chercher de loin pour le conduire auprès de malades et on lui donnait tant d'or qu'il devint bientôt très riche. Il arriva un jour que le roi tomba malade. On appela le médecin et on lui demanda si la guérison était possible. Quand il fut auprès du lit, la Mort se tenait aux pieds du malade, si bien que l'herbe ne pouvait plus rien pour lui.
- Et quand même, ne pourrais-je pas un jour gruger la Mort ? Elle le prendra certainement mal, mais comme je suis son filleul, elle ne manquera pas de fermer les yeux. Je vais essayer.
Il saisit le malade à bras le corps, et le retourna de façon que maintenant, la Mort se trouvait à sa tête. Il lui donna alors de son herbe, le roi guérit et retrouva toute sa santé. La Mort vint trouver le médecin et lui fit sombre figure ; elle le menaça du doigt et dit :
- Tu m'as trompée ! Pour cette fois, je ne t'en tiendrai pas rigueur parce que tu es mon filleul, mais si tu recommences, il t'en cuira et c'est toi que j'emporterai !
Peu de temps après, la fille du roi tomba gravement malade. Elle était le seul enfant du souverain et celui-ci pleurait jour et nuit, à en devenir aveugle. Il fit savoir que celui qui la sauverait deviendrait son époux et hériterait de la couronne. Quand le médecin arriva auprès de la patiente, il vit que la Mort était à ses pieds. Il aurait dû se souvenir de l'avertissement de son parrain, mais la grande beauté de la princesse et l'espoir de devenir son époux l'égarèrent tellement qu'il perdit toute raison. Il ne vit pas que la Mort le regardait avec des yeux pleins de colère et le menaçait de son poing squelettique. Il souleva la malade et lui mit la tête, où elle avait les pieds. Puis il lui fit avaler l'herbe et, aussitôt, elle retrouva ses couleurs et en même temps la vie.
Quand la Mort vit que, pour la seconde fois, on l'avait privée de son bien, elle marcha à grandes enjambées vers le médecin et lui dit :
- C'en est fini de toi ! Ton tour est venu !
Elle le saisit de sa main, froide comme de la glace, si fort qu'il ne put lui résister, et le conduisit dans une grotte souterraine. Il y vit, à l'infini, des milliers et des milliers de cierges qui brûlaient, les uns longs, les autres consumés à demi, les derniers tout petits. À chaque instant, il s'en éteignait et s'en rallumait, si bien que les petites flammes semblaient bondir de-ci de-là, en un perpétuel mouvement.
- Tu vois, dit la Mort, ce sont les cierges de la vie humaine. Les grands appartiennent aux enfants ; les moyens aux adultes dans leurs meilleures années, les troisièmes aux vieillards. Mais, souvent, des enfants et des jeunes gens n'ont également que de petits cierges.
- Montre-moi mon cierge, dit le médecin, s'imaginant qu'il était encore bien long.
La Mort lui indiqua un petit bout de bougie qui menaçait de s'éteindre et dit :
- Regarde, le voici !
- Ah ! Cher parrain, dit le médecin effrayé, allume-m'en un nouveau, fais-le par amour pour moi, pour que je puisse profiter de la vie, devenir roi et épouser la jolie princesse.
- Je ne le puis, répondit la Mort. Il faut d'abord qu'il s'en éteigne un pour que je puisse en allumer un nouveau.
- Dans ce cas, place mon vieux cierge sur un nouveau de sorte qu'il s'allume aussitôt, lorsque le premier s'arrêtera de brûler, supplia le médecin.
Le Grand Faucheur fit comme s'il voulait exaucer son vœu. Il prit un grand cierge, se méprit volontairement en procédant à l'installation demandée et le petit bout de bougie tomba et s'éteignit. Au même moment, le médecin s'effondra sur le sol et la Mort l'emporta.

samedi 3 décembre 2016

Dame Trude, la sorcière - Conte de Grimm



Il était une fois une petite fille extrêmement têtue et imprudente qui n'écoutait pas ses parents et qui n'obéissait pas quand ils lui avaient dit quelque chose. Pensez-vous que cela pouvait bien tourner ?
Un jour, la fillette dit à ses parents : « J'ai tellement entendu parler de Dame Trude que je veux une fois aller chez elle : il paraît que c'est fantastique et qu'il y a tant de choses étranges dans sa maison, alors la curiosité me démange. »
Les parents le lui défendirent rigoureusement et lui dirent : « Écoute : Dame Trude est une mauvaise femme qui pratique toutes sortes de choses méchantes et impies ; si tu y vas, tu ne seras plus notre enfant ! »
La fillette se moqua de la défense de ses parents et alla quand même là-bas. Quand elle arriva chez Dame Trude, la vieille lui demanda :
- Pourquoi es-tu si pâle ?
- Oh ! dit-elle en tremblant de tout son corps, c'est que j'ai eu si peur de ce que j'ai vu.
- Et qu'est-ce que tu as vu ? demanda la vieille.
- J'ai vu sur votre seuil un homme noir, dit la fillette.
- C'était un charbonnier, dit la vieille.
- Après, j'ai vu un homme vert, dit la fillette.
- Un chasseur dans son uniforme, dit la vieille.
- Après, j'ai vu un homme tout rouge de sang.
- C'était un boucher, dit la vieille.
- Ah ! Dame Trude, dans mon épouvante, j'ai regardé par la fenêtre chez vous, mais je ne vous ai pas vue : j'ai vu le Diable en personne avec une tête de feu.
- Oh oh ! dit la vieille, ainsi tu as vu la sorcière dans toute sa splendeur ! Et cela, je l'attendais et je le désirais de toi depuis longtemps : maintenant tu vas me réjouir.
Elle transforma la fillette en une grosse bûche qu'elle jeta au feu, et quand la bûche fut bien prise et en train de flamber, Dame Trude s'assit devant et s'y chauffa délicieusement en disant : « Oh ! le bon feu, comme il flambe bien clair pour une fois ! »