samedi 19 novembre 2016

Le vocabulaire de la vue et de l’œil...


Les noms :

apparition, aspect, chimère, conception, discernement, divagation, fantasme, fantôme, folie, garde à vue, hallucination, idée, illusion, image, imagination, intuition, mauvais œil, mirage, mysticisme, œil, optique, regard, représentation, rêve, révélation, rêverie, sentiment, simulacre, spectre, vue.

Les verbes

Voir avec attention : considérer, dévisager discerner distinguer embrasser épier espionner, examiner, fixer guetter, inspecter, mirer, observer,  percevoir, reluquer, regarder, reluquer, repérer, scruter, surveiller, toiser, viser…

Voir avec émerveillement : admirer, contempler, dévorer des yeux…

Voir sans pouvoir détacher les yeux : être fasciné,  hypnotisé par…

Voir brutalement : constater, découvrir, remarquer, sauter aux yeux…

Voir rapidement : apercevoir, découvrir, entrevoir, jeter un coup d’œil, lorgner, revoir saisir à la dérobée, viser du coin de l’œil…


Les expressions

Accepter les yeux fermés
A perte de vue
A première vue
Arracher les yeux
Au vu et au su de tout le monde
Aux yeux de…
Avoir à l’œil
Avoir bon pied, bon œil
Avoir de la merde dans les yeux
Avoir des yeux dans le dos
Avoir des poches sous les
Avoir des yeux de chat
Avoir des yeux de hibou
Avoir des yeux de taupe
Avoir des yeux tout le tour de la tête
Avoir du sable dans les yeux
Avoir la larme à l’œil
Avoir le coup d’œil
Avoir les yeux aux bouts des doigts
Avoir les yeux en face des trous
Avoir le compas dans l’œil
Avoir les deux yeux dans le même trou
Avoir les yeux plus grands (gros) que le ventre
Avoir les yeux qui sortent de la tête
Avoir l’œil
Avoir l’œil américain
Avoir l’œil à tout
Avoir, tenir quelqu'un à l’œil
Avoir une coquetterie dans l’œil
Avoir un œil au beurre noir
Avoir un œil de lynx
Avoir un œil qui dit merde à l’autre
Avoir un œil qui joue au billard et l'autre qui compte les points
Avoir un œil sur
A vue de nez
À vue d’œil
Boire à l’œil
Bon pied, bon œil
C’est la prunelle de mes yeux
C'est tout vu
Coûter les yeux de la tête
Couver quelqu'un des yeux
Crever les yeux
Des yeux comme des mitraillettes
Des yeux de braise
Des yeux de merlans frits
De tous ses yeux
Du coin de l’œil
Écraser une larme (être très ému)
Entre quatre yeux (en tête à tête)
Entrer à l’œil
En un clin d’œil (très rapidement)
Être au bord des larmes
Être bien (mal) vu
Être enceinte jusqu’aux yeux
Être en vue
Être obéi au doigt et à l'œil
Être tout yeux, tout oreilles
Faire de l’œil à quelqu’un (tenter de le séduire)
Faire des gros yeux à quelqu’un
Faire des yeux de merlan frit
Faire les yeux doux à quelqu’un
Faire quelque chose pour les beaux yeux de quelqu'un
Fermer les yeux à quelqu’un
Fermer les yeux sur quelque chose ou quelqu’un
Frais comme l'œil
Garder l’œil ouvert
Garder quelqu'un en vue
Je l’ai vu, de mes yeux vu
Jeter de la poudre aux yeux
Jeter un coup d’œil
Jeter un œil sur
Lancer de la poudre aux yeux
L'œil de Moscou
L’œil du maître
Loin des yeux, loin du cœur
Manger / dévorer des yeux
Mauvais œil
Mon œil !
N’avoir d’yeux que pour
N’avoir plus que les yeux pour pleurer
Ne dormir que d’un œil
Ne pas avoir froid aux yeux
Ne pas avoir les yeux dans sa poche
Ne pas avoir les yeux en face des trous
Ne pas en croire ses yeux
Ne pas fermer l’œil de la nuit
Ne pas quitter quelqu’un des yeux
Obéir au doigt et à l’œil
Œil au beurre noir
Œil pour œil
Œil pour œil, dent pour dent
Ouvrir les yeux comme des ronds de flanc
Ouvrir les yeux comme des soucoupes
Ouvrir les yeux de quelqu’un sur quelque chose
Ouvrir l’œil
Poudre aux yeux
Pour les beaux yeux de
Regarder quelque chose, quelqu’un d’un œil sec
Regarder quelqu'un dans le blanc des yeux
Regarder quelqu’un d’un œil noir
Rougir jusqu’aux yeux
S'arracher les yeux
Sauter aux yeux
Se mettre le doigt dans l’œil
S’en battre l’œil
Se rincer l’œil
Se tamponner l’œil de quelque chose.
Sortir par les yeux à quelqu’un
Taper dans l’œil de quelqu’un
Tenir à une chose comme à la prunelle de ses yeux
Tenir quelqu’un à l’œil
Tourner de l’œil
Travailler à l’œil
Valoir le coup d'œil
Voir de ses propres yeux
Voir, regarder les choses (quelque chose) du bon, du mauvais œil

vendredi 18 novembre 2016

Raiponce - conte de Grimm


Il était une fois un mari et sa femme qui avaient depuis longtemps désiré avoir un enfant, quand enfin la femme fut dans l'espérance et pensa que le Bon Dieu avait bien voulu accomplir son vœu le plus cher. Sur le derrière de leur maison, ils avaient une petite fenêtre qui donnait sur un magnifique jardin où poussaient les plantes et les fleurs les plus belles ; mais il était entouré d'un haut mur, et nul n'osait s'aventurer à l'intérieur parce qu'il appartenait à une sorcière douée d'un grand pouvoir et que tout le monde craignait. Un jour donc que la femme se tenait à cette fenêtre et admirait le jardin en dessous, elle vit un parterre planté de superbes raiponces avec des rosettes de feuilles si vertes et si luisantes, si fraîches et si appétissantes, que l'eau lui en vint à la bouche et qu'elle rêva d'en manger une bonne salade. Cette envie qu'elle en avait ne faisait que croître et grandir de jour en jour ; mais comme elle savait aussi qu'elle ne pourrait pas en avoir, elle tomba en mélancolie et commença à dépérir, maigrissant et pâlissant toujours plus. En la voyant si bas, son mari s'inquiéta et lui demanda : « Mais que t'arrive-t-il donc, ma chère femme ?
- Ah ! lui répondit-elle, je vais mourir si je ne peux pas manger des raiponces du jardin de derrière chez nous ! »
Le mari aimait fort sa femme et pensa : « plutôt que de la laisser mourir, je lui apporterai de ces raiponces, quoi qu'il puisse m'en coûter ! » Le jour même, après le crépuscule, il escalada le mur du jardin de la sorcière, y prit en toute hâte une, pleine main de raiponces qu'il rapporta à son épouse. La femme s'en prépara immédiatement une salade, qu'elle mangea avec une grande avidité. Mais c'était si bon et cela lui avait tellement plu que le lendemain, au lieu que son envie fût satisfaite, elle avait triplé. Et pour la calmer, il fallut absolument que son mari retournât encore une fois dans le jardin. Au crépuscule, donc, il fit comme la veille, mais quand il sauta du mur dans le jardin, il se figea d'effroi car la sorcière était devant lui !
- Quelle audace de t'introduire dans mon jardin comme un voleur, lui dit-elle avec un regard furibond, et de venir me voler mes raiponces ! Tu vas voir ce qu'il va t'en coûter !
- Oh ! supplia-t-il, ne voulez-vous pas user de clémence et préférer miséricorde à justice ? Si Je l'ai fait, si je me suis décidé à le faire, c'est que j'étais forcé : ma femme a vu vos raiponces par notre petite fenêtre, et elle a été prise d'une telle envie d'en manger qu'elle serait morte si elle n'en avait pas eu.
La sorcière fit taire sa fureur et lui dit : « Si c'est comme tu le prétends, je veux bien te permettre d'emporter autant de raiponces que tu voudras, mais à une condition : c'est que tu me donnes l'enfant que ta femme va mettre au monde. Tout ira bien pour lui et j'en prendrai soin comme une mère. »
Le mari, dans sa terreur, accepta tout sans discuter. Et quelques semaines plus tard, quand sa femme accoucha, la sorcière arriva aussitôt, donna à l'enfant le nom de Raiponce et l'emporta avec elle.
Raiponce était une fillette, et la plus belle qui fut sous le soleil. Lorsqu'elle eut ses douze ans, la sorcière l'enferma dans une tour qui se dressait, sans escalier ni porte, au milieu d'une forêt. Et comme la tour n'avait pas d'autre ouverture qu'une minuscule fenêtre tout en haut, quand la sorcière voulait y entrer, elle appelait sous la fenêtre et criait :

Raiponce, Raiponce,
Descends-moi tes cheveux.

Raiponce avait de longs et merveilleux cheveux qu'on eût dits de fils d'or. En entendant la voix de la sorcière, elle défaisait sa coiffure, attachait le haut de ses nattes à un crochet de la fenêtre et les laissait se dérouler jusqu'en bas, à vingt aunes au-dessous, si bien que la sorcière pouvait se hisser et entrer.
Quelques années plus tard, il advint qu'un fils de roi qui chevauchait dans la forêt passa près de la tour et entendit un chant si adorable qu'il s'arrêta pour écouter. C'était Raiponce qui se distrayait de sa solitude en laissant filer sa délicieuse voix. Le fils de roi, qui voulait monter vers elle, chercha la porte de la tour et n'en trouva point. Il tourna bride et rentra chez lui ; mais le chant l'avait si fort bouleversé et ému dans son cœur, qu'il ne pouvait plus laisser passer un jour sans chevaucher dans la forêt pour revenir à la tour et écouter. Il était là, un jour, caché derrière un arbre, quand il vit arriver une sorcière qu'il entendit appeler sous la fenêtre :

Raiponce, Raiponce,
Descends-moi tes cheveux.

Alors Raiponce laissa se dérouler ses nattes et la sorcière grimpa. « Si c'est là l'escalier par lequel on monte, je veux aussi tenter ma chance », se dit-il ; et le lendemain, quand il commença à faire sombre, il alla au pied de la tour et appela :

Raiponce, Raiponce,
Descends-moi tes cheveux.

Les nattes se déroulèrent aussitôt et le fils de roi monta. Sur le premier moment, Raiponce fut très épouvantée en voyant qu'un homme était entré chez elle, un homme comme elle n'en avait jamais vu ; mais il se mit à lui parler gentiment et à lui raconter combien son coeur avait été touché quand il l'avait entendue chanter, et qu'il n'avait plus eu de repos tant qu'il ne l'eût vue en personne. Alors Raiponce perdit son effroi, et quand il lui demanda si elle voulait de lui comme mari, voyant qu'il était jeune et beau, elle pensa : « Celui-ci m'aimera sûrement mieux que ma vieille mère-marraine, la Taufpatin », et elle répondit qu'elle le voulait bien, en mettant sa main dans la sienne. Elle ajouta aussitôt :
- Je voudrais bien partir avec toi, mais je ne saurais pas comment descendre. Si tu viens, alors apporte-moi chaque fois un cordon de soie : j'en ferai une échelle, et quand elle sera finie, je descendrai et tu m'emporteras sur ton cheval.
Ils convinrent que d'ici là il viendrait la voir tous les soirs, puisque pendant la journée venait la vieille. De tout cela, la sorcière n'eût rien deviné si, un jour, Raiponce ne lui avait dit : « Dites-moi, mère-marraine, comment se fait-il que vous soyez si lourde à monter, alors que le fils du roi, lui, est en haut en un clin d'œil ?
- Ah ! scélérate ! Qu'est-ce que j'entends ? s'exclama la sorcière. Moi qui croyais t'avoir isolée du monde entier, et tu m'as pourtant flouée ! »
Dans la fureur de sa colère, elle empoigna les beaux cheveux de Raiponce et les serra dans sa main gauche en les tournant une fois ou deux, attrapa des ciseaux de sa main droite et cric-crac, les belles nattes tombaient par terre. Mais si impitoyable était sa cruauté, qu'elle s'en alla déposer Raiponce dans une solitude désertique, où elle l'abandonna à une existence misérable et pleine de détresse.
Ce même jour encore, elle revint attacher solidement les nattes au crochet de la fenêtre, et vers le soir, quand le fils de roi arriva et appela :

Raiponce, Raiponce,
Descends-moi tes cheveux.

la sorcière laissa se dérouler les nattes jusqu'en bas. Le fils de roi y monta, mais ce ne fut pas sa bien-aimée Raiponce qu'il trouva en haut, c'était la vieille sorcière qui le fixait d'un regard féroce et empoisonné.
- Ha, ha ! ricana-t-elle, tu viens chercher la dame de ton coeur, mais le bel oiseau n'est plus au nid et il ne chante plus : le chat l'a emporté, comme il va maintenant te crever les yeux. Pour toi, Raiponce est perdue tu ne la verras jamais plus !
Déchiré de douleur et affolé de désespoir, le fils de roi sauta par la fenêtre du haut de la tour : il ne se tua pas ; mais s'il sauva sa vie, il perdit les yeux en tombant au milieu des épines ; et il erra, désormais aveugle, dans la forêt, se nourrissant de fruits sauvages et de racines, pleurant et se lamentant sans cesse sur la perte de sa femme bien-aimée. Le malheureux erra ainsi pendant quelques années, aveugle et misérable, jusqu'au jour que ses pas tâtonnants l'amenèrent dans la solitude où Raiponce vivait elle-même misérablement avec les deux jumeaux qu'elle avait mis au monde : un garçon et une fille. Il avait entendu une voix qu'il lui sembla connaître, et tout en tâtonnant, il s'avança vers elle. Raiponce le reconnut alors et lui sauta au cou en pleurant. Deux de ses larmes ayant touché ses yeux, le fils de roi recouvra complètement la vue, et il ramena sa bien-aimée dans son royaume, où ils furent accueillis avec des transports de joie et vécurent heureux désormais pendant de longues, longues années de bonheur.

jeudi 17 novembre 2016

La jante féminine


Il y a une explication à tout !

Un jour, en discutant avec une fille, je lui fais part de mes déboires de santé :
« J'en ai assez, je fais de l'aérophagie, je me sens ballonné, plein d'air. En plus, je suis constamment enroué. J'ai été voir un médecin et il n'a aucune explication ! »
Elle me répond :
- Mais l'explication est pourtant simple, c'est que tu es un pneu !
- Tu plaisantes ? Moi un pneu !?
- Oui, un pneu ! Mais pas de quoi paniquer, au contraire ! C'est une chance d'avoir une explication à tes problèmes, parce que moi par contre en ce qui me concerne, je n'en ai pas !
- Quels sont tes problèmes ?
- J'ai toujours besoin d'être enlacée, besoin d'être entourée, sans savoir pourquoi !
Moi :
- L'explication est pourtant simple : c'est que tu es une jante !
- Une jante ?
- Oui, une jante !
- Tu veux dire que je fais partie de la jante féminine ?
- Oui, jante dame ! Pourquoi devrait-on les chromes aux hommes ?
Déroutée par la tournure surréaliste de notre conversation, je me ressaisis et lui dis :
- Ne crois-tu crois pas que nous sommes un peu déjantés ? Moi un pneu et toi une jante n'est-ce pas un peu gonflé ?
- Tu as raison, me dit-elle, le mieux à faire alors ne serait-il pas de faire un petit bout de chemin ensemble histoire de vérifier si nos extravagances tiennent la route ?
- Oh oui, ainsi nous serons fixés !
Alors, moi le pneu et elle la jante, nous nous sommes enlacés et serrés très fort !
Comme on se sentait bien !
- Comment ça valve ?
- Ça valve et toi ?
On ne se mettait pas trop la pression.
On se regardait l'essieu dans l'essieu, on échangeait nos sentiments à corps et à cric, avec l'accord de la direction on fonçait comme des désaxés, s'arrêtant à Michelin pour se faire une petite ligne blanche quitte à se faire écrouer, je l'accompagnais au cours, fiers d’être la roue de ce cours, on se faisait même des cadeaux :
Elle m'offrit une chaîne, moi, un nouveau disque ainsi qu'un livre.
Elle : « Un livre, super ! Jamais encore ma jante en a lu…»
Cette complicité était vraiment étonnante, mais il y a toujours une explication :
Les pneus radiaux sont toujours sur la même longueur d'ondes…
Je lui dis :
- C'est fou on dirait qu'on a toujours été ensemble !
- C'est qu'on s'est probablement connus dans une vie antérieure !
- Tu veux dire qu'on a déjà été une roue avant ?
- Ou une roue arrière !
Qu'est-ce que je me sentais bien, on ne pouvait pas faire moyeu !
Enfin, presque... jusqu'au jour où :
- Que penses tu d'une partie de jantes en l’air ?
Elle :
- Hum…
Ça n'avait pas l'air de l'enjanter...
- Quoi ? Je suis très bien monté tu sais …
Elle irritée :
- Donc, partager ta chambre ne te suffit pas ?
- Ça me fait une belle jante !
Comme elle n'a plus réagi, je me suis dégonflé et pour finir, fatalement j'ai pris la fuite !
Comme il y a une explication à tout, je me suis dit :
C'est normal, une jante finit par être kitée…

mercredi 16 novembre 2016

Ecouter-voir


Un cycle de concerts co-organisés par le pianiste Jean-Michel Dayez a lieu à Tourcoing.
Jean-Michel Dayez coordonne avec deux amis la programmation d'une très jolie nouvelle saison à Tourcoing (Nord de la France) : la saison Ecouter-Voir.
Les concerts se déroulent dans plusieurs magnifiques salles de la ville. La Saison Ecouter-Voir est produite et organisée par l'Association Culturelle Tourquennoise. Avec le soutien de la Ville de Tourcoing
Toute la programmation est disponible sur le site : http://www.ecouter-voir-tourcoing.com/

Le dimanche 20 novembre à 17h est organisé un concert à l'Auditorium du conservatoire de Tourcoing, 6 rue Paul Doumer, Tourcoing en lieu et place du Théâtre municipal Raymond Devos.

La chanteuse - Felicity Lott s'y produira. Elle est exceptionnelle tout comme ceux qui l'accompagneront.

Voyez les détails sur  http://www.ecouter-voir-tourcoing.com/felicity-lott

Pour les réservations, merci de suivre les informations reprises sur le site.

Belles découvertes musicales !


mardi 15 novembre 2016

Frérot et Sœurette - Conte de Grimm


Frérot prit sa sœurette par la main et dit :
- Depuis que notre mère est morte, nous ne connaissons plus que le malheur. Notre belle-mère nous bat tous les jours et quand nous voulons nous approcher d'elle, elle nous chasse à coups de pied. Pour nourriture, nous n'avons que de vieilles croûtes de pain, et le petit chien, sous la table, est plus gâté que nous ; de temps à autre, elle lui jette quelques bons morceaux. Que Dieu ait pitié de nous ! Si notre mère savait cela ! Viens, nous allons partir par le vaste monde !
Tout le jour ils marchèrent par les prés, les champs et les pierrailles et quand la pluie se mit à tomber, sœurette dit :
- Dieu et nos cœurs pleurent ensemble !
Au soir, ils arrivèrent dans une grande forêt. Ils étaient si épuisés de douleur, de faim et d'avoir si longtemps marché qu'ils se blottirent au creux d'un arbre et s'endormirent.
Quand ils se réveillèrent le lendemain matin, le soleil était déjà haut dans le ciel et sa chaleur pénétrait la forêt. frérot dit à sa sœur :
- Sœurette, j'ai soif. Si je savais où il y a une source, j'y courrais pour y boire ; il me semble entendre murmurer un ruisseau.
Il se leva, prit Sœurette par la main et ils partirent tous deux à la recherche de la source. Leur méchante marâtre était en réalité une sorcière et elle avait vu partir les enfants. Elles les avait suivis en secret, sans bruit, à la manière des sorcières, et avait jeté un sort sur toutes les sources de la forêt. Quand les deux enfants en découvrirent une qui coulait comme du vif argent sur les pierres, Frérot voulut y boire. Mais Sœurette entendit dans le murmure de l'eau une voix qui disait : « Qui me boit devient tigre. Qui me boit devient tigre. » Elle s'écria :
- Je t'en prie, Frérot, ne bois pas ; sinon tu deviendras une bête sauvage qui me dévorera. Frérot ne but pas, malgré sa grande soif, et dit :
- J'attendrai jusqu'à la prochaine source.
Quand ils arrivèrent à la deuxième source, Sœurette l'entendit qui disait : « Qui me boit devient loup. Qui me boit devient loup. » Elle s'écria :
- Frérot, je t'en prie, ne bois pas sinon tu deviendras loup et tu me mangeras.
Frérot ne but pas et dit :
- J'attendrai que nous arrivions à une troisième source, mais alors je boirai, quoi que tu dises, car ma soif est trop grande.
Quand ils arrivèrent à la troisième source, Sœurette entendit dans le murmure de l'eau : « Qui me boit devient chevreuil. Qui me boit devient chevreuil. » Elle dit :
- Ah ! Frérot, je t'en prie, ne bois pas, sinon tu deviendras chevreuil et tu partiras loin de moi.
Mais déjà Frérot s'était agenouillé au bord de la source, déjà il s'était penché sur l'eau et il buvait. Quand les premières gouttes touchèrent ses lèvres, il fut transformé en jeune chevreuil.
Sœurette pleura sur le sort de Frérot et le petit chevreuil pleura aussi et s'allongea tristement auprès d'elle. Finalement, la petite fille dit :
- Ne pleure pas cher petit chevreuil, je ne t'abandonnerai jamais.
Elle détacha sa jarretière d'or, la mit autour du cou du chevreuil, cueillit des joncs et en tressa une corde souple. Elle y attacha le petit animal et ils s'enfoncèrent toujours plus avant dans la forêt. Après avoir marché longtemps, longtemps, ils arrivèrent à une petite maison. La jeune fille regarda par la fenêtre et, voyant qu'elle était vide, elle se dit : « Nous pourrions y habiter. » Elle ramassa des feuilles et de la mousse et installa une couche bien douce pour le chevreuil. Chaque matin, elle faisait cueillette de racines, de baies et de noisettes pour elle et d'herbe tendre pour Frérot. Il la lui mangeait dans la main, était content et folâtrait autour d'elle. Le soir, quand Sœurette était fatiguée et avait dit sa prière, elle appuyait sa tête sur le dos du chevreuil -c'était un doux oreiller - et s'endormait. Leur existence eût été merveilleuse si Frérot avait eu son apparence humaine !
Pendant quelque temps, ils vécurent ainsi dans la solitude. Il arriva que le roi du pays donna une grande chasse dans la forêt. On entendit le son des trompes, la voix des chiens et les joyeux appels des chasseurs à travers les arbres. Le petit chevreuil, à ce bruit, aurait bien voulu être de la fête.
- Je t'en prie, Sœurette, laisse-moi aller à la chasse, dit-il ; je n'y tiens plus. Il insista tant qu'elle finit par accepter.
- Mais, lui dit-elle, reviens ce soir sans faute. Par crainte des sauvages chasseurs, je fermerai ma porte. À ton retour, pour que je te reconnaisse, frappe et dis « Sœurette, laisse-moi entrer. » Si tu n'agis pas ainsi, je n'ouvrirai pas.
Le petit chevreuil s'élança dehors, tout joyeux de se trouver en liberté. Le roi et ses chasseurs virent le joli petit animal, le poursuivirent, mais ne parvinrent pas à le rattraper. Chaque fois qu'ils croyaient le tenir, il sautait par-dessus les buissons et disparaissait. Quand vint le soir, il courut à la maison, frappa et dit :
- Sœurette, laisse-moi entrer !
La porte lui fut ouverte, il entra et se reposa toute la nuit sur sa couche moelleuse. Le lendemain matin, la chasse recommença et le petit chevreuil entendit le son des cors et les « Oh ! Oh ! » des chasseurs. Il ne put résister.
- Sœurette, ouvre, ouvre, il faut que je sorte ! dit-il.
Sœurette ouvrit et lui dit :
- Mais ce soir il faut que tu reviennes et que tu dises les mêmes mots qu'hier.
Quand le roi et ses chasseurs revirent le petit chevreuil au collier d'or, ils le poursuivirent à nouveau. Mais il était trop rapide, trop agile. Cela dura toute la journée. Vers le soir, les chasseurs finirent par le cerner et l'un d'eux le blessa légèrement au pied, si bien qu'il boitait et ne pouvait plus aller que lentement. Un chasseur le suivit jusqu'à la petite maison et l'entendit dire :
- Sœurette, laisse-moi entrer !
Il vit que l'on ouvrait la porte et qu'elle se refermait aussitôt. Il enregistra cette scène dans sa mémoire, alla chez le roi et lui raconta ce qu'il avait vu et entendu. Alors le roi dit :
- Demain nous chasserons encore !
Sœurette avait été fort affligée de voir que son petit chevreuil était blessé. Elle épongea le sang qui coulait, mit des herbes sur la blessure et dit :
- Va te coucher, cher petit chevreuil, pour que tu guérisses bien vite.
La blessure était si insignifiante qu'au matin il ne s'en ressentait plus du tout. Quand il entendit de nouveau la chasse il dit :
- Je n'y tiens plus ! Il faut que j'y sois ! Ils ne m'auront pas.
Sœurette pleura et dit :
- Ils vont te tuer et je serai seule dans la forêt, abandonnée de tous. Je ne te laisserai pas sortir !
- Alors je mourrai ici de tristesse, répondit le chevreuil. Quand j'entends le cor, j'ai l'impression que je vais bondir hors de mes sabots.
Sœurette n'y pouvait plus rien. Le cœur lourd, elle ouvrit la porte et le petit chevreuil partit joyeux dans la forêt. Quand le roi le vit, il dit à ses chasseurs :
- Poursuivez-le sans répit tout le jour, mais que personne ne lui fasse de mal !
Quand le soleil fut couché, il dit à l'un des chasseurs :
- Maintenant tu vas me montrer la petite maison !
Quand il fut devant la porte, il frappa et dit :
- Sœurette, laisse-moi entrer !
La porte s'ouvrit et le roi entra. Il aperçut une jeune fille si belle qu'il n'en avait jamais vu de pareille. Quand elle vit que ce n'était pas le chevreuil, mais un homme portant une couronne d'or sur la tête qui entrait, elle prit peur. Mais le roi la regardait avec amitié, lui tendit la main et dit :
- Veux-tu venir à mon château et devenir ma femme ?
- Oh ! oui, répondit la jeune fille, mais il faut que le chevreuil vienne avec moi, je ne l'abandonnerai pas.
Le roi dit :
- Il restera avec toi aussi longtemps que tu vivras et il ne manquera de rien.
Au même instant, le chevreuil arriva. Sœurette lui passa sa laisse et, la tenant elle-même à la main, quitta la petite maison.
Le roi prit la jeune fille sur son cheval et la conduisit dans son château où leurs noces furent célébrées en grande pompe. Sœurette devint donc altesse royale et ils vécurent ensemble et heureux de longues années durant. On était aux petits soins pour le chevreuil qui avait tout loisir de gambader dans le parc clôturé. Cependant, la marâtre méchante, à cause de qui les enfants étaient partis par le monde, s'imaginait que Sœurette avait été mangée par les bêtes sauvages de la forêt et que Frérot, transformé en chevreuil, avait été tué par les chasseurs. Quand elle apprit que tous deux vivaient heureux, l'envie et la jalousie remplirent son cœur et ne la laissèrent plus en repos. Elle n'avait d'autre idée en tête que de les rendre malgré tout malheureux. Et sa véritable fille, qui était laide comme la nuit et n'avait qu'un œil, lui faisait des reproches, disant :
- C'est moi qui aurais dû devenir reine !
- Sois tranquille ! disait la vieille. Lorsque le moment viendra, je m'en occuperai.
Le temps passa et la reine mit au monde un beau petit garçon. Le roi était justement à la chasse. La vieille sorcière prit l'apparence d'une camériste, pénétra dans la chambre où se trouvait la reine et lui dit :
- Venez, votre bain est prêt. Il vous fera du bien et vous donnera des forces nouvelles. Faites vite avant que l'eau ne refroidisse.
Sa fille était également dans la place. Elles portèrent la reine affaiblie dans la salle de bains et la déposèrent dans la baignoire. Puis elles fermèrent la porte à clef et s'en allèrent. Dans la salle de bains, elles avaient allumé un feu d'enfer, pensant que la reine étoufferait rapidement.
Ayant agi ainsi, la vieille coiffa sa fille d'un béguin et la fit coucher dans le lit, à la place de la reine dont elle lui avait donné la taille et l'apparence. Mais elle n'avait .pu remplacer œil qui lui manquait. Pour que le roi ne s'en aperçût pas, elle lui ordonna de se coucher sur le côté où elle n'avait pas œil. Le soir, quand le roi revint et apprit qu'un fils lui était né, il se réjouit en son cœur et voulut se rendre auprès de sa chère épouse pour prendre de ses nouvelles. La vieille s'écria aussitôt :
- Prenez bien garde de laisser les rideaux tirés ; la reine ne doit voir aucune lumière elle doit se reposer !
Le roi se retira. Il ne vit pas qu'une fausse reine était couchée dans le lit.
Quand vint minuit et que tout fut endormi, la nourrice, qui se tenait auprès du berceau dans la chambre d'enfant et qui seule veillait encore, vit la porte s'ouvrir et la vraie reine entrer. Elle sortit l'enfant du berceau, le prit dans ses bras et lui donna à boire. Puis elle tapota son oreiller, le recoucha, le couvrit et étendit le couvre-pieds. Elle n'oublia pas non plus le petit chevreuil, s'approcha du coin où il dormait et le caressa. Puis, sans bruit, elle ressortit et, le lendemain matin, lorsque la nourrice demanda aux gardes s'ils n'avaient vu personne entrer au château durant la nuit, ceux-ci répondirent :
- Non, nous n'avons vu personne.
La reine vint ainsi chaque nuit, toujours silencieuse. La nourrice la voyait bien, mais elle n'osait en parler à personne. Au bout d'un certain temps, la reine commença à parler dans la nuit et dit :

- Que devient mon enfant ? Que devient mon chevreuil ?
Deux fois encore je reviendrai ; ensuite plus jamais.

La nourrice ne lui répondit pas. Mais quand elle eut disparu, elle alla trouver le roi et lui raconta tout. Le roi dit alors :
- Mon Dieu, que signifie cela ? Je veillerai la nuit prochaine auprès de l'enfant.
Le soir, il se rendit auprès du berceau et, à minuit, la reine parut et dit à nouveau :

- Que devient mon enfant ? Que devient mon chevreuil ?
Une fois encore je reviendrai ensuite plus jamais.

Elle s'occupa de l'enfant comme à l'ordinaire avant de disparaître. Le roi n'osa pas lui parler, mais il veilla encore la nuit suivante. De nouveau elle dit :

- Que devient mon enfant ? Que devient mon chevreuil ?
Cette fois suis revenue, jamais ne reviendrai.

Le roi ne put se contenir. Il s'élança vers elle et dit :
- Tu ne peux être une autre que ma femme bien-aimée !
Elle répondit :
- Oui, je suis ta femme chérie.
Et, en même temps, par la grâce de Dieu, la vie lui revint. Elle était fraîche, rose et en bonne santé. Elle raconta alors au roi le crime que la méchante sorcière et sa fille avaient perpétré contre elle. Le roi les fit comparaître toutes deux devant le tribunal où on les jugea. La fille fut conduite dans la forêt où les bêtes sauvages la déchirèrent. La sorcière fut jetée au feu et brûla atrocement. Quand il n'en resta plus que des cendres, le petit chevreuil se transforma et retrouva forme humaine. Sœurette et Frérot vécurent ensuite ensemble, heureux jusqu'à leur mort.

lundi 14 novembre 2016

Les douze Frères - conte de Grimm



Il y avait une fois un roi et une reine qui vivaient ensemble en bonne intelligence. Ils avaient douze enfants, mais c'étaient douze garçons. Un jour le roi dit à la reine :
- Si le treizième enfant que tu me promets est une fille, les douze garçons devront mourir, afin que l'héritage de leur sœur soit considérable, et que le royaume tout entier lui appartienne.
Il fit donc construire douze cercueils qu'on remplit de copeaux ; puis le roi les fit transporter dans un cabinet bien fermé, dont il donna la clef à la reine, en lui recommandant de n'en rien dire à personne.
Cependant, la mère était en proie à un violent chagrin. Le plus jeune de ses fils, à qui elle avait donné le nom de Benjamin, s'aperçut de sa peine et lui dit :
- Ma bonne mère, pourquoi es-tu si triste ?
- Cher enfant, lui répondit-elle, je ne dois pas te le dire.
Mais l'enfant ne lui laissa point de repos, qu'elle ne l'eût conduit au cabinet mystérieux, et qu'elle ne lui eût montré les douze cercueils remplis de copeaux :
- Mon bien-aimé Benjamin, lui dit-elle, ton père a fait construire ces cercueil pour tes onze frères et pour toi, car si je mets au monde une petite fille, vous devez tous mourir et être ensevelis là.
Et comme elle pleurait, l'enfant chercha à la consoler en lui disant :
- Ne pleure pas, nous saurons bien éviter la mort. La reine reprit :
- Va dans la forêt avec tes onze frères, et que l'un de vous se tienne sans cesse en sentinelle sur la cime de l'arbre le plus élevé, les yeux tournés vers la tour du château. J'aurai soin d'y arborer un drapeau blanc si je mets au monde un garçon, et alors vous pourrez revenir sans danger ; si au contraire je deviens mère d'une fille, j'y planterai un drapeau rouge comme du sang ; alors hâtez-vous de fuir bien loin, et que le bon Dieu vous protège.
Lorsque la reine eut donné sa bénédiction à ses fils, ceux-ci se rendirent dans la forêt. Chacun d'eux eut son tour de faire sentinelle pour la sûreté des autres, en grimpant au haut du chêne le plus élevé, et en tenant, de là, ses yeux fixés vers la tour. Quand onze jours furent passés, et que ce fut à Benjamin de veiller, il vit qu'un drapeau avait été arboré, mais c'était un drapeau rouge comme du sang, ce qui prouvait trop qu'ils devaient tous mourir. Lorsqu'il eut annoncé la nouvelle à ses frères, ceux-ci s'indignèrent et dirent :
- Sera-t-il dit que nous aurons dû subir la mort pour une fille ? Faisons serment de nous venger ! Partout où nous trouverons une jeune fille, son sang devra couler. Cela dit, ils allèrent tous ensemble au fond de la forêt, et à l'endroit le plus épais, ils trouvèrent une petite cabane misérable et déserte. Alors ils dirent :
- C'est ici que nous voulons fixer notre demeure et toi, Benjamin, comme tu es le plus jeune et le plus faible, tu resteras au logis et te chargeras du ménage nous autres, nous irons à la chasse afin de nous procurer de la nourriture.
Ils allèrent donc dans la forêt, et tuèrent des lièvres, des chevreuils sauvages, des oiseaux et des pigeons ; puis ils les rapportèrent à Benjamin qui dut les préparer et les faire cuire pour apaiser la faim commune. C'est ainsi qu'ils vécurent pendant dix années dans la forêt ; et ce temps leur parut court. Cependant la jeune fille que la mère avait mise au monde était devenue grande sa beauté était remarquable, et elle avait sur le front une étoile d'or. Un jour que se faisait la grande lessive, elle remarqua parmi le linge douze chemises d'homme, et demanda à sa mère :
- À qui appartiennent ces douze chemises, car elles sont beaucoup trop petites pour mon père ?
La reine lui répondit avec un soupir :
- Chère enfant, elles appartiennent à tes douze frères.
La jeune fille reprit :
- Où sont donc mes douze frères ? je n'en ai jamais entendu parler.
La reine répondit :
- Où ils sont ! Dieu le sait : ils sont errants par le monde.
Alors, entraînant avec elle la jeune fille, elle ouvrit la chambre mystérieuse, et lui montra les douze cercueils, avec leurs copeaux et leurs coussins funèbres.
- Ces cercueils, lui dit-elle, étaient destinés à tes frères ; mais ils se sont échappés de la maison avant ta naissance.
Et elle lui raconta tout ce qui s'était passé. Alors la jeune fille lui dit :
- Ne pleure pas, chère mère, je veux aller à la recherche de mes frères.
Elle prit donc les douze chemises, et se dirigea juste au milieu de la forêt. Elle marcha tout le jour, et arriva vers le soir à la pauvre cabane. Elle y entra et trouva un jeune garçon, qui lui dit :
- D'où venez-vous, et où allez-vous ?
À quoi elle répondit :
- Je suis la fille d'un roi, je cherche mes douze frères et je veux aller jusqu'à ce que je les trouve.
Et elle lui montra les douze chemises qui leur appartenaient. Benjamin vit bien alors que la jeune fille était sa sœur ; il lui dit :
- je suis Benjamin, le plus jeune de tes frères.
Et elle se mit à pleurer de joie, et Benjamin aussi ; et ils s'embrassèrent avec une grande tendresse. Benjamin se prit à dire tout à coup :
- Chère sœur, je dois te prévenir que nous avons fait le serment de tuer toutes les jeunes filles que nous rencontrerions.
Elle répondit :
- Je mourrai volontiers, si ma mort peut rendre à mes frères ce qu'ils ont perdu.
- Non, reprit Benjamin, tu ne dois pas mourir ; place-toi derrière cette cuve jusqu'à l'arrivée de mes onze frères, et je les aurai bientôt mis d'accord avec moi.
Elle se plaça derrière la cuve ; et quand il fut nuit, les frères revinrent de la chasse, et le repas se trouva prêt... Et comme ils étaient en train de manger, ils demandèrent :
- Qu'y a-t-il de nouveau ?
Benjamin répondit :
- Ne savez-vous rien ?
- Non, reprirent-ils.
Benjamin ajouta :
- Vous êtes allés dans la forêt, moi je suis resté à la maison, et pourtant j'en sais plus long que vous.
- Raconte donc, s'écrièrent-ils.
Il répondit :
- Promettez moi d'abord que la première jeune fille qui se présentera à nous ne devra pas mourir.
- Nous le promettons, s'écrièrent-ils tous, raconte-nous donc.
Alors Benjamin leur dit :
- Notre sœur est là. Et il poussa la cuve, et la fille du roi s'avança dans ses vêtements royaux, et l'étoile d'or sur le front, et elle brillait à la fois de beauté, de finesse et de grâce. Alors ils se réjouirent tous, et l'embrassèrent.
À partir de ce moment, la jeune fille garda la maison avec Benjamin, et l'aida dans son travail. Les onze frères allaient dans la forêt, poursuivaient les lièvres et les chevreuils, les oiseaux et les pigeons, et rapportaient au logis le produit de leur chasse, que Benjamin et sa sœur apprêtaient pour le repas. Elle ramassait le bois qui servait à faire cuire les provisions, cherchait les plantes qui devaient leur tenir lieu de légumes, et les plaçait sur le feu, si bien que le dîner était toujours prêt lorsque les onze frères revenaient à la maison. Elle entretenait aussi un ordre admirable dans la petite cabane, couvrait coquettement le lit avec des draps blancs, de sorte que les frères vivaient avec elle une union parfaite.
Un jour, Benjamin et sa sœur préparèrent un très joli dîner, et quand ils furent tous réunis, ils se mirent à table, mangèrent et burent, et furent tous très joyeux. Il y avait autour de la cabane un petit jardin où se trouvaient douze lis. La jeune fille, voulant faire une surprise agréable à ses frères, alla cueillir ces douze fleurs afin de les leur offrir. Mais à peine avait-elle cueilli les douze lis que ses douze frères furent changés en douze corbeaux qui s'envolèrent au-dessus de la forêt ; et la maison et le jardin s'évanouirent au même instant. La pauvre jeune fille se trouvait donc maintenant toute seule dans la forêt sauvage, et comme elle regardait autour d'elle avec effroi, elle aperçut à quelques pas une vieille femme qui lui dit :
- Qu'as-tu fait là, mon enfant ? Pourquoi n'avoir point laissé en paix ces douze blanches fleurs ? Ces fleurs étaient tes frères, qui se trouvent désormais transformés en corbeaux pour toujours.
La jeune fille dit en pleurant :
- N'existe-t-il donc pas un moyen de les délivrer ?
- Oui, répondit la vieille, mais il n'y en a dans le monde entier qu'un seul, et il est si difficile qu'il ne pourra te servir ; car tu devrais ne pas dire un seul mot, ni sourire une seule fois pendant sept années ; et si tu prononces une seule parole, s'il manque une seule heure à l'accomplissement des sept années, et la parole que tu auras prononcée causera la mort de tes frères. Alors la jeune fille pensa dans son cœur :
« je veux à toute force délivrer mes frères » Puis elle se mit en route cherchant un rocher élevé, et quand elle l'eut trouvé, elle y monta, et se mit à filer, ayant bien soin de ne point parler et de ne point rire. Il arriva qu'un roi chassait dans la forêt ; ce roi avait un grand lévrier qui, parvenu en courant jusqu'au pied du rocher au haut duquel la jeune fille était assise, se mit à bondir à l'entour et à aboyer fortement en dressant la tête vers elle. Le roi s'approcha, aperçut la belle princesse avec l'étoile d'or sur le front, et fut si ravi de sa beauté qu'il lui demanda si elle ne voulait point devenir son épouse. Elle ne répondit point, mais fit un petit signe avec la tête. Alors le roi monta lui-même sur le rocher, en redescendit avec elle, la plaça sur son cheval, et retourna ainsi dans son palais. Là furent célébrées les noces avec autant de pompe que de joie, quoique la jeune fiancée demeurât muette et sans sourire. Lorsqu'ils eurent vécu heureusement ensemble pendant un couple d'années, la mère du roi, qui était une méchante femme, se mit à calomnier la jeune reine, et à dire au roi :
- C'est une misérable mendiante que tu as amenée au palais ; qui sait quels desseins impies elle trame contre toi ! Si elle est vraiment muette elle pourrait du moins rire une fois ; celui qui ne rit jamais a une mauvaise conscience.
Le roi ne voulut point d'abord ajouter foi à ces insinuations perfides, mais sa mère les renouvela si souvent, en y ajoutant des inventions méchantes qu'il finit par se laisser persuader, et qu'il condamna sa femme à la peine de mort.
On alluma donc dans la cour un immense bûcher, où la malheureuse devait être brûlée vive ; le roi se tenait à sa fenêtre, les yeux tout en larmes, car il n'avait pas cessé de l'aimer. Et comme elle était déjà liée fortement contre un pilier, et que les rouges langues du feu dardaient vers ses vêtements, il se trouva qu'en ce moment même s'accomplissaient les sept années d'épreuve ; soudain on entendit dans l'air un battement d'ailes, et douze corbeaux, qui dirigeaient leur vol rapide de ce côté, s'abattirent autour de la jeune femme. À peine eurent-ils touché le bûcher qu'ils se changèrent en ses douze frères, qui lui devaient ainsi leur délivrance. Ils dissipèrent les brandons fumants, éteignirent les flammes, dénouèrent les liens qui garrottaient leur sœur, et la couvrirent de baisers. Maintenant qu'elle ne craignait plus de parler, elle raconta au roi pourquoi elle avait été si longtemps muette, et pourquoi il ne l'avait jamais vue sourire.
Le roi se réjouit de la trouver innocente, et ils vécurent désormais tous ensemble heureux et unis jusqu'à la mort.

dimanche 13 novembre 2016

Jean-le-Fidèle - conte de Grimm


Il était une fois un vieux roi malade qui, sentant la mort approcher fit appeler son plus dévoué serviteur. Il lui dit:

''Fidèle Jean, je vais bientôt quitter cette terre, et je n'emporte qu'un seul regret: laisser derrière moi un fils trop jeune pour savoir se conduire lui-même et gouverner son royaume. Si tu ne me promets pas de lui enseigner tout ce qu'il doit savoir et de lui servir de guide, je ne saurai mourir en paix.''

Le fidèle Jean était vieux, il répondit pourtant: ''Je ne quitterai jamais le prince et je le servirai de toutes mes forces, même si je dois les épuiser à son service.

- Merci, fidèle Jean, dit le roi. Grâce à toi je mourrai en paix... Après ma mort, tu feras visiter à mon fils tout le château, depuis le sommet des tours jusqu'aux oubliettes les plus profondes; tu lui montreras où sont les trésors et les réserves, mais tu ne le laisseras pas pénétrer dans la dernière chambre de la tour du nord. Là, se trouve le portrait de la princesse du Castel d'Or. S'il le voit, de grands malheurs en découleront et mieux vaut ignorer l'existence de cette princesse que de chercher à l'approcher.''

Le fidèle Jean s'engagea à respecter les volontés du roi mourant et peu après celui-ci rendit l'âme.

Quand le temps du deuil fut écoulé, le fidèle serviteur dit à son nouveau maître:

''Il est temps pour vous de connaître votre héritage. Venez avec moi, je vais vous faire visiter le château de vos pères.''

Il conduisit le jeune roi à travers les salles et les galeries, les escaliers et les tourelles, lui fit admirer bien des tapisseries et des meubles précieux, ouvrit de nombreux coffres pleins d'or ou de monnaies rares, mais laissa bien close la porte de la tour du nord, où se trouvait le portrait de la princesse du Castel d'Or.

Ce portrait se trouvait placé de telle sorte qu'on le voyait dès qu'on entrait dans la pièce, et il était peint de si merveilleuse façon qu'on croyait voir la princesse sourire et respirer, comme si elle se tenait là, vivante.

Le jeune roi, cependant, remarqua que le fidèle Jean passait devant cette porte sans l'ouvrir et lui en demanda la raison.

''Parce que, répondit le fidèle Jean, il y a dans cette pièce quelque chose qui vous ferait peur.

''Je veux le voir'', répéta le jeune roi, cherchant à ouvrir la porte, mais Jean le retint.

''Non, dit-il, j'ai promis au roi votre père que vous ne verriez pas ce que contient cette pièce. Si vous y jetiez un seul coup d’œil, les plus grands malheurs pourraient en résulter et pour vous et pour votre royaume.

-- Le plus grand malheur, dit le prince, serait plutôt que je ne puisse y entrer, car alors, de jour ni de nuit, je ne pourrai trouver le repos. Je ne bougerai pas d'ici tant que tu n'auras pas ouvert cette porte.'' Le fidèle Jean comprit que le jeune roi ne changerait pas d'avis; alors il prit son trousseau de clefs, en choisit une et, à regret, l'introduisit dans la serrure.

Il pénétra le premier dans la pièce, espérant avoir le temps de couvrir le tableau, mais il était déjà trop tard: le prince, entré sur ses talons, vit le portrait, son regard rencontra celui de la princesse et il tomba sur le plancher, évanoui.

''Le malheur est arrivé. Qu'allons-nous devenir, à présent?'' se dit le fidèle Jean avec angoisse.

Enfin le roi ouvrit les yeux. Ses premières paroles furent pour demander qui était cette ravissante princesse, et quand le fidèle serviteur eut répondu à sa question, il dit:

''Si toutes les feuilles de tous les arbres étaient des langues parlant nuit et jour, elles ne sauraient assez dire à quel point je l'aime. Ma vie dépend d'elle et je pars immédiatement à sa recherche. Toi, qui es mon fidèle Jean, tu m'accompagneras.''

Le fidèle serviteur essaya de raisonner son maître, mais ce fut bien inutile. Il comprit qu'il fallait lui céder et, après avoir longuement réfléchi, il mit au point un projet qui devait lui permettre d'arriver auprès de l'inaccessible princesse.

''Tout ce qui entoure le roi et sa fille est en or, dit-il enfin à son maître, et elle n'aime que ce qui est en or. Dans votre trésor il y a cinq tonnes de ce métal précieux, mettez-les à la disposition de vos orfèvres afin qu'ils les transforment en objets de toutes sortes, qu'ils les décorent d'oiseaux et de bêtes sauvages; je sais que cela lui plaira. Dès que tout sera prêt, nous embarquerons et tenterons notre chance.''

Tout fut fait comme Jean l'avait proposé.

Les orfèvres travaillèrent nuit et jour, ciselèrent des merveilles par centaines, un navire fut équipé, le fidèle Jean et le roi revêtirent des costumes de marchands, afin de n'être pas reconnus, puis les voiles furent hissées et le navire cingla vers le large, en direction du lointain point sur l'horizon où s'élevait le Castel d'Or.

Quand ils abordèrent cette île lointaine, le fidèle Jean recommanda au roi de rester à bord, tandis que lui-même chercherait à approcher la princesse. Il descendit à terre, emportant de précieuses coupes d'or, escalada une falaise et arriva près d'une rivière. Là, une jeune servante puisait de l'eau dans deux seaux d'or et, quand elle vit paraître cet étranger, elle lui demanda ce qu'il désirait.

''Je suis un marchand'', lui répondit Jean, laissant entrevoir le contenu des ballots qu'il avait apportés.

''Oh! s'écria la servante, si la fille du roi voyait ces merveilles, elle vous les achèterait certainement'', et entraînant le faux marchand, elle le conduisit au château dont de hauts remparts et d'innombrables gardiens défendaient l'accès.

Quand la princesse eut aperçu les coupes d'or, elle les prit une à une, les admira et dit: ''Je vous les achète.'' Mais le fidèle Jean répondit: ''Je ne suis que le serviteur d'un riche marchand. Ce que je vous montre ici n'est rien en comparaison de ce qu'il transporte à bord de son navire.

-- Alors qu'il apporte ici toute sa cargaison, ordonna la princesse.

''Cela demanderait des jours et des jours, répondit Jean, et votre palais, si grand qu'il soit, ne l'est pas assez pour contenir tant de merveilles.''

Ces mots ne firent qu'exciter davantage la convoitise de la princesse qui demanda à Jean de la conduire jusqu'au bateau.

Il obéit avec la plus grande joie, et le roi, quand il vit paraître la princesse, reconnut que sa beauté était encore plus grande qu'il ne l'avait cru en voyant le tableau. Il la fit descendre dans les cales de son navire où, sur des brocarts tissés d'or, il avait disposé des coffres débordant de bijoux, de plats, de statuettes et de candélabres. Tout était de l'or le plus pur, et les fines ciselures brillaient au soleil ou luisaient dans les coins d'ombre, d'un insoutenable éclat.

Pendant ce temps, le fidèle Jean était resté sur le pont, auprès du timonier. Sur ses ordres, l'ancre fut levée sans bruit, les voiles hissées en silence et, seul, le léger clapotement des vagues contre la coque et la houle maintenant un peu plus forte trahirent le moment où le navire, tournant sur son erre, prit le large et alla vers d'autres cieux.

Mais la princesse était bien trop absorbée dans sa contemplation pour remarquer quoi que ce soit. Plusieurs heures s'écoulèrent avant qu'elle eût achevé de tout voir, de tout admirer, et lorsque, enfin, elle prit congé du marchand, la nuit était presque venue.

Elle remonta sur le pont, vit les matelots à la manoeuvre, les voiles gonflées par le vent et, à l'horizon, la terre comme un mince et lointain fil, maintenant hors d'atteinte.

''Ah! s'écria-t-elle, je suis trahie! Un vil marchand m'a prise au piège et m'emporte loin de mon père.

-- Rassurez-vous, lui dit le roi en la prenant par la main, il est vrai que je vous ai enlevée par ruse, mais je ne suis pas un vil marchand. Mon père était un roi aussi puissant que le vôtre et je suis votre égal par la naissance. J'ai agi par ruse, mais l'amour est mon excuse: je ne pense qu'à vous depuis ce jour où j'ai découvert votre portrait, et ne saurais plus vivre sans vous.''

Quand la princesse entendit ces mots, son coeur changea, elle regarda le roi avec plus de complaisance et accepta de devenir sa femme.

Le voyage se poursuivit dans le calme et le bonheur, mais un jour où le fidèle Jean, assis sur le pont, jouait de la flûte, il vit voler trois corbeaux. Il écouta ce qu'ils disaient, car il comprenait le langage des bêtes.

Le premier croassait: ''Le roi croit avoir conquis la princesse du Castel d'Or.

-- Il n'est pas au bout de ses peines, répondit le second.

-- Hélas! bien des épreuves l'attendent encore'', fit le troisième.

Alors le premier reprit: ''Quand il abordera dans son royaume, un cheval couleur de feu bondira vers lui. S'il l'enfourche, ce cheval l'emportera dans les airs, et jamais plus il ne verra celle qu'il aime.

-- Il y a un moyen d'éviter ce malheur, dit le second corbeau.

-- Oui, reprit le premier, il y en a un. Si quelqu'un prend le pistolet qui se trouve dans les étuis de la selle et abat la bête, le jeune roi sera sauvé. Mais qui peut savoir cela? Et si quelqu'un le savait et le disait, il serait immédiatement changé en pierre depuis la plante des pieds jusqu'aux genoux.''

Alors le second corbeau reprit la parole.

''Mais ce n'est pas tout, dit-il. Même si le jeune roi échappait à ce danger, il n'aurait pas encore conquis son épouse. Quand celle-ci entrera dans son palais, elle verra une robe de mariée, si belle qu'elle ne pourra résister au désir de l'essayer. Alors, elle sera perdue, car la robe est de soufre et de poix et la consumera jusqu'à la moelle des os.

-- N'y a-t-il aucun moyen de la sauver? demanda le troisième.

-- Il n'en est qu'un seul. Mettre une paire de gants de cuir, lui enlever sa robe et la jeter au feu. Mais qui fera cela? Personne ne le sait, personne ne le devinera et quiconque le saurait et le dirait serait changé en pierre depuis les genoux jusqu'au coeur.''

Le fidèle Jean ne disait rien, mais il écoutait toujours, l'angoisse au coeur.

Alors le troisième corbeau parla. ''Je sais encore autre chose, dit-il. Même si la princesse n'était pas consumée par sa robe, les jeunes mariés ne seraient pas encore sauvés. Après le mariage il y aura un bal, la jeune reine s'évanouira et si personne ne lui prend trois gouttes de sang au poignet droit pour les jeter au loin, elle mourra... Mais quiconque sachant ceci le répéterait à haute voix, des pieds à la tête il serait immédiatement transformé en pierre.''

Après avoir dit cela les trois corbeaux s'envolèrent, et Jean demeura plongé dans ses tristes pensées, sachant cette fois qu'il ne pouvait sauver son maître sans lui-même perdre la vie.

Comme les corbeaux l'avaient dit, dès que le bateau eut accosté, un cheval à la robe de feu apparut sur la plage, et le roi enthousiasmé par son allure, s'apprêta à l'enfourcher. Le fidèle Jean n'eut que le temps de saisir le pistolet dans les fontes et d'abattre l'animal.

Alors les autres serviteurs, jaloux de Jean, s'écrièrent: ''Quel massacre inutile! Ce cheval aurait été le plus bel ornement des écuries royales.'' Mais le roi les fit taire. ''Il est mon fidèle Jean, dit-il, tout ce qu'il fait est bien fait.'' Les jaloux se regardèrent, déçus, mais ne purent insister.

Avec des clameurs de joie, un cortège triomphal se forma qui accompagna le jeune monarque et la princesse jusqu'à leur château.

Là, dans la première salle, étalée sur un large fauteuil, se trouvait une robe de mariée, si belle qu'elle paraissait tissée d'or et d'argent.

En la voyant, le roi voulut la prendre et l'offrir à sa fiancée, mais Jean veillait. De ses mains gantées de cuir il se saisit de la robe et la jeta dans la cheminée où brûlait un grand feu. De hautes flammes bleues s'élevèrent, répandant une odeur épouvantable, mais les serviteurs du roi, saisissant cette nouvelle occasion de nuire à Jean et de le ruiner dans l'esprit de son maître, s'écrièrent: ''Il est devenu fou. Il a brûlé la robe de la mariée!

''Laissez-le, leur dit le roi, il est mon fidèle Jean. Ce qu'il fait ne peut être que bien fait.'' Et pourtant, il commençait à s'étonner de le voir agir de façon si étrange et le priver tour à tour d'un cheval tel qu'il ne pourrait jamais en avoir dans ses écuries et d'une robe telle qu'aucun tailleur de son royaume n'aurait pu l'imiter.

Quelques jours plus tard, le mariage royal fut célébré en grande pompe. Après la cérémonie, un fastueux bal fut donné et la mariée fut la première à danser. Le fidèle Jean ne la quittait pas des yeux et commençait à croire que les corbeaux s'étaient trompés, lorsque soudain, il la vit pâlir et s'affaisser sur le sol, blanche comme morte. Tous les assistants crièrent et s'affolèrent, mais le fidèle Jean, les écartant, se précipita, releva le corps inanimé et, l'emportant dans la chambre royale, l'étendit sur le lit.

Puis saisissant son poignard, il fit jaillir trois gouttes de sang du poignet droit de la reine et les jeta au loin.

Cette fois, les serviteurs n'eurent même pas besoin de s'indigner. Le roi avait tout vu et se mit en colère. Il avait des médecins à sa cour, c'était à eux de soigner la reine, et non à ce vieux serviteur de lui ouvrir les veines avec son poignard sale et d'éparpiller au loin son sang. Peut-être même crut-il que Jean allait tuer la reine, comme il avait tué le cheval. On ne sait pas, mais sa colère fut terrible et, désignant le fidèle Jean à ses gardes: ''Qu'on le jette en prison!'' ordonna-t-il.

Peu après, la reine reprenait connaissance, mais ne put faire fléchir la colère de son époux: le fidèle Jean fut jugé le lendemain et condamné à être pendu. Il ne s'insurgea pas et dit seulement: ''Tout condamné à mort a le droit de parler. Me refuserez-vous ce droit?

-- Non, dit le roi. Nous t'écoutons.

-- J'ai été injustement condamné, sire, dit Jean, car je n'ai jamais cessé de vous être fidèle.'' Puis, il répéta la conversation des corbeaux, telle qu'il l'avait surprise à bord du navire, et expliqua comment, pour sauver son maître, il avait dû agir comme il l'avait fait.

''Qu'on lui rende la liberté! s'écria alors le roi. Comment ai-je pu douter de toi, ô mon fidèle Jean? Me le pardonneras-tu jamais?''

Mais le fidèle Jean ne répondit pas car son corps changé en pierre ne pouvait plus bouger et, à la dernière de ses paroles, sa langue elle-même s'était pétrifiée.

Quand le roi comprit cela, il fut saisi d'un affreux chagrin. Il reconnut que son serviteur avait sauvé sa vie et celle de son épouse en sacrifiant la sienne et que rien désormais ne pourrait réparer l'affreuse injustice qu'il venait de commettre. La reine, informée de la chose, partagea ses regrets et ordonna que le corps du fidèle Jean, devenu statue de pierre, fût érigé sur la place d'honneur, dans la plus belle salle du palais.

La statue resta là dix ans. Dix ans pendant lesquels le roi et la reine eurent trois enfants et gouvernèrent sagement leur royaume, mais leur bonheur était entaché de l'incessant regret d'avoir méconnu la fidélité de leur serviteur.

Or, un soir, le roi, assis à sa fenêtre, vit voler trois corbeaux et, à sa grande surprise, entendit leur langage.

''Voilà dix ans aujourd'hui, disait le premier, que le fidèle Jean n'est plus que statue immobile et sans voix.

-- Il est un moyen de lui rendre la parole, dit le second, mais le roi ni la reine ne s'y résigneront jamais.

-- Hélas! non, dit le troisième, car il leur faudrait sacrifier toutes leur richesses et en faire don aux pauvres.

-- A ce prix pourtant, le fidèle Jean recouvrerait la parole et la vue.

-- Il est aussi, reprit le premier corbeau, un moyen de faire battre de nouveau son coeur, mais le roi ni la reine ne sauraient consentir.

-- Hélas! non, dit le troisième, car il leur faudrait alors perdre leur couronne et renoncer au trône.

-- A ce prix, pourtant, le coeur du fidèle Jean se remettrait à battre.

-- Et son corps tout entier pourrait reprendre vie, dit le troisième, si le roi et la reine abandonnaient leur royaume pour sauver celui qui les a sauvés trois fois.

-- Hélas! ils n'accepteront jamais de partir comme des mendiants, nu-pieds et la besace au dos, vêtus de guenilles, eux et leurs enfants.

-- Hélas! Hélas!'' croassèrent les corbeaux et ils s'en furent tous à tire-d'aile.

Le roi appela la reine, et une heure plus tard un héraut parcourait la ville invitant tous les pauvres à se rendre au château pour y recevoir une part du trésor royal. Quand la distribution fut faite, la statue de pierre tourna la tête, ses yeux s'ouvrirent et sa bouche prononça ces mots:

''Je n'ai fait que tenir la promesse faite au roi votre père.''

Le monarque fut si heureux d'entendre de nouveau la voix de son fidèle Jean que, poussant un cri de joie, il saisit un parchemin, et signa son acte d'abdication.

Alors, le coeur de la statue de pierre se mit à battre, et le fidèle Jean dit:

''Sire, ne vous dépouillez pas pour moi.

-- Je ne puis faire moins pour toi que tu n'as fait pour moi'', répondit le roi. Il ôta ses riches vêtements, se vêtit de guenilles et partit avec sa femme et ses enfants pieds nus et besace au dos. Le fidèle Jean tenta de le retenir, mais ses jambes de pierre le rivaient au sol, loin de son roi qui refusait de l'écouter et s'en allait.

Alors la force de son amour l'emporta sur la pesanteur de la matière et l'on vit Jean, marchant sur ses jambes pétrifiées, traverser le palais, descendre le perron et se jeter aux genoux de son maître pour le supplier de ne pas partir.

''Tu es mon fidèle Jean, lui dit alors le roi. Tout ce que tu veux, je le veux'', et il remonta sur son trône.

Le trésor du roi demeura vide et Jean conserva ses jambes de pierre, mais à travers le temps et à travers l'espace jamais ne régna un monarque plus heureux que celui-là, qui avait appris qu'un serviteur fidèle vaut tous les trésors du monde.

samedi 12 novembre 2016

Le Loup et les sept Chevreaux - Conte de grimm


Il était une fois une vieille chèvre qui avait sept chevreaux et les aimait comme chaque mère aime ses enfants. Un jour, elle voulut aller dans la forêt pour rapporter quelque chose à manger, elle les rassembla tous les sept et leur dit :
- Je dois aller dans la forêt, mes chers enfants. Faites attention au loup ! S'il arrivait à rentrer dans la maison, il vous mangerait tout crus. Ce bandit sait jouer la comédie, mais il a une voix rauque et des pattes noires, c'est ainsi que vous le reconnaîtrez.
- Ne t'inquiète pas, maman, répondirent les chevreaux, nous ferons attention. Tu peux t'en aller sans crainte.
La vieille chèvre bêla de satisfaction et s'en alla.
Peu de temps après, quelqu'un frappa à la porte en criant :
- Ouvrez la porte, mes chers enfants, votre mère est là et vous a apporté quelque chose.
Mais les chevreaux reconnurent le loup à sa voix rude.
- Nous ne t'ouvrirons pas, crièrent- ils. Tu n'es pas notre maman. Notre maman a une voix douce et agréable et ta voix est rauque. Tu es un loup !
Le loup partit chez le marchand et y acheta un grand morceau de craie. Il mangea la craie et sa voix devint plus douce. Il revint ensuite vers la petite maison, frappa et appela à nouveau :
- Ouvrez la porte, mes chers enfants, votre maman est de retour et vous a apporté pour chacun un petit quelque chose.
Mais tout en parlant il posa sa patte noire sur la fenêtre ; les chevreaux l'aperçurent et crièrent :
- Nous ne t'ouvrirons pas ! Notre maman n'a pas les pattes noires comme toi. Tu es un loup !
Et le loup courut chez le boulanger et dit :
- Je me suis blessé à la patte, enduis-la-moi avec de la pâte.
Le boulanger lui enduisit la patte et le loup courut encore chez le meunier.
- Verse de la farine blanche sur ma patte ! commanda-t-il.
- Le loup veut duper quelqu'un, pensa le meunier, et il fit des manières. Mais le loup dit :
- Si tu ne le fais pas, je te mangerai.
Le meunier eut peur et blanchit sa patte. Eh oui, les gens sont ainsi !
Pour la troisième fois le loup arriva à la porte de la petite maison, frappa et cria :
- Ouvrez la porte, mes chers petits, maman est de retour de la forêt et vous a apporté quelque chose.
- Montre-nous ta patte d'abord, crièrent les chevreaux, que nous sachions si tu es vraiment notre maman.
Le loup posa sa patte sur le rebord de la fenêtre, et lorsque les chevreaux virent qu'elle était blanche, ils crurent tout ce qu'il avait dit et ouvrirent la porte. Mais c'est un loup qui entra.
Les chevreaux prirent peur et voulurent se cacher. L'un sauta sous la table, un autre dans le lit, le troisième dans le poêle, le quatrième dans la cuisine, le cinquième s'enferma dans l'armoire, le sixième se cacha sous le lavabo et le septième dans la pendule. Mais le loup les trouva et ne traîna pas : il avala les chevreaux, l'un après l'autre. Le seul qu'il ne trouva pas était celui caché dans la pendule.
Lorsque le loup fut rassasié, il se retira, se coucha sur le pré vert et s'endormit.
Peu de temps après, la vieille chèvre revint de la forêt. Ah, quel triste spectacle l'attendait à la maison ! La porte grande ouverte, la table, les chaises, les bancs renversés, le lavabo avait volé en éclats, la couverture et les oreillers du lit traînaient par terre. Elle chercha ses petits, mais en vain. Elle les appela par leur nom, l'un après l'autre, mais aucun ne répondit. C'est seulement lorsqu'elle prononça le nom du plus jeune qu'une petite voix fluette se fit entendre :
- Je suis là, maman, dans la pendule !
Elle l'aida à en sortir et le chevreau lui raconta que le loup était venu et qu'il avait mangé tous les autres chevreaux. Imaginez combien la vieille chèvre pleura ses petits !
Toute malheureuse, elle sortit de la petite maison et le chevreau courut derrière elle. Dans le pré, le loup était couché sous l'arbre et ronflait à en faire trembler les branches. La chèvre le regarda de près et observa que quelque chose bougeait et grouillait dans son gros ventre.
- Mon Dieu, pensa-t-elle, et si mes pauvres petits que le loup a mangés au dîner, étaient encore en vie ?
Le chevreau dut repartir à la maison pour rapporter des ciseaux, une aiguille et du fil. La chèvre cisailla le ventre du monstre, et aussitôt le premier chevreau sortit la tête ; elle continua et les six chevreaux en sortirent, l'un après l'autre, tous sains et saufs, car, dans sa hâte, le loup glouton les avaient avalés tout entiers. Quel bonheur ! Les chevreaux se blottirent contre leur chère maman, puis gambadèrent comme le tailleur à ses noces. Mais la vieille chèvre dit :
- Allez, les enfants, apportez des pierres, aussi grosses que possible, nous les fourrerons dans le ventre de cette vilaine bête tant qu'elle est encore couchée et endormie.
Et les sept chevreaux roulèrent les pierres et en farcirent le ventre du loup jusqu'à ce qu'il soit plein. La vieille chèvre le recousit vite, de sorte que le loup ne s'aperçut de rien et ne bougea même pas.
Quand il se réveilla enfin, il se leva, et comme les pierres lui pesaient dans l'estomac, il eut très soif. Il voulut aller au puits pour boire, mais comme il se balançait en marchant, les pierres dans son ventre grondaient.

Cela grogne, cela gronde,
mon ventre tonne !
J'ai avalé sept chevreaux,
n'était-ce rien qu'une illusion ?
Et de lourdes grosses pierres
les remplacèrent.

Il alla jusqu'au puits, se pencha et but. Les lourdes pierres le tirèrent sous l'eau et le loup se noya lamentablement. Les sept chevreaux accoururent alors et se mirent à crier :
- Le loup est mort, c'en est fini de lui !
Et ils se mirent à danser autour du puits et la vieille chèvre dansa avec eux.

vendredi 11 novembre 2016

Histoire de celui qui s'en alla apprendre la peur - Conte de Grimm


Un père avait deux fils. Le premier était réfléchi et intelligent. Il savait se tirer de toute aventure. Le cadet en revanche était sot, incapable de comprendre et d'apprendre. Quand les gens le voyaient, ils disaient : « Avec lui, son père n'a pas fini d'en voir. » Quand il y avait quelque chose à faire, c'était toujours à l'aîné que revenait la tâche, et si son père lui demandait d'aller chercher quelque chose, le soir ou même la nuit, et qu'il fallait passer par le cimetière ou quelque autre lieu terrifiant, il répondait : « Oh non ! père, je n'irai pas, j'ai peur. » Car il avait effectivement peur. Quand, à la veillée, on racontait des histoires à donner la chair de poule, ceux qui les entendaient disaient parfois : « Ça me donne le frisson ! » Le plus jeune des fils, lui, assis dans son coin, écoutait et n'arrivait pas à comprendre ce qu'ils voulaient dire. « Ils disent toujours : "ça me donne la chair de poule ! ça me fait frissonner !" Moi, jamais ! Voilà encore une chose à laquelle je ne comprends rien. »Il arriva qu'un jour son père lui dit :
- Écoute voir, toi, là dans ton coin ! Tu deviens grand et fort. Il est temps que tu apprennes à gagner ton pain. Tu vois comme ton frère se donne du mal.
- Eh ! père, répondit-il, j'apprendrais bien volontiers. Si c'était possible, je voudrais apprendre à frissonner. C'est une chose que j'ignore totalement.
Lorsqu'il entendit ces mots, l'aîné des fils songea : « Seigneur Dieu ! quel crétin que mon frère ! Il ne fera jamais rien de sa vie. » Le père réfléchit et dit :
- Tu apprendras bien un jour à avoir peur. Mais ce n'est pas comme ça que tu gagneras ton pain.
Peu de temps après, le bedeau vint en visite à la maison. Le père lui conta sa peine et lui expliqua combien son fils était peu doué en toutes choses.
- Pensez voir ! Quand je lui ai demandé comment il ferait pour gagner son pain, il a dit qu'il voulait apprendre à frissonner !
- Si ce n'est que ça, répondit le bedeau, je le lui apprendrai. Confiez-le-moi.
Le père était content ; il se disait : « On va le dégourdir un peu. » Le bedeau l'amena donc chez lui et lui confia la tâche de sonner les cloches. Au bout de quelque temps, son maître le réveilla à minuit et lui demanda de se lever et de monter au clocher pour carillonner. « Tu vas voir ce que c'est que d'avoir peur », songeait-il. Il quitta secrètement la maison et quand le garçon fut arrivé en haut du clocher, comme il s'apprêtait à saisir les cordes, il vit dans l'escalier, en dessous de lui, une forme toute blanche.
- Qui va là ? cria-t-il.
L'apparition ne répondit pas, ne bougea pas.
- Réponds ! cria le jeune homme. Ou bien décampe ! Tu n'as rien à faire ici !
Le bedeau ne bougeait toujours pas. Il voulait que le jeune homme le prit pour un fantôme. Pour la deuxième fois, celui-ci cria :
- Que viens-tu faire ici ? Parle si tu es honnête homme. Sinon je te jette au bas de l'escalier.
Le bedeau pensa : "Il n'en fera rien. " Il ne répondit pas et resta sans bouger. Comme s'il était de pierre. Alors le garçon l'avertit pour la troisième fois et comme le fantôme ne répondait toujours pas, il prit son élan et le précipita dans l'escalier. L'apparition dégringola d'une dizaine de marches et resta là allongée. Le garçon fit sonner les cloches, rentra à la maison, se coucha sans souffler mot et s'endormit.
La femme du bedeau attendit longtemps son mari. Mais il ne revenait pas. Finalement, elle prit peur, réveilla le jeune homme et lui demanda :
- Sais-tu où est resté mon mari ? Il est monté avant toi au clocher.
- Non, répondit-il, je ne sais pas. Mais il y avait quelqu'un dans l'escalier et comme cette personne ne répondait pas à mes questions et ne voulait pas s'en aller, je l'ai prise pour un coquin et l'ai jetée au bas du clocher. Allez-y, vous verrez bien si c'était votre mari. Je le regretterais.
La femme s'en fut en courant et découvrit son mari gémissant dans un coin, une jambe cassée. Elle le ramena à la maison, puis se rendit en poussant de grands cris chez le père du jeune homme :
- Votre garçon a fait des malheurs, lui dit-elle. Il a jeté mon mari au bas de l'escalier, où il s'est cassé une jambe. Débarrassez notre maison de ce vaurien !
Le père était bien inquiet. Il alla chercher son fils et lui dit :
- Quelles sont ces façons, mécréant ! C'est le diable qui te les inspire !
- Écoutez-moi, père, répondit-il. Je suis totalement innocent. Il se tenait là, dans la nuit, comme quelqu'un qui médite un mauvais coup. Je ne savais pas qui c'était et, par trois fois, je lui ai demandé de répondre ou de partir.
- Ah ! dit le père, tu ne me feras que des misères. Disparais !
- Volontiers, père. Attendez seulement qu'il fasse jour. Je voyagerai pour apprendre à frissonner. Comme ça, je saurai au moins faire quelque chose pour gagner mon pain.
- Apprends ce que tu veux, dit le père. Ça m'est égal ! Voici cinquante talents, va par le monde et surtout ne dis à personne d'où tu viens et qui est ton père.
- Qu'il en soit fait selon votre volonté, père. Si c'est là tout ce que vous exigez, je m'y tiendrai sans peine.
Quand vint le jour, le jeune homme empocha les cinquante talents et prit la route en se disant : « Si seulement j'avais peur ! si seulement je frissonnais ! »Arrive un homme qui entend les paroles que le garçon se disait à lui-même. Un peu plus loin, à un endroit d'où l'on apercevait des gibets, il lui dit :
- Tu vois cet arbre ? Il y en a sept qui s'y sont mariés avec la fille du cordier et qui maintenant prennent des leçons de vol. Assieds-toi là et attends que tombe la nuit. Tu sauras ce que c'est que de frissonner.
- Si c'est aussi facile que ça, répondit le garçon, c'est comme si c'était déjà fait. Si j'apprends si vite à frissonner, je te donnerai mes cinquante talents. Tu n'as qu'à revenir ici demain matin.
Le jeune homme s'installa sous la potence et attendit que vînt le soir. Et comme il avait froid, il alluma du feu. À minuit le vent était devenu si glacial que, malgré le feu, il ne parvenait pas à se réchauffer. Et les pendus s'entrechoquaient en s'agitant de-ci, de-là. Il pensa : « Moi, ici, près du feu, je gèle. Comme ils doivent avoir froid et frissonner, ceux qui sont là-haut ! » Et, comme il les prenait en pitié, il appliqua l'échelle contre le gibet, l'escalada, décrocha les pendus les uns après les autres et les descendit tous les sept. Il attisa le feu, souffla sur les braises et disposa les pendus tout autour pour les réchauffer. Comme ils ne bougeaient pas et que les flammes venaient lécher leurs vêtements, il dit :
- Faites donc attention ! Sinon je vais vous rependre là-haut !
Les morts, cependant, n'entendaient rien, se taisaient et laissaient brûler leurs loques. Le garçon finit par se mettre en colère.
- Si vous ne faites pas attention, dit-il, je n'y puis rien ! je n'ai pas envie de brûler avec vous.
Et, l'un après l'autre, il les raccrocha au gibet. Il se coucha près du feu et s'endormit. Le lendemain, l'homme s'en vint et lui réclama les cinquante talents :
- Alors, sais-tu maintenant ce que c'est que d'avoir le frisson ? lui dit-il.
- Non, répondit le garçon. D'où le saurais-je ? Ceux qui sont là-haut n'ont pas ouvert la bouche, et ils sont si bêtes qu'ils ont laissé brûler les quelques hardes qu'ils ont sur le dos.
L'homme comprit qu'il n'obtiendrait pas les cinquante talents ce jour-là et s'en alla en disant : « Je n'ai jamais vu un être comme celui-là ! »
Le jeune homme reprit également sa route et se dit à nouveau, parlant à haute voix .
- Ah ! si seulement j'avais peur ! Si seulement je savais frissonner !
Un cocher qui marchait derrière lui l'entendit et demanda :
- Qui es-tu ?
- Je ne sais pas, répondit le garçon.
Le cocher reprit :
- D'où viens-tu ?
- Je ne sais pas, rétorqua le jeune homme.
- Qui est ton père ?
- Je n'ai pas le droit de le dire.
- Que marmonnes-tu sans cesse dans ta barbe ?
- Eh ! répondit le garçon, je voudrais frissonner. Mais personne ne peut me dire comment j'y arriverai.
- Cesse de dire des bêtises ! reprit le cocher. Viens avec moi !
Le jeune homme accompagna donc le cocher et, le soir, ils arrivèrent à une auberge avec l'intention d'y passer la nuit. En entrant dans sa chambre, le garçon répéta à haute et intelligible voix :
- Si seulement j'avais peur ! Si seulement je savais frissonner !
L'aubergiste l'entendit et dit en riant :
- Si vraiment ça te fait plaisir, tu en auras sûrement l'occasion chez moi.
- Tais-toi donc ! dit sa femme. À être curieux, plus d'un a déjà perdu la vie , et ce serait vraiment dommage pour ses jolis yeux s'ils ne devaient plus jamais voir la lumière du jour.
Mais le garçon répondit :
- Même s'il fallait en arriver là, je veux apprendre à frissonner. C'est d'ailleurs pour ça que je voyage.
Il ne laissa à l'aubergiste ni trêve ni repos jusqu'à ce qu'il lui dévoilât son secret. Non loin de là, se trouvait un château maudit, dans lequel il pourrait certainement apprendre ce que c'était que d'avoir peur, en y passant seulement trois nuits. Le roi avait promis sa fille en mariage à qui tenterait l'expérience et cette fille était la plus belle qu'on eût jamais vue sous le soleil. Il y avait aussi au château de grands trésors gardés par de mauvais génies dont la libération pourrait rendre un pauvre très riche. Bien des gens étaient déjà entrés au château, mais personne n'en était jamais ressorti. Le lendemain, le jeune homme se rendit auprès du roi :
- Si vous le permettez, je voudrais bien passer trois nuits dans le château.
Le roi l'examina, et comme il lui plaisait, il répondit :
- Tu peux me demander trois choses. Mais aucune d'elles ne saurait être animée et tu pourras les emporter avec toi au château.
Le garçon lui dit alors :
- Eh bien ! je vous demande du feu, un tour et un banc de ciseleur avec un couteau.
Le jour même, le roi fit porter tout cela au château. À la tombée de la nuit, le jeune homme s'y rendit, alluma un grand feu dans une chambre, installa le tabouret avec le couteau tout à côté et s'assit sur le tour.
- Ah ! si seulement je pouvais frissonner ! dit-il. Mais ce n'est pas encore ici que je saurai ce que c'est.
Vers minuit, il entreprit de ranimer son feu. Et comme il soufflait dessus, une voix retentit tout à coup dans un coin de la chambre :
- Hou, miaou, comme nous avons froid !
- Bande de fous ! s'écria-t-il. Pourquoi hurlez-vous comme ça ? Si vous avez froid, venez ici, asseyez-vous près du feu et réchauffez-vous !
À peine eut-il prononcé ces paroles que deux gros chats noirs, d'un bond formidable, sautèrent vers lui et s'installèrent de part et d'autre du garçon en le regardant d'un air sauvage avec leurs yeux de braise. Quelque temps après, s'étant réchauffés, ils dirent :
- Si nous jouions aux cartes, camarade ?
- Pourquoi pas ! répondit-il, mais montrez-moi d'abord vos pattes.
Les chats sortirent leurs griffes.
- Holà ! dit-il. Que vos ongles sont longs ! attendez ! il faut d'abord que je vous les coupe.
Il les prit par la peau du dos, les posa sur l'étau et leur y coinça les pattes.
- J'ai vu vos doigts, dit-il, j'en ai perdu l'envie de jouer aux cartes.
Il les tua et les jeta par la fenêtre dans l'eau d'un étang . À peine s'en était-il ainsi débarrassé que de tous les coins et recoins sortirent des chats et des chiens, tous noirs, tirant des chaînes rougies au feu. Il y en avait tant et tant qu'il ne pouvait leur échapper. Ils criaient affreusement, dispersaient les brandons du foyer, piétinaient le feu, essayaient de l'éteindre. Tranquillement, le garçon les regarda faire un moment. Quand il en eut assez, il prit le couteau de ciseleur et dit :
- Déguerpissez, canailles !
Et il se mit à leur taper dessus. Une partie des assaillants s'enfuit ; il tua les autres et les jeta dans l'étang. Puis il revint près du feu, le ranima en soufflant sur les braises et se réchauffa. Bientôt, il sentit ses yeux se fermer et eut envie de dormir. Il regarda autour de lui et vit un grand lit, dans un coin.
- Voilà ce qu'il me faut, dit-il.
Et il se coucha. Comme il allait s'endormir, le lit se mit de lui-même à se déplacer et à le promener par tout le château.
- Très bien ! dit-il. Plus vite !
Le lit partit derechef comme si une demi-douzaine de chevaux y étaient attelés, passant les portes, montant et descendant les escaliers. Et tout à coup, il versa sens dessus dessous hop ! et le garçon se retrouva par terre avec comme une montagne par-dessus lui. Il se débarrassa des couvertures et des oreillers, se faufila de dessous le lit et dit :
- Que ceux qui veulent se promener se promènent.
Et il se coucha auprès du feu et dormit jusqu'au matin.
Le lendemain, le roi s'en vint au château. Quand il vit le garçon étendu sur le sol, il pensa que les fantômes l'avaient tué. Il murmura :
- Quel dommage pour un si bel homme!
Le garçon l'entendit, se leva, et dit :
- Je n'en suis pas encore là !
Le roi s'étonna, se réjouit et lui demanda comment les choses s'étaient passées.
- Très bien. Voilà une nuit d'écoulée, les autres se passeront bien aussi.
Quand il arriva chez l'aubergiste, celui-ci ouvrit de grands yeux.
- Je n'aurais jamais pensé, dit-il, que je te reverrais vivant. As- tu enfin appris à frissonner ?
- Non ! répondit-il ; tout reste sans effet. Si seulement quelqu'un pouvait me dire comment faire !
Pour la deuxième nuit, il se rendit à nouveau au château, s'assit auprès du feu et reprit sa vieille chanson : « Ah ! si seulement je pouvais frissonner. » À minuit on entendit des bruits étranges. D'abord doucement, puis toujours plus fort, puis après un court silence, un grand cri. Et la moitié d'un homme arrivant par la cheminée tomba devant lui.
- Holà ! cria-t-il. Il en manqua une moitié. Ça ne suffit pas comme ça !
Le vacarme reprit. On tempêtait, on criait. Et la seconde moitié tomba à son tour de la cheminée.
- Attends, dit le garçon ; je vais d'abord ranimer le feu pour toi.
Quand il l'eut fait, il regarda à nouveau autour de lui : les deux moitiés s'étaient rassemblées et un homme d'affreuse mine s'était assis à la place qu'occupait le jeune homme auparavant.
- Ce n'est pas ce que nous avions convenu, dit-il. Ce tour est à moi !
L'homme voulut l'empêcher de s'y asseoir mais il ne s'en laissa pas conter. Il le repoussa avec violence et reprit sa place. Beaucoup d'autres hommes se mirent alors à dégringoler de la cheminée les uns après les autres et ils apportaient neuf tibias et neuf têtes de mort avec lesquels ils se mirent à jouer aux quilles. Le garçon eut envie d'en faire autant.
- Dites, pourrais-je jouer aussi ?
- Oui, si tu as de l'argent.
- J'en ai bien assez, répondit-il ; mais vos boules ne sont pas rondes.
Il prit les têtes de mort, s'installa à son tour et en fit de vraies boules.
- Comme ça elles rouleront mieux, dit-il. En avant ! on va rire !
Il joua et perdit un peu de son argent. Quand sonna une heure, tout avait disparu. Au matin, le roi vint aux renseignements.
- Que t'est-il arrivé cette fois-ci ? demanda-t-il.
- J'ai joué aux quilles, répondit le garçon, et j'ai perdu quelques deniers.
- Tu n'as donc pas eu peur ?
- Eh ! non ! dit-il, je me suis amusé ! Si seulement je savais frissonner !
La troisième nuit, il s'assit à nouveau sur son tour et dit tristement :
- Si seulement je pouvais frissonner !
Quand il commença à se faire tard, six hommes immenses entrèrent dans la pièce portant un cercueil.
- Hi ! Hi ! Hi ! dit le garçon, voilà sûrement mon petit cousin qui est mort il y a quelques jours seulement.
Du doigt, il fit signe au cercueil et s'écria :
- Viens, petit cousin, viens !
Les hommes posèrent la bière sur le sol ; il s'en approcha et souleva le couvercle. Un mort y était allongé. Il lui toucha le visage. Il était froid comme de la glace.
- Attends, dit-il, je vais te réchauffer un peu. Il alla près du feu, s'y réchauffa la main et la posa sur la figure du mort. Mais celui-ci restait tout froid. Alors il le sortit du cercueil, s'assit près du feu et l'installa sur ses genoux en lui frictionnant les bras pour rétablir la circulation du sang. Comme cela ne servait à rien, il songea tout à coup qu'il suffit d'être deux dans un lit pour avoir chaud. Il porta le cadavre sur le lit, le recouvrit et s'allongea à ses côtés. Au bout d'un certain temps, le mort se réchauffa et commença à bouger.
- Tu vois, petit cousin, dit le jeune homme, ne t'ai-je pas bien réchauffé ?
Mais le mort, alors, se leva et s'écria:
- Maintenant, je vais t'étrangler !
- De quoi ! dit le garçon, c'est comme ça que tu me remercies ? retourne au cercueil !
Il le ceintura, et le jeta dans la bière en refermant le couvercle. Les six hommes arrivèrent alors et l'emportèrent.
- Je ne réussis pas à frissonner, dit-il. Ce n'est décidément pas ici que je l'apprendrai.
À ce moment précis entra un homme plus grand que tous les autres et qui avait une mine effrayante. Il était vieux et portait une longue barbe blanche.
- Pauvre diable, lui dit-il, tu ne tarderas pas à savoir ce que c'est que de frissonner : tu vas mourir !
- Pas si vite ! répondit le garçon. Pour que je meure, il faudrait d'abord que vous me teniez.
- Je finirai bien par t'avoir ! dit le monstrueux bonhomme.
- Tout doux, tout doux ! ne te gonfle pas comme ça ! je suis aussi fort que toi. Et même bien plus fort !
- C'est ce qu'on verra, dit le vieux. Si tu es plus fort que moi, je te laisserai partir. Viens, essayons!
Il le conduisit par un sombre passage dans une forge, prit une hache et d'un seul coup, enfonça une enclume dans le sol.
- Je ferai mieux, dit le jeune homme en s'approchant d'une autre enclume.
Le vieux se plaça à côté de lui, laissant pendre sa barbe blanche. Le garçon prit la hache, fendit l'enclume d'un seul coup et y coinça la barbe du vieux.
- Et voilà ! je te tiens ! dit-il, à toi de mourir maintenant !
Il saisit une barre de fer et se mit à rouer de coups le vieux jusqu'à ce que celui-ci éclatât en lamentations et le suppliât de s'arrêter en lui promettant mille trésors. Le jeune homme débloqua la hache et libéra le vieux qui le reconduisit au château et lui montra, dans une cave, trois caisses pleines d'or.
- Il y en a une pour les pauvres, une pour le roi et la troisième sera pour toi, lui dit-il.
Sur quoi, une heure sonna et le méchant esprit disparut. Le garçon se trouvait au milieu d'une profonde obscurité.
- Il faudra bien que je m'en sorte, dit-il. Il tâtonna autour de lui, retrouva le chemin de sa chambre et s'endormit auprès de son feu. Au matin, le roi arriva et dit :
- Alors, as-tu appris à frissonner ?
- Non, répondit le garçon, je ne sais toujours pas. J'ai vu mon cousin mort et un homme barbu est venu qui m'a montré beaucoup d'or. Mais personne ne m'a dit ce que signifie frissonner.
Le roi dit alors :
- Tu as libéré le château de ses fantômes et tu épouseras ma fille.
- Bonne chose ! répondit-il, mais je ne sais toujours pas frissonner.
On alla chercher l'or et les noces furent célébrées. Mais le jeune roi continuait à dire : « Si seulement j'avais peur, si seulement je pouvais frissonner ! » La reine finit par en être contrariée. Sa camériste dit :
- Je vais l'aider à frissonner.
Elle se rendit sur les bords du ruisseau qui coulait dans le jardin et se fit donner un plein seau de goujons. Durant la nuit, alors que son époux dormait, la princesse retira les couvertures et versa sur lui l'eau et les goujons, si bien que les petits poissons frétillaient tout autour de lui. Il s'éveilla et cria :
- Ah ! comme je frissonne, chère femme ! Ah ! Oui, maintenant je sais ce que c'est que de frissonner.

jeudi 10 novembre 2016

Chat et souris associés - Conte de Grimm



- Il nous faudra faire nos réserves de nourriture pour l'hiver, dit le chat, sinon nous risquons de mourir de faim. Toi, ma petite souris, tu ne peux pas aller partout, tu pourrais te faire prendre dans un piège.
C'était une bonne idée. Ils achetèrent alors un petit pot de saindoux mais ne savaient pas où le cacher. Ils réfléchirent longtemps et, finalement, le chat décida :
- Sais-tu ce que nous allons faire ? Nous le cacherons dans l'église ; on ne peut imaginer meilleure cachette ! Personne n'oserait emporter quelque chose d'une église. Nous poserons le pot sous l'autel et nous ne l'entamerons qu'en cas de nécessité absolue.
Ils portèrent donc le pot en ce lieu sûr, mais très vite le chat eut envie de saindoux. Il dit à la souris:
- Je voulais te dire, ma petite souris, ma cousine m'a demandé d'être le parrain de leur petit dernier. Ils ont eu un petit, blanc avec des taches marron et je dois le tenir pendant le baptême. Laisse-moi y aller, et occupe-toi aujourd'hui de la maison toute seule, veux-tu ?
- Bien sûr, sans problème, acquiesça la souris, vas-y, si tu veux, et pense à moi quand tu mangeras des bonnes choses. J'aurais bien voulu, moi aussi, goûter de ce bon vin doux qu'on donne aux jeunes mamans.
Mais tout cela était faux ; le chat n'avait pas de cousine et personne ne lui avait demandé d'être parrain. Il s'empressa d'aller à l'église, rampa jusqu'au petit pot de saindoux et lécha jusqu'à avoir mangé toute la graisse du dessus. Ensuite, il partit se promener sur les toits pour voir ce qui se passait dans le monde, et puis surtout pour trouver encore quelque chose de bon à manger. Puis il s'allongea au soleil. Et chaque fois qu'il se souvenait du petit pot de saindoux, il se léchait les babines et se caressait la moustache. Il ne rentra à la maison que dans la soirée.
- Te voilà enfin de retour ! l'accueillit la petite souris. T'es-tu bien amusé ? Vous avez dû bien rire.
- Oui, ce n'était pas mal, répondit le chat.
- Et quel nom avez-vous donné à ce chaton ? demanda la souris.
- Sanledessu, répondit sèchement le chat.
- Sanledessu ? chicota la souris, quel drôle de nom ! Assez rare, dirais-je. Est-il courant dans votre famille ?
- Tu peux dire ce que tu veux, rétorqua le chat, mais ce n'est pas pire que Volemiettes, le nom de tes filleuls.
Peu de temps après, le chat se sentit de nouveau l'eau venir à la bouche.
- Sois gentille, supplia-t-il, occupe-toi encore une fois de la maison toute seule. Fais cela pour moi, petite souris ; on m'a encore demandé d'être le parrain. Le chaton a une collerette blanche au cou, je ne peux pas refuser.
La gentille souris fut d'accord. Et le chat se glissa à travers le mur de la ville, s'introduisit dans l'église et vida la moitié du pot de saindoux.
- Rien à faire, se dit-il, c'est bien meilleur quand on mange tout seul.
Et il se félicita de son exploit.
Lorsqu'il arriva à la maison, la petite souris demanda :
- Comment avez-vous baptisé le bébé ?
- Miparti, répondit le chat.
- Miparti ? Pas possible ! je n'ai jamais entendu un nom pareil. Je parie qu'il n'est même pas dans le calendrier.
Le chat ne tarda pas à se sentir de nouveau l'eau à la bouche en pensant au pot de saindoux.
- Jamais deux sans trois, dit-il à la souris. On me demande de nouveau d'être le parrain. L'enfant est tout noir, seules les pattes sont blanches, elles mis à part, il n'a pas un seul poil blanc. Un enfant comme ça ne naît qu'une fois par siècle ! Tu me laisseras y aller, n'est-ce pas ?
- Sanledessu ! Miparti ! répondit la souris, ce sont des noms si étranges. Cela ne s'est jamais vu. Ils me trottent dans la tête sans arrêt.
- C'est parce que tu restes tout le temps ici, avec ta vilaine robe gris foncé à longue natte, tu passes toutes tes journées enfermée ici, pas étonnant que tout se brouille dans ta tête, dit le chat. Voilà ce qui arrive quand on passe sa vie dans ses pantoufles.
Le chat parti, la petite souris fit le ménage dans toute la maison. Pendant ce temps-là, le chat gourmand vida entièrement le pot de saindoux.
- Et voilà, pensa-t-il, maintenant que j'ai tout mangé, je ne serai plus tenté.
Si repu qu'il s'essoufflait en marchant, il ne rentra à la maison que la nuit, mais serein.
La petite souris lui demanda aussitôt le nom du troisième chaton.
- Je suis sûr que tu n'aimeras pas, répondit le chat. Il s'appelle Toufini.
- Toufini ! chicota la souris. Cela parait suspect, ce nom ne me dit rien qui vaille. Je ne l'ai jamais vu imprimé quelque part. Toufini ! Qu'est ce que cela veut dire, en fait ?
Elle hocha la tête, se roula en boule et s'endormit.
Depuis ce jour, plus personne n'invita le chat à un baptême.
L'hiver arriva, et dehors, il n'y avait rien à manger. La petite souris se rappela qu'ils avaient quelque chose en réserve.
- Viens, mon chat, allons chercher notre pot de saindoux que nous avons caché pour les temps durs. On va se régaler.
- Tu te régaleras, tu te régaleras, marmonna le chat, cela sera comme si tu sortais ta petite langue fine par la fenêtre.
Ils s'en allèrent et lorsqu'ils arrivèrent dans l'église, le pot était toujours à sa place mais vide.
- « Ça y est, dit la souris, je comprends tout, j'y vois clair à présent. Tu parles d'un ami ! Tu as tout mangé quand tu allais « faire le parrain » : d'abord « Sanledessu », puis « Miparti » et pour finir...
- Tais-toi, coupa le chat, encore un mot et je te mange !
Mais la petite souris avait le « Toufini » sur la langue, et à peine l'eut-elle prononcé que le chat lui sauta dessus, l'attrapa et la dévora.
Eh oui, ainsi va le monde.