samedi 10 décembre 2016

Les deux frères - Conte de Grimm



Il y avait une fois deux frères, dont l'un était riche, et l'autre pauvre. Le riche était orfèvre, et il avait un mauvais cœur ; le pauvre gagnait sa misérable vie à nouer des balais ; il était bon et honnête. Il avait deux enfants ; c'étaient deux jumeaux qui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Ces deux enfants avaient coutume de parcourir en tous sens la maison du riche, où on les nourrissait quelquefois avec les restes. Il arriva que le frère pauvre, allant un jour dans la forêt pour y chercher du bouleau, aperçut un oiseau dont le plumage était entièrement couleur d'or, et si beau qu'il n'en avait jamais vu de pareil. Il ramassa aussitôt une petite pierre, la lança après l'oiseau, et réussit à l'atteindre ; mais il ne tomba de son corps qu'une plume d'or, et l'oiseau disparut en volant. Le pauvre homme prit la plume et la porta à son frère, qui l'examina et dit :
- C'est de l'or pur.
Il lui donna en échange beaucoup d'argent. Le lendemain, le pauvre homme monta au haut d'un bouleau et il allait en couper quelques rameaux, lorsque le même oiseau sortit des feuilles ; le pauvre homme fouilla dans le feuillage, et trouva un nid où il y avait un oeuf d'or. Il emporta cet oeuf avec lui au logis, et alla le montrer à son frère, qui dit de nouveau :
- C'est de l'or pur, et lui donna une bonne récompense.
Puis l'orfèvre ajouta :
- Je voudrais bien avoir cet oiseau.
Le frère pauvre alla une troisième fois dans la forêt, et aperçut de nouveau l'oiseau d'or posé sur la cime de l'arbre ; il prit une pierre et visa si juste qu'il l'abattit du coup ; il le porta à son frère qui lui donna en retour un grands tas d'or.
« Maintenant, pensa celui-ci, je pourrai me tirer d'affaire. »
Et il revint tout joyeux à la maison.
L'orfèvre, qui était habile et rusé, savait bien quel oiseau précieux était tombé entre ses mains. Il appela sa femme, et lui dit :
- Fais moi rôtir cet oiseau d'or, et aie bien soin qu'il n'en sorte pas le plus petit morceau ; je me fais une fête de le manger tout entier.
Cet oiseau était d'une si merveilleuse nature que celui qui en mangerait le cœur et le foie devait trouver tous les matins une pièce d'or sous son oreiller. La femme prépara l'oiseau, le mit à la broche, et le fit rôtir. Il advint que, tandis qu'il était devant le feu et que la femme s'occupait à d'autres ouvrages dans la cuisine, les deux enfants du pauvre faiseur de balais entrèrent, se placèrent en face de la broche, et la tournèrent deux fois ou trois fois ; et comme deux petits morceaux de l'oiseau venaient de tomber dans la lèchefrite, l'un des enfants dit à l'autre :
- Mangeons ces deux petits morceaux, je meurs de faim ; aussi bien personne ne pourra s'en apercevoir.
Ce qui fut dit, fut fait. La femme arriva sur l'entrefaite, et voyant leurs mâchoires en train de fonctionner, elle leur dit :
- Que mangez-vous donc là ?
- Deux petits morceaux qui sont tombés de l'oiseau, répondirent-ils.
- C'étaient le cœur et le foie, dit la femme saisie d'épouvante.
Et pour que son mari ne s'aperçût de rien, elle tua aussitôt un coq, en prit le coeur et le foie, et les plaça dans l'oiseau d'or. Quand celui-ci fut entièrement rôti, elle l'apporta à l'orfèvre, qui le dévora à lui seul, sans rien laisser. Mais, lorsque le lendemain matin il passa la main sous son oreiller, dans l'espoir d'y prendre un morceau d'or, il fut très étonné de n'y n'en trouver.
Les deux enfants, au contraire, ne se doutaient pas du bonheur qui leur était arrivé. Le matin suivant, quand ils se levèrent, quelque chose tomba à terre avec un bruit clair, et quand ils le ramassèrent, ils virent que c'étaient deux pièces d'or. Ils les portèrent à leur père, qui fut au comble de la surprise, et leur dit :
- Comment cela a-t-il donc pu arriver ?
Le même prodige s'étant encore renouvelé le matin suivant et les autres jours, le père des jumeaux alla trouver son frère, et lui raconta la singulière histoire. L'orfèvre n'eut pas de peine à comprendre la cause de ce résultat merveilleux, et vit bien que les enfants avaient mangé le coeur et le foie de l'oiseau d'or ; et pour se venger d'eux en homme envieux et méchant qu'il était, il dit au père :
- Tes enfants sont en relation avec le malin esprit ; garde-toi bien de prendre cet or, et chasse ces enfants loin de ta maison, car désormais le diable a du pouvoir sur eux, et il pourrait te perdre toi-même.
Ces paroles consternèrent le pauvre père, et quoique ce fût pour lui une bien douloureuse nécessité, il emmena les deux jumeaux au milieu de la forêt, où il les abandonna, hélas ! avec un profond désespoir.
Les deux malheureux enfants se mirent à parcourir en tous sens la forêt, cherchant à retrouver le chemin de la maison paternelle, mais au lieu de le trouver, ils s'égarèrent de plus en plus. Ils rencontrèrent enfin un chasseur qui leur demanda :
- À qui appartenez-vous, mes enfants ?
- Nous sommes les fils du pauvre faiseur de balais.
Et ils lui racontèrent que leur père les avait abandonnés parce que, tous les matins, une pièce d'or se trouvait sous leur oreiller. Le chasseur était un brave homme, et comme ces enfants lui plurent, et qu'il n'en avait pas lui-même, il les emmena chez lui, et leur dit :
- Je veux vous servir de père et avoir soin de vous jusqu'à ce que vous soyez devenus grands.
Ils apprirent auprès de lui l'art de la chasse, et le brave homme mit en réserve les pièces d'or qui se trouvaient chaque matin sous la tête des jumeaux, pour les leur rendre plus tard lorsqu'ils en auraient besoin.
Quand ils furent devenus grands, leur père nourricier les emmena un jour avec lui dans la forêt, en leur disant :
- Vous devez montrer aujourd'hui ce que vous savez faire ; je veux voir si vous êtes en état de vous passer de moi, et de devenir des chasseurs.
Ils allèrent donc avec lui se poster à l'affût ; là, ils attendirent longtemps, et le gibier ne se montra pas. À la fin pourtant, le chasseur, levant les yeux, aperçut une troupe d'oies sauvages qui, dans leur vol, décrivaient un triangle, et il dit à l'un des jeunes gens :
- Dirige ton coup sur une des oies de ce côté-ci.
Le jeune homme obéit et tira juste. Bientôt après, apparut une seconde troupe d'oies, qui avaient dans leur vol la forme du chiffre 3 ; le chasseur dit encore à son second élève de viser une des oies de tel côté, ce que fit ce dernier avec autant de succès que son frère ; sur quoi, le père nourricier leur dit :
- Vous pouvez maintenant vous passer de moi, vous êtes des chasseurs consommés.
Là-dessus, les deux frères s'enfoncèrent ensemble dans la forêt, se concertèrent et formèrent un projet. Et le soir, lorsqu'ils prirent place au souper, ils dirent à leur père nourricier :
- Nous ne mangeons pas une miette que vous ne nous ayez accordé une grâce.
- Parlez, quelle est cette grâce ? leur dit-il.
Ils répondirent :
- Maintenant que nous connaissons à fond notre métier, il serait bon que nous parcourussions un peu le monde ; trouvez donc bien que nous prenions congé de vous pour voyager.
Le chasseur reprit avec joie :
- Vous parlez comme de braves chasseurs ; ce que vous me demandez, je le désirais déjà ; partez, il vous arrivera bonheur.
Cela dit, ils soupèrent joyeusement.
Quand le jour fixé pour le départ fut arrivé, le père nourricier leur donna à chacun un fusil et un chien, en leur permettant de prendre sur leurs épargnes autant de pièces d'or qu'ils voulurent. Puis il les accompagna un bout de chemin, et lorsqu'ils furent sur le point de se quitter, il leur fit encore cadeau d'un couteau poli, en leur disant :
- Si vous vous séparez un jour, enfoncez ce couteau dans l'arbre le plus proche de l'endroit où vous vous quitterez ; par ce moyen, celui de vous deux qui viendra le premier pourra savoir ce qui est arrivé à son frère absent ; car, s'il meurt, la pointe sera rouillée ; tant qu'il vivra, au contraire, elle demeurera polie.
Les deux frères partirent, et arrivèrent bientôt dans une forêt, dans une forêt si profonde qu'il était impossible de la traverser en un jour. Ils y passèrent donc la nuit, et se nourrirent des provisions qui se trouvaient dans leur carnassière ; le jour suivant, ils eurent beau marcher sans relâche, ils ne purent pas encore atteindre l'extrémité de la forêt, et ils n'avaient plus rien à manger. L'un d'eux dit :
- Nous ferions bien de tirer quelque chose, sans quoi nous endurerons la faim.
En conséquence, il arma son fusil et se mit à regarder autour de lui. Un vieux lièvre ne tarda pas à paraître il le mit en joue, mais le lièvre lui cria :
Bon chasseur, laisse-moi la vie,
Et je te donnerai deux petits en récompense.

Cela dit, il sauta dans les broussailles, et apporta deux petits lièvres ; mais ces petits animaux jouaient avec tant de gentillesse, ils avaient tant de grâce, que les chasseurs n'eurent pas le courage de les tuer ; ils les gardèrent donc, et les petits lièvres marchaient derrière eux. Bientôt après, survint un renard ; ils se préparaient à le tirer, mais le renard leur cria :

Bon chasseur, laisse-moi la vie,
Et je te donnerai deux petits en récompense.

En effet, il ne tarda pas à leur apporter deux petits renards, que cette fois encore les chasseurs n'eurent pas le courage de tuer ; ils les donnèrent pour compagnons aux petits lièvres qui se mirent à suivre ces derniers. Peu de temps après, se présenta un loup qui, lui aussi, allait recevoir une balle, lorsqu'il se délivra, en criant :

Bon chasseur, laisse-moi la vie,
Et je te donnerai deux petits en récompense.

Les chasseurs réunirent les deux loups aux autres animaux, et augmentèrent ainsi leur escorte. Un ours arriva à son tour, et comme il n'était pas encore las de gambader, il cria :

Bon chasseur, laisse-moi la vie,
Et je te donnerai deux petits en récompense.

Et les chasseurs firent pour les deux petits ours ce qu'ils avaient déjà fait pour les autres animaux. Enfin, devinez qui vint encore ? Un lion. L'un des chasseurs le mit en joue, mais le lion cria aussitôt

Bon chasseur, laisse-moi la vie,
Et je te donnerai deux petits en récompense.

Nos chasseurs avaient donc maintenant deux lions, deux ours, deux loups, deux renards et deux lièvres qui les suivaient et qui étaient prêts à les servir. Ils ne continuaient pas moins pour cela à avoir faim ; aussi dirent-ils aux renards :
- Çà, messieurs les sournois, procurez-nous quelque chose à manger, car vous êtes rusés et adroits.
Ils répondirent :
- Non loin d'ici se trouve un village où nous avons déjà dérobé plus d'une poule ; nous voulons vous enseigner le chemin qui y conduit.
Ils allèrent de la sorte dans le village, achetèrent quelque nourriture, n'oublièrent pas de faire aussi rafraîchir leurs bêtes, et continuèrent leur route. Les renards étaient en outre parfaitement renseignés sur les endroits où se trouvaient les basses cours, et ne manquaient pas de donner aux chasseurs les meilleures indications. Ils circulèrent ainsi quelque temps, mais sans trouver un service où ils pussent entrer ensemble.
En conséquence, ils se dirent :
- La nécessité l'exige, il faut nous séparer.
Après s'être partagé les animaux, de manière à avoir chacun un lion, un ours, un renard, et un lièvre, ils se quittèrent, en se promettant une amitié fraternelle jusqu'à leur mort ; mais ils ne se dirent point adieu sans avoir d'abord enfoncé dans un arbre le couteau que leur père nourricier leur avait donné. Cela fait, ils se dirigèrent l'un vers l'orient, l'autre vers le couchant.
Or, l'aînée des deux frères arriva bientôt dans une ville qui était toute couverte de crêpe noir. Il entra dans une auberge, et demanda à l'hôte de rafraîchir ses bêtes. L'aubergiste mit à sa disposition une écurie où on apercevait un trou dans le mur. Grâce à se trou, le lièvre put aller chercher un chou, et le renard une poule, qu'ils mangèrent de bon appétit ; mais quant au loup, à l'ours et au lion, leur taille les empêcha de passer. Heureusement pour eux, que l'aubergiste les fit conduire dans une prairie où une génisse était étendue sur l'herbe : ce fut pour eux un bon régal. Après avoir ainsi pris soin de ses bêtes, le chasseur demanda à l'hôte pourquoi la ville était ainsi couverte d'un crêpe noir.
- Parce que, répondit celui-ci, la fille du roi doit mourir demain.
- Elle est donc bien gravement malade, reprit le chasseur.
- Non, répondit l'aubergiste, sa santé est excellente, mais elle n'en doit pas moins mourir.
- Expliquez-moi donc comment cela est possible, demanda le chasseur.
- À peu de distance de la ville, dit l'aubergiste, se dresse une montagne habitée par un dragon ; il faut tous les ans à ce dragon le tribut d'une vierge innocente, sinon il ravage, dans sa colère, tout le pays. Toutes les jeunes filles de la ville ont déjà eu leur tour, et il ne reste plus que la fille du roi; il n'y a point de rémission : elle doit lui être livrée.
- Et c'est demain que ce sacrifice doit être consommé ? demanda la chasseur ; pourquoi donc ne tue-t-on pas ce dragon ?
- Hélas répondit l'aubergiste, bien des cavaliers l'ont tenté, mais tous y ont perdu la vie ; le roi a donné sa parole que celui qui dompterait le dragon obtiendrait la main de sa fille, et hériterait de son royaume après sa mort.
Le chasseur n'ajouta pas un mot, mais le lendemain matin, accompagné de ces animaux, il gravit la montagne du dragon. Il y avait au sommet une petite église, et sur l'autel se trouvaient trois gobelets remplis, et au-dessous d'eux cette inscription :
« Celui qui videra ces gobelets deviendra l'homme le plus fort de la terre, et pourra porter l'épée qui est enterrée devant le seuil de la porte. »
Le chasseur ne voulut point boire, il sortit de l'église et chercha l'épée dans la terre, mais il n'eut point la force de la soulever. Il revint sur ses pas, vida les gobelets, et se sentit aussitôt assez fort pour saisir l'épée qui se porta dès lors très facilement.
Quand vint l'heure où la jeune fille devait être livrée au dragon, le roi, le maréchal et les courtisans l'accompagnèrent jusqu'à la sortie de la ville.
Elle aperçut de loin le chasseur sur le sommet de la montagne, elle crut que c'était le dragon, et elle suspendit sa marche tant son épouvante était grande ; mais à la fin, la pensée qu'il y allait du salut de toute la ville lui donna le courage de poursuivre cet affreux voyage. Le roi et les courtisans retournèrent au palais, en proie à une grande douleur, mais le maréchal dut rester là pour assister de loin à cet horrible spectacle.
Cependant, lorsque la princesse fut arrivé au haut de la montagne, elle trouva non pas le dragon, mais le jeune chasseur qui lui adressa des paroles de consolation, lui promit de la sauver, et la conduisit dans l'église où il l'enferma. À peine cela était-il fait que le dragon aux sept têtes arriva en poussant d'affreux hurlements. Lorsqu'il aperçut le chasseur, il parut étonné et dit :
- Que viens-tu faire sur cette montagne ? Le chasseur répondit :
- Je viens combattre contre toi.
Le dragon répondit :
- De même que maint chevalier a déjà perdu la vie en ces lieux, ainsi serai-je bientôt débarrassé de toi.
Et en disant ces mots, ses sept gueules lancèrent des flammes. Ces flammes devaient allumer l'herbe sèche et le chasseur aurait été suffoqué par le feu et la fumée, mais ses animaux accoururent et éteignirent le feu sous leurs pattes. Alors le dragon s'élança contre le chasseur, qui brandissant son épée, fit siffler l'air et abattit trois têtes du monstre. Cette blessure rendit le dragon furieux il se dressa de toute sa hauteur, vomit des flots de flammes contre le chasseur et voulut se précipiter sur lui mais celui-ci fit de nouveau jouer son épée et lui coupa encore trois têtes. Le monstre était à bout de ses forces ; il tomba en faisant mine encore de vouloir s'élancer sur le chasseur mais le jeune homme, concentrant tout ce qui lui restait de force dans un dernier coup, lui coupa la queue, et comme il était désormais trop fatigué pour continuer le combat, il appela à lui ses bêtes, qui achevèrent de mettre le dragon en pièces.
La lutte terminée, le chasseur ouvrit la porte de l'église, et il trouva la princesse étendue par terre, car elle s'était évanouie d'inquiétude et d'effroi pendant le combat. Le jeune homme la porta au grand air, et quand elle eut repris ses esprits et rouvert les yeux, il lui montra le dragon en lambeaux, il lui annonça que désormais elle était libre ; elle s'abandonna à sa joie et lui dit :
- Maintenant, tu vas devenir mon époux, car mon père m'a promise à celui qui tuerait le dragon.
Cela dit, elle détacha de son cou son collier de corail et le partagea entre les animaux, et le lion reçut pour sa part le fermoir d'or. Quant à son mouchoir, où son nom était brodé, elle en fit cadeau au chasseur, qui s'éloigna un moment, coupa les langues des sept têtes du dragon, les roula dans le mouchoir et les mit soigneusement dans sa poche.
Cela fait, comme les flammes et le combat l'avaient excessivement fatigué, il dit à la jeune fille :
- Nous sommes tous deux si las que nous ferons bien de prendre un peu de repos.
La princesse y consentit ; ils s'étendirent sur l'herbe, et le chasseur dit au lion :
- Tu vas veiller à ce que personne ne nous surprenne pendant notre sommeil.
Et ils s'endormirent.
Le lion se plaça près d'eux pour faire sentinelle, mais lui aussi était fatigué du combat, de sorte qu'il appela l'ours et lui dit :
- Place-toi près de moi, j'ai besoin de faire un petit somme, et si quelque chose arrive, aie soin de m'éveiller.
L'ours se plaça donc près de lui, mais lui aussi était fatigué il appela le loup et lui dit :
- Place-toi près de moi, j'ai besoin de faire un petit somme, et si quelque chose arrive, hâte-toi de m'éveiller.
Le loup se plaça donc près de lui, mais lui aussi était fatigué ; il appela le renard et lui dit :
- Place-toi près de moi, j'ai besoin de faire un petit somme, et si quelque chose arrive, hâte-toi de m'éveiller.
Le renard se plaça près de lui, mais lui aussi était fatigué ; il appela le lièvre et lui dit :
- Place-toi près de moi, j'ai besoin de faire un petit somme, et si quelque chose arrive, hâte-toi de me réveiller.
Le lièvre se plaça donc près de lui, mais le pauvre lièvre aussi était fatigué ; il n'avait personne qu'il pût charger de faire sentinelle, et il s'endormit.
Ainsi dormaient donc la princesse, le chasseur, le lion, l'ours, le renard et le lièvre et tous dormaient d'un profond sommeil.
Cependant le maréchal qui avait été chargé de regarder tout de loin, n'ayant point vu le dragon s'enfuir avec la jeune fille, et remarquant que tout était tranquille sur la montagne, s'enhardit et se mit à la gravir. Quand il fut arrivé au sommet, il aperçut le monstre dont les membres épars gisaient à terre, et non loin de là, la princesse et le chasseur avec ses bêtes, tous plongés dans un sommeil profond. Et comme il était méchant et cruel, il prit son épée, coupa la tête du chasseur, saisit la jeune fille dans ses bras et la porta au bas de la montagne. Arrivés au pied, celle-ci s'éveilla et fut saisie d'effroi ; mais le maréchal lui dit :
- Tu es en mon pouvoir, il faut que tu dises que c'est moi qui ai tué le dragon.
- Je ne le puis, répondit-elle, car c'est un chasseur qui l'a fait avec le secours de ses bêtes.
- Alors le maréchal tira son épée et la menaça de l'en frapper si elle ne consentait pas à lui obéir. La jeune fille céda à cette violence ; il la conduisit en présence du roi qui fut au comble de la joie, de revoir en vie sa chère enfant qu'il croyait devenue la proie du dragon.
Le maréchal lui dit :
- J'ai tué le monstre et délivré ainsi la princesse et le pays tout entier ; en conséquence, je la réclame pour mon épouse, suivant votre parole royale.
Le roi dit à la jeune fille :
- Est-ce la vérité que je viens d'entendre ?
- Hélas ! oui, répondit-elle, mais je mets pour condition que le mariage ne se célébrera qu'après un an et un jour.
Elle espérait que ce temps ne s'écoulerait pas sans lui apporter des nouvelles de son cher libérateur.
Cependant, sur la montagne, les animaux continuaient de dormir auprès de leur maître mort. Un gros bourdon dirigea son vol de ce côté, et s'abattit sur le nez du lièvre, mais le lièvre le chassa avec sa patte et continua à dormir. Le bourdon vint une seconde fois, mais le lièvre le chassa de nouveau et continua de dormir. Le bourdon vint une troisième fois, lui enfonçant son dard dans le nez et le lièvre se réveilla. Aussitôt il réveilla le renard, qui s'empressa de réveiller le loup, qui réveilla l'ours, qui réveilla le lion. Lorsque le lion eut ouvert les yeux, et qu'il vit que la jeune fille avait disparu et que son maître était mort, il se mit à pousser des rugissements terribles et s'écria :
- Quel est l'auteur de ce meurtre ? Ours, pourquoi ne m'as-tu pas réveillé ?
Et l'ours dit au loup :
- Pourquoi ne m'as-tu pas réveillé ?
Et le loup au renard :
- Pourquoi ne m'as-tu pas réveillé ?
Et le renard au lièvre :
- Pourquoi ne m'as-tu pas réveillé ?
Le pauvre lièvre ne savait seul que répondre, et toute la faute pesa sur lui. En conséquence, tous les animaux voulurent tomber sur lui, mais il demanda à être entendu et dit :
- Ne me tuez pas, je promets de rendre la vie à notre maître. Je connais une montagne sur laquelle croit une racine ; quiconque a cette racine dans la bouche est guéri aussitôt de toute maladie et de toute blessure. Mais la montagne dont je vous parle se trouve à deux cents lieues d'ici.
Le lion répondit .
- Il faut qu'en vingt-quatre heures tu sois de retour avec cette racine.
Le lièvre ne fit qu'un bond, et vingt-quatre heures après il était de retour avec la racine.
Le lion replaça la tête sur les épaules du chasseur, et le lièvre lui mit la racine dans la bouche ; aussitôt tout reprit son cours naturel ; le coeur palpita de nouveau et la vie revint.
En ce moment le chasseur se réveilla ; il fut saisi d'épouvante en n'apercevant plus la jeune fille, et il se dit :
- Elle s'est enfuie sans doute pendant mon sommeil, afin de se débarrasser de moi.
Dans l'excès de son empressement, le lion avait remis de travers la tête de son maître ; celui-ci n'y prit point garde, absorbé qu'il était dans ses tristes pensées. Ce ne fut qu'à midi, lorsqu'il voulut manger quelque chose, qu'il vit que sa tête était tournée vers son dos. Il ne pouvait comprendre comment c'était possible et demanda à ses animaux ce qui lui était arrivé pendant son sommeil. Le lion lui raconta alors qu'ils s'étaient tous endormis de fatigue et, qu'à leur réveil, ils l'avaient trouvé mort, la tête coupée. Que le lièvre avait couru chercher la racine de vie, mais que le lion, dans sa hâte, lui avait remis sa tête en place, mais dans le mauvais sens. Il voulait réparer son erreur. Il arracha donc la tête de son maître, la retourna, et le lièvre la ressouda à son corps et le ressuscita à l'aide de la racine.
Cependant, le chasseur était triste, et il allait de par le monde en faisant danser ses animaux devant les gens. Il se trouva qu'exactement un an plus tard, il revint dans la ville où il avait délivré du dragon la fille du roi. Cette fois, la ville tout entière était recouverte d'écarlate. Il interrogea l'aubergiste: « Qu'est-ce que cela veut dire? Il y a un an, la ville était recouverte de crêpe noir. Pourquoi ce tissu écarlate, aujourd'hui? » L'aubergiste lui répondit: « Il y a un an, la fille de notre roi devait être livrée en pâture au dragon, mais le maréchal s'est battu contre lui et l'a tué, et demain, on doit célébrer leur mariage. C'est pour cela que la ville était alors recouverte de crêpe noir en signe de deuil, et qu'elle l'est aujourd'hui d'écarlate en signe de joie. »
Le lendemain, qui devait être le jour du mariage, le chasseur dit, à midi, à l'aubergiste:
- Me croirez-vous, Monsieur l'aubergiste, si je vous dis que je mangerai chez vous, aujourd'hui, du pain qui vient de la table du roi?
- Tiens, répondit l'aubergiste, je voudrais bien parier cent pièces d'or que ce n'est pas vrai.
Le chasseur accepta le pari et mit enjeu, lui aussi, un sac contenant le même nombre de pièces d'or. Puis il appela le lièvre et lui dit: « Toi qui bondis si bien, va et rapporte-moi du pain comme le roi en mange. » Comme le lièvre était le plus petit de ses animaux, il ne pouvait transmettre cette tâche à personne d'autre et devait donc y aller lui-même. « Aïe, se dit-il, quand je bondirai à travers les rues de la ville, j'aurai tous les chiens de bouchers à mes trousses. » Et il se produisit exactement ce qu'il pensait: les chiens lui couraient après et en voulaient à sa peau. Mais lui, ni vu ni connu, il bondit et se cacha dans une guérite sans être remarqué par le soldat qui faisait le guet. Les chiens arrivèrent alors et voulurent le faire sortir, mais le soldat n'était pas d'humeur à plaisanter et leur donna des coups de crosse qui les firent déguerpir en hurlant et en gémissant. Quand le lièvre vit que la voie était libre, il s'élança à l'intérieur du château et fila tout droit vers la fille du roi. Il s'assit sous sa chaise et lui gratta le pied. « Veux-tu t'en aller! », dit-elle, croyant que c'était son chien. Le lièvre lui gratta le pied une deuxième fois, et elle dit à nouveau: « Veux-tu t'en aller! », croyant toujours que c'était son chien. Mais le lièvre ne se laissa pas éconduire ainsi et lui gratta le pied une troisième fois. Elle se pencha alors et reconnut le lièvre au collier qu'il portait. Elle le prit sur ses genoux, l'emporta dans sa chambre et lui demanda: « Mon cher lièvre, que veux-tu? » Il lui répondit: « Mon maître, qui a tué le dragon, est ici et m'envoie vous demander un pain comme celui que mange le roi. » Remplie de joie, elle fit alors venir le boulanger et lui ordonna d'apporter un pain comme celui que mangeait le roi. Le lièvre dit: « Il faut que le boulanger le porte à ma place, pour que les chiens des bouchers ne s'en prennent pas à moi. » Le boulanger lui porta donc le pain jusqu'à la porte de l'auberge. Le lièvre se dressa alors sur ses pattes arrière, prit le pain entre ses pattes avant et le porta à son maître.
Le chasseur dit alors: « Vous voyez, Monsieur l'aubergiste, les cent pièces d'or sont à moi. » L'aubergiste s'étonna, mais le chasseur poursuivit: « Oui, Monsieur l'aubergiste, j'ai le pain, mais je voudrais aussi un peu du rôti que mange le roi. » L'aubergiste dit: « Je voudrais bien voir ça », mais il n'avait plus envie de parier. Le chasseur appela son renard et lui dit: « Va, mon petit renard, et rapporte-moi du rôti comme celui que mange le roi. » Le renard roux était plus rusé que le lièvre, et passa par les coins et les recoins sans qu'un seul chien ne le remarque. Il s'assit sous la chaise de la fille du roi et lui gratta le pied. Elle baissa les yeux et reconnut le renard. Elle l'emmena dans sa chambre et lui demanda: « Mon cher renard, que veux-tu? » Il lui répondit: « Mon maître, qui a tué le dragon, est ici et m'envoie vous demander un rôti comme celui que mange le roi. » Elle fit alors venir le cuisinier, qui dut préparer un rôti comme celui que mangeait le roi, et le porter jusqu'à la porte de l'auberge. Une fois là-bas, le renard lui prit le plat des mains, commença par secouer sa queue pour chasser les mouches qui s'étaient posées sur le rôti, puis il le porta à son maître. « Vous voyez, Monsieur l'aubergiste, dit le chasseur, le pain et la viande sont là. À présent, je voudrais bien manger des légumes comme ceux que mange le roi. » Il appela son loup et lui dit: « Mon cher loup, va me chercher des légumes comme ceux que mange le roi. » Comme il n'avait peur de personne, le loup se rendit tout droit au château et il alla trouver la princesse; il tira un peu sur sa robe, par-derrière, ce qui la fit se retourner. Elle le reconnut à son collier, le prit avec elle dans sa chambre et lui demanda: « Mon cher loup, que veux-tu? » Il lui répondit: « Mon maître, qui a tué le dragon, est ici. Je dois vous demander des légumes comme ceux que mange le roi. » Elle fit alors venir le cuisinier, qui dut préparer des légumes comme ceux que mangeait le roi et les porter jusqu'à la porte de l'auberge. Une fois là-bas, le loup lui prit le plat des mains et le porta à son maître. Celui-ci appela alors l'ours et lui dit: « Mon cher ours, toi qui aimes bien les sucreries, va me chercher des friandises comme celles que mange le roi. » L'ours trotta vers le château et tous s'écartaient de son chemin. Mais quand il arriva devant la garde royale, elle leva les fusils pour l'empêcher d'entrer dans le château. Cependant, il se dressa de toute sa taille et distribua, de ses grosses pattes, quelques gifles à droite et à gauche, faisant tomber à terre toute la garde. Puis il se rendit tout droit chez la fille du roi, se plaça derrière elle et poussa un petit grognement. Elle se retourna, reconnut l'ours et lui dit de la suivre dans sa chambre. Elle lui demanda alors: « Mon cher ours, que veux-tu? » Il lui répondit: « Mon maître, qui a tué le dragon, est ici. Je dois vous demander des friandises comme celles que mange le roi. » Elle fit alors venir le confiseur, qui dut confectionner des friandises comme celles que mangeait le roi et les porter jusqu'à la porte de l'auberge. Une fois là-bas, l'ours commença par lécher les petits pois en sucre qui avaient roulé à terre, puis il se mit debout, prit le plat et le porta à son maître. « Vous voyez, Monsieur l'aubergiste, dit le chasseur, à présent, j'ai du pain, de la viande, des légumes et des friandises, mais j'aimerais aussi boire du vin pareil à celui que boit le roi. » Il appela son lion et lui dit: « Mon cher lion, toi qui aimes bien t'enivrer un peu, va me chercher du vin comme celui que boit le roi. » Le lion se mit alors en route et les gens s'enfuyaient en le voyant. Quand il arriva devant la garde royale, elle voulut lui barrer la route, mais un seul rugissement suffit à faire déguerpir tout le monde. Le lion se rendit alors devant la chambre royale et frappa à la porte avec sa queue. Quand la fille du roi sortit, il s'en fallut de peu qu'elle ne prenne peur en voyant le lion, mais elle le reconnut au fermoir d'or qui venait de son collier. Elle lui dit de la suivre dans sa chambre et lui demanda: « Mon cher lion, que veux- tu? » Il lui répondit: « Mon maître, qui a tué le dragon, est ici. Je dois vous demander du vin comme celui que boit le roi. » Elle fit alors venir l'échanson pour qu'il lui donne du vin comme celui que buvait le roi. Le lion dit: « Je vais le suivre pour vérifier qu'on me donne bien le bon vin. » Il descendit alors à la cave avec l'échanson et, quand ils furent en bas, celui-ci voulut lui tirer du vin ordinaire, celui que buvaient les serviteurs du roi, mais le lion lui dit: « Attends, il faut d'abord que je goûte le vin! » Il en tira une demi-chope et l'avala d'un coup. « Non, dit-il, ce n'est pas le bon. » L'échanson le regarda de travers, mais n'en alla pas moins vers un autre tonneau, qui était destiné au maréchal du roi. Le lion lui dit: « Attends, il faut d'abord que je goûte le vin! » Il en tira une demi-chope et la but: « Celui-là est meilleur, mais ce n'est pas encore le bon. » L'échanson se fâcha alors et dit: « Qu'est-ce qu'un animal aussi stupide peut bien comprendre au vin! » Mais le lion lui donna un tel coup sur la nuque qu'il tomba lourdement sur le sol. Quand il fut revenu à lui et qu'il se fut relevé, il conduisit le lion sans mot dire dans une petite cave à part où on gardait le vin du roi, qu'on ne servait à personne d'autre. Le lion commença par en tirer une demi-chope et par goûter le vin, puis il dit: « Cela doit être le bon. », et il ordonna à l'échanson d'en remplir six bouteilles. Puis ils remontèrent de la cave, mais quand le lion ressortit à l'air libre, il était un peu saoul et titubait, si bien que l'échanson dut porter à sa place le vin jusqu'à la porte de l'auberge. Le lion prit alors l'anse du panier entre ses dents et le porta à son maître. Le chasseur dit alors: « Vous voyez, Monsieur l'aubergiste, j'ai du pain, de la viande, des légumes, des friandises et du vin, et à présent, je vais manger avec mes animaux. » Il s'assit à table, mangea et but, tout en donnant à boire et à manger au lièvre, au renard, au loup, à l'ours et au lion, et il était de bonne humeur parce qu'il voyait que la fille du roi l'aimait encore.
Son repas terminé, il dit:
- Monsieur l'aubergiste, maintenant que j'ai mangé et bu tout comme le roi, je vais me rendre au château et épouser la fille du roi.
- Comment serait-ce possible, lui demanda l'aubergiste, puisqu'elle a déjà un époux et que l'on célèbre leur mariage aujourd'hui même?
Le chasseur sortit alors le mouchoir que lui avait offert la fille du roi et dans lequel étaient enveloppées les sept langues du monstre, et dit à l'aubergiste: « Ce que j'ai dans la main doit m'aider à y parvenir. » Celui-ci regarda le mouchoir et dit: « Je veux bien croire tout ce que vous voudrez, mais ça, je ne le crois pas, et je veux bien miser tous mes biens là-des- sus. » Quant au chasseur, il prit un sac contenant mille pièces d'or et le posa sur la table avec ces mots: « Et moi, je mise là- dessus. »
Pendant ce temps, le roi, assis à sa table royale, s'adressa ainsi à sa fille:
- Que voulaient tous ces animaux sauvages qui sont venus te voir, en entrant dans mon château et en en ressortant?
- Il m'est interdit de le dire, mais envoyez quelqu'un pour faire venir le maître de ces animaux et vous ferez une bonne chose.
Le roi envoya donc un de ses serviteurs à l'auberge pour inviter l'étranger, et le serviteur arriva juste après que le chasseur eut parié avec l'aubergiste. Le chasseur dit alors: « Vous voyez, Monsieur l'aubergiste, le roi envoie un serviteur pour m'inviter, mais je n'irai pas au château comme cela. » Et il s'adressa ainsi au serviteur: « Je vous demande de prier Sa Majesté de bien vouloir m'envoyer des habits royaux, un carrosse attelé de six chevaux et des serviteurs qui seront à mes ordres. » Lorsqu'il entendit cette réponse, le roi demanda à sa fille:
- Que dois-je faire?
- Donnez l'ordre d'aller le chercher comme il l'exige, et vous ferez une bonne chose.
Le roi lui envoya donc des habits royaux, un carrosse avec six chevaux et des serviteurs qui devaient être à ses ordres. Quand le chasseur les vit arriver, il dit: « Vous voyez, Monsieur l'aubergiste, voilà qu'on vient me chercher comme je l'ai exigé. » Il revêtit les habits royaux, prit le mouchoir avec les langues de dragon et se rendit chez le roi. Quand il le vit arriver, le roi demanda à sa fille:
- Quel accueil dois-je lui faire?
- Allez à sa rencontre, et vous ferez une bonne chose.
Le roi alla donc à sa rencontre et lui fit gravir les marches qui menaient au château, et tous ses animaux le suivirent. Le roi lui indiqua une place près de lui et de sa fille. Quant au maréchal, il était assis de l'autre côté, à la place du marié, mais il ne le reconnut pas. On apporta alors justement les sept têtes du dragon pour que tout le monde puisse les voir, et le roi parla ainsi: « C'est le maréchal qui a coupé les sept têtes du dragon et, pour cette raison, je lui donne aujourd'hui ma fille en mariage. » Le chasseur se leva, ouvrit les sept gueules et dit: « Où sont les sept langues du dragon? » Soudain, le maréchal prit peur, blêmit et finit par dire, dans sa frayeur:
- Les dragons n'ont pas de langue.
- Ce sont les menteurs qui devraient ne pas en avoir. Mais les langues du dragon sont le signe qui identifie celui qui l'a vaincu, rétorqua le chasseur.
Il ouvrit son mouchoir, et les sept langues s'y trouvaient toutes. Puis il mit chaque langue dans sa gueule d'origine, et elles s'y adaptèrent exactement. Ensuite, il prit le mouchoir sur lequel était brodé le nom de la fille du roi, le montra à la jeune fille et lui demanda à qui elle l'avait donné. « À celui qui a tué le dragon », répondit-elle. Il appela ensuite tous ses animaux, ôta à chacun son collier et prit au lion le fermoir en or. Il les montra à la jeune fille et lui demanda à qui ils appartenaient. « Le collier et le fermoir étaient à moi, mais je les ai répartis entre les animaux qui ont aidé à vaincre le dragon. » Le chasseur dit alors: « Pendant que je me reposais après le combat et que je m'étais endormi, le maréchal est venu et m'a coupé la tête. Puis il a emporté la fille du roi et a prétendu que c'était lui qui avait tué le dragon. Il a menti, et les preuves en sont les langues, le mouchoir et le collier. » Puis il raconta comment ses animaux l'avaient guéri à l'aide d'une racine merveilleuse, qu'il avait erré de par le monde avec eux pendant un an et qu'il avait fini par revenir dans cette ville, où il avait appris de la bouche de l'aubergiste la tromperie du maréchal.
Le roi demanda alors à sa fille:
- Ce qu'il dit est-il vrai?
- Oui, c'est vrai, répondit-elle. À présent, je puis révéler l'infamie du maréchal parce qu'elle a éclaté au grand jour sans que j'y contribue: car il m'avait forcée à lui promettre de garder le silence. C'est pour cette raison que j'avais demandé que le mariage soit célébré seulement dans un an et un jour.
Le roi fit alors appeler douze conseillers qui devaient rendre leur verdict concernant le maréchal, et il fut condamné à être écartelé par quatre bœufs. Le maréchal fut donc exécuté, quant au roi, il confia sa fille au chasseur et fit de ce dernier le gouverneur de tout son royaume. Le mariage fut célébré avec une grande joie, et le jeune roi fit venir son vrai père et son père adoptif, et il les couvrit de richesses. Il n'oublia pas non plus l'aubergiste. Il le fit venir et lui dit:
- Vous voyez, Monsieur l'aubergiste, j'ai épousé la fille du roi, et tous vos biens sont à moi.
- Oui, répondit l'aubergiste, c'est juste ainsi.
- Je vais être indulgent avec vous, lui dit cependant le jeune roi. Gardez tous vos biens, et je vous offre en plus les mille pièces d'or.
À présent, le jeune roi et la jeune reine vivaient ensemble dans la joie et la bonne humeur. Il sortait souvent pour chasser car c'était son plaisir, et ses fidèles animaux devaient l'accompagner. Or il y avait dans les environs une forêt dont on disait qu'elle était hantée et qu'une fois qu'on y était, il n'était pas facile d'en ressortir. Mais le jeune roi avait très envie d'y chasser et ne laissa pas de repos au vieux roi jusqu'à ce qu'il l'y autorise. Il sortit donc à cheval avec une grande escorte, et quand il parvint à l'orée de la forêt, il y vit une biche d'un blanc immaculé. Il dit à ses gens: « Attendez-moi ici jusqu'à mon retour, je vais chasser cette belle biche. » Puis il s'enfonça dans la forêt à sa poursuite, et seuls ses animaux le suivirent. Ses gens s'étaient arrêtés et l'attendirent jusqu'au soir, mais il ne revint pas. Ils rentrèrent au château et dirent à la jeune reine: « Le jeune roi a poursuivi une biche blanche dans la forêt maléfique, et il n'est pas revenu. » Elle fut alors en proie à une grande inquiétude à son sujet. Quant à lui, il avait continué à poursuivre la belle biche sans jamais parvenir à la rattraper. Quand il croyait l'avoir à portée de fusil, il la revoyait aussitôt bondir au loin, puis elle finit par disparaître tout à fait. Il s'aperçut alors qu'il se trouvait au cœur de la forêt. Il prit son cor et souffla dedans mais il ne reçut aucune réponse car ses gens ne pouvaient l'entendre. À la tombée de la nuit, il comprit qu'il ne pourrait pas rentrer chez lui ce soir-là, descendit de cheval, se fit un feu au pied d'un arbre et s'apprêta à passer la nuit ainsi. Alors qu'il était assis auprès du feu et que ses animaux s'étaient aussi couchés près de lui, il lui sembla entendre une voix humaine. Il regarda autour de lui mais ne remarqua rien. Peu après, il entendit de nouveau des gémissements qui semblaient venir d'en haut. Il leva les yeux et vit une vieille femme assise dans l'arbre, et qui poussait une plainte continue: « Ouh, ouh, ouh, comme j'ai froid! »
- Descends et viens te réchauffer, si tu as froid, lui répon- dit-il.
- Non, tes animaux me mordraient, dit-elle.
- Ils ne te feront aucun mal, grand-mère, lui dit-il. Descends!
Mais c'était une sorcière, et elle lui dit: « Je vais te lancer une baguette, et si tu leur donnes un coup sur le dos avec, ils ne me feront aucun mal. » Elle lui lança donc une petite baguette, il les frappa avec, et les voilà allongés là, sans bouger: ils étaient changés en pierre. Et quand la sorcière fut sûre que les animaux ne lui feraient rien, elle sauta à terre, le toucha lui aussi de sa baguette et le changea en pierre. Puis elle éclata de rire et le traîna, avec ses animaux, dans un fossé où se trouvaient déjà quantité de pierres de cette sorte.
Comme le jeune roi ne revenait pas du tout, la crainte et l'inquiétude de la jeune reine allaient croissant. Or il se trouva que l'autre frère, qui était allé vers l'est quand ils s'étaient quittés, arriva justement dans ce royaume. Il avait cherché du travail mais n'en avait point trouvé, puis il avait erré çà et là en faisant danser ses animaux. Il lui vint alors l'idée de retourner voir le couteau qu'ils avaient planté dans le tronc d'un arbre, avant de se quitter, pour savoir comment allait son frère. Quand il y arriva, la lame du côté de son frère était rouillée jusqu'à la moitié; l'autre moitié en était encore brillante. Il prit peur et se dit: « Il a dû arriver un grand malheur à mon frère, mais peut-être puis-je encore le sauver, puisque la moitié de la lame est encore brillante. » Il partit donc vers l'ouest avec ses animaux et, quand il arriva à la porte de la ville, la garde vint à sa rencontre et lui demanda s'il fallait annoncer son arrivée à son épouse: ne voyant pas revenir son mari, la jeune reine était en proie à une grande inquiétude depuis déjà plusieurs jours et craignait qu'il n'ait trouvé la mort dans la forêt maléfique. En effet, la garde croyait que c'était le jeune roi en personne, tant il lui ressemblait, et parce qu'il avait aussi des animaux sauvages qui le suivaient. Il comprit alors qu'il était question de son frère et se dit: « Le mieux est sans doute de me faire passer pour lui: ainsi, il me sera plus facile de le secourir. » Il se fît donc escorter par la garde jusqu'au château, où il fut accueilli avec grande joie. La jeune reine crut que ce n'était personne d'autre que son époux, et lui demanda pourquoi il s'était absenté aussi longtemps. Il lui répondit: « Je m'étais égaré dans une forêt et je n'ai pas réussi à retrouver mon chemin plus tôt. » Le soir, on le conduisit au lit du roi, mais il posa une épée à double tranchant entre la reine et lui. Elle ne savait pas ce que cela signifiait, mais elle n'osa pas lui poser la question.
Il resta donc quelques jours au château et se renseigna pendant ce temps sur la forêt maléfique. Puis il dit enfin: « Il faut que je retourne chasser dans cette forêt. » Le vieux roi et la jeune reine voulurent l'en empêcher, mais il insista et repartit dans la forêt, accompagné d'une grande escorte. Une fois dans la forêt, il lui arriva la même chose qu'à son frère. Il vit une biche blanche et dit à ses gens: « Restez ici et attendez que je revienne. Je vais chasser cette belle biche. » Il pénétra dans la forêt, suivi de ses animaux. Mais il ne parvint pas à rattraper la biche et s'enfonça si profondément dans la forêt qu'il dut y passer la nuit. Et quand il eut fait du feu, il entendit gémir au-dessus de lui: « Ouh, ouh, ouh, comme j'ai froid! » Il regarda en l'air et vit la même sorcière, en haut de l'arbre. Il lui dit:
- Si tu as froid, grand-mère, descends et viens te réchauffer.
- Non, dit-elle, tes animaux me mordraient.
- Ils ne te feront aucun mal, lui répondit-il.
Elle lui cria alors: « Je vais te lancer une baguette, et si tu leur donnes un coup sur le dos avec, ils ne me feront aucun mal. » Quand il entendit cela, le chasseur se méfia de la vieille et lui dit:
- Je ne frapperai pas mes animaux. Descends, toi, ou je viens te chercher.
- Que veux-tu donc? lui cria-t-elle, tu ne me feras rien.
- Si tu ne viens pas, lui répondit-il, je te ferai descendre en te tirant dessus.
- Tire-donc, rétorqua-t-elle, je ne crains pas tes balles.
Il la mit en joue et tira, mais la sorcière résistait à toutes les balles de plomb. Elle éclata d'un rire retentissant, et lui cria: « Tu ne m'auras pas! » Mais le chasseur savait ce qu'il fallait faire: il arracha trois boutons d'argent à son habit, les chargea dans son fusil, car contre ce métal, tout l'art de la sorcière était impuissant. Et quand il appuya sur la détente, la sorcière dégringola aussitôt de l'arbre en poussant de grands cris. Il posa un pied sur elle et dit: « Vieille sorcière, si tu ne me dis pas immédiatement où est mon frère, je t'attrape des deux mains que tu vois là et je te jette dans le feu. » Elle fut saisie de frayeur, lui demanda grâce et dit: « Il est dans un fossé, changé en pierre, avec ses animaux. » Il l'obligea à l'y conduire, la menaça et lui dit: « Vieille guenon que tu es, tu vas immédiatement ramener à la vie mon frère et toutes les autres créatures qui sont ici, sinon tu finiras dans le feu! » Elle prit alors une baguette et toucha les pierres, et soudain, son frère et ses animaux revinrent à la vie, et beaucoup d'autres, des marchands, des artisans, des bergers se levèrent, le remercièrent de les avoir libérés et rentrèrent chez eux. Quant aux jumeaux, lorsqu'ils se reconnurent, ils s'embrassèrent et se réjouirent de tout leur cœur. Puis ils saisirent la sorcière, la ligotèrent et la jetèrent dans le feu. Et quand elle eut brûlé, la forêt s'ouvrit d'elle-même et devint claire et lumineuse, et on pouvait apercevoir le château royal, distant de trois lieues de route.
Les deux frères rentrèrent donc ensemble et, en chemin, ils se racontèrent leurs destins respectifs. Et quand le plus jeune raconta qu'il gouvernait tout le royaume à la place du roi, l'autre lui dit: « Je m'en suis rendu compte, car quand je suis entré dans la ville et qu'on m'a pris pour toi, on m'a fait tous les honneurs royaux: la jeune reine m'a pris pour son époux, et je devais manger à ses côtés et dormir dans ton lit. »
Quand l'autre entendit cela, la jalousie et la colère qu'il en ressentit furent si violentes qu'il dégaina son épée et trancha la tête de son frère. Mais en le voyant étendu là, mort, et en voyant couler son sang rouge, il le regretta amèrement: « Mon frère m'a délivré, s'écria-t-il, et moi, en retour, je l'ai tué! » Et il se mit à se lamenter à fendre l'âme. Son lièvre vint alors et proposa d'aller chercher la racine qui redonne la vie. Il s'en fut en bondissant et la rapporta à temps. Le mort fut ramené à la vie et ne se souvenait même plus de sa blessure.
Sur ces entrefaites, ils poursuivirent leur chemin, et le plus jeune dit: « Tu as la même apparence que moi, tu portes des habits royaux comme moi, et tes animaux te suivent comme moi. Nous allons entrer dans la ville par deux portes opposées et arriver chez le vieux roi en même temps de deux côtés différents. » Ils se séparèrent donc et la garde arriva chez le vieux roi en provenance de l'une et de l'autre porte, pour annoncer que le jeune roi était revenu de la chasse avec ses animaux. Le roi dit: « Ce n'est pas possible, les deux portes sont à une lieue de route l'une de l'autre. » Pendant ce temps, les deux frères entrèrent dans la cour en venant de deux côtés différents et montèrent tous deux chez le roi. Le roi s'adressa alors à sa fille: « Dis-moi, lequel des deux est ton époux? Ils sont pareils l'un et l'autre, et je ne peux pas le savoir. » Elle se tenait là, en proie à une grande angoisse, car elle était incapable de dire lequel était son mari. Finalement, elle se souvint du collier qu'elle avait donné aux animaux. Elle chercha et trouva, au cou de l'un des deux lions, le petit fermoir d'or. Elle s'écria alors, toute heureuse: « Celui que suit ce lion est mon véritable époux. » Le jeune roi éclata de rire et dit: « Oui, c'est bien celui-là! » Ils s'assirent à table ensemble, et mangèrent et burent joyeusement. Le soir, quand le jeune roi alla se coucher, sa femme lui demanda: « Pourquoi as-tu mis une épée à double tranchant dans notre lit, ces dernières nuits? J'ai cru que tu voulais me tuer. » Il comprit alors à quel point son frère avait été honnête envers lui.

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