lundi 3 septembre 2018

XII. Le combat.



Violette allait répondre, lorsqu’une espèce de mugissement se fit entendre dans l’air. On vit descendre lentement un char de peau de crocodile, attelé de cinquante énormes crapauds. Tous ces crapauds soufflaient, sifflaient et auraient lancé leur venin infect, si la fée Drôlette ne le leur eût défendu.

Quand le char fut à terre, il en sortit une grosse et lourde créature : c’était la fée Rageuse ; ses gros yeux semblaient sortir de sa tête ; son large nez épaté couvrait ses joues ridées et flétries ; sa bouche allait d’une oreille à l’autre ; quand elle l’ouvrait, on voyait une langue noire et pointue qui léchait sans cesse de vilaines dents écornées et couvertes d’un enduit de bave verdâtre. Sa taille, haute de trois pieds à peine, était épaisse ; sa graisse flasque et jaune avait principalement envahi son gros ventre tendu comme un tambour ; sa peau grisâtre était gluante et froide comme celle d’une limace ; ses rares cheveux rouges tombaient de tous côtés en mèches inégales le long d’un cou plissé et goitreux ; ses mains larges et plates semblaient être des nageoires de requin. Sa robe était en peaux de limaces et son manteau en peaux de crapauds. Elle s’avança lentement vers Ourson, que nous appellerons désormais de son vrai nom, le prince Merveilleux. Elle s’arrêta en face de lui, jeta un coup d’œil furieux sur la fée Drôlette, un coup d’œil de triomphe moqueur sur Violette, croisa ses gros bras gluants sur son ventre énorme, et dit d’une voix aigre et enrouée :

« Ma sœur l’a emporté sur moi, prince Merveilleux. Il me reste pourtant une consolation ; tu ne seras pas heureux, parce que tu as retrouvé ta beauté première aux dépens du bonheur de cette petite sotte qui est affreuse, ridicule, et dont tu ne voudras plus approcher. Oui, oui, pleure, ma belle Oursine ; tu pleureras longtemps et tu regretteras amèrement, si tu ne le regrettes déjà, d’avoir donné au prince Merveilleux ta belle peau blanche.

– Jamais, Madame, jamais ; mon seul regret est de n’avoir pas su plus tôt ce que je pouvais faire pour lui témoigner ma reconnaissance. »

La fée Drôlette, dont le visage avait pris une expression de sévérité et d’irritation inaccoutumée, brandit sa baguette et dit :

« Silence, ma sœur ; vous n’aurez pas longtemps à triompher du malheur de Violette ; j’y porterai remède ; son dévouement mérite récompense.

– Je vous défends de lui venir en aide sous peine de ma colère.

– Je ne redoute pas votre colère, ma sœur, et je dédaigne de vous en punir.

– M’en punir ! tu oses me menacer ? » Et, sifflant bruyamment, elle fit approcher son équipage, remonta dans son char, s’enleva et voulut fondre sur Drôlette pour l’asphyxier par le venin de ses crapauds. Mais Drôlette connaissait les perfidies de sa sœur ; ses alouettes fidèles tenaient le char à sa portée ; elle sauta dedans. Les alouettes s’élevèrent, planèrent au-dessus des crapauds, et s’abaissèrent rapidement sur eux ; ceux-ci, malgré leur pesanteur, esquivèrent le coup en se jetant de côté, ils purent même lancer leur venin sur les alouettes les plus rapprochées qui moururent immédiatement ; la fée les détela avec la rapidité de la foudre, s’éleva encore et vint retomber si adroitement sur les crapauds, que les alouettes leur crevèrent les yeux avec leurs griffes avant que Rageuse eût le temps de secourir son armée. Les cris des crapauds, les sifflements des alouettes faisaient un bruit à rendre sourd ; aussi la fée Drôlette eut-elle l’attention de crier à ses amis, qui regardaient le combat avec terreur : « Éloignez-vous et bouchez-vous les oreilles ». Ce qu’ils firent immédiatement. Rageuse tenta un dernier effort ; elle dirigea ses crapauds aveugles vers les alouettes afin de les prendre en face et de leur lancer du venin ; mais Drôlette s’élevait, s’élevait toujours ; Rageuse restait toujours au-dessous. Enfin, ne pouvant contenir sa colère, elle s’écria : « Tu es soutenue par la reine des fées, une vieille drôlesse que je voudrais voir au fond des enfers ! »

À peine eut-elle prononcé ces paroles, que son char retomba pesamment à terre ; les crapauds crevèrent, le char disparut ; Rageuse resta seule sous la forme d’un gros crapaud. Elle voulut parler, elle ne put que mugir et souffler ; elle regardait avec fureur Drôlette et ses alouettes, le prince Merveilleux, Violette et Agnella, mais son pouvoir était détruit.

La fée Drôlette abaissa son char, descendit à terre et dit :

« La reine des fées t’a punie de ton audace, ma sœur. Repens-toi si tu veux obtenir ta grâce. »

Pour toute réponse, le crapaud lança son venin, qui, heureusement, n’atteignit personne. Drôlette étendit vers lui sa baguette.

« Je te commande de disparaître et de ne plus jamais te montrer aux yeux du prince, de Violette et de leur mère. »

À peine avait-elle achevé ces mots, que le crapaud disparut sans qu’il restât le moindre vestige de son attelage et de son char. La fée Drôlette demeura pendant quelques instants immobile ; elle passa la main sur son front, comme pour en chasser une triste pensée, et, s’approchant du prince Merveilleux, elle lui dit :

« Prince, le titre que je vous donne vous indique votre naissance : vous êtes le fils du roi Féroce et de la reine Aimée, cachée jusqu’ici sous l’apparence d’une modeste fermière. Le nom de votre père indique assez son caractère ; votre mère l’ayant empêché de tuer son frère Indolent et sa belle-sœur Nonchalante, il tourna contre elle sa fureur : ce fut moi qui la sauvai dans une nuée avec sa fidèle Passerose. Et vous, princesse Violette, votre naissance égale celle du prince Merveilleux ; votre père et votre mère sont ce même roi Indolent et cette reine Nonchalante, qui, sauvés une fois par votre mère, finirent par périr victimes de leur apathie.

Depuis ce temps le roi Féroce a été massacré par ses sujets qui ne pouvaient plus supporter son joug cruel ; ils vous attendent, prince, pour régner sur eux ; je leur ai révélé votre existence, et je leur ai promis que vous prendriez une épouse digne de vous. Votre choix peut s’arrêter sur une des douze princesses que votre père retenait captives après avoir égorgé leurs parents ; toutes sont belles et sages, et toutes vous apportent en dot un royaume. »

La surprise avait rendu muet le prince Merveilleux ; aux dernières paroles de la fée, il se tourna vers Violette, et, la voyant pleurer :

« Pourquoi pleures-tu, Violette ? Crains-tu que je rougisse de toi, que je n’ose pas témoigner devant toute ma cour la tendresse que tu m’inspires, que je cache ce que tu as fait pour moi, que j’oublie les liens qui m’attachent à toi pour jamais ? Crois-tu que je puisse être assez ingrat pour chercher une autre affection que la tienne, et te remplacer par une de ces princesses retenues captives par mon père ? Non, chère Violette ; jusqu’ici je n’ai vu en toi qu’une sœur ; désormais tu seras la compagne de ma vie, ma seule amie, ma femme en un mot.

– Ta femme, cher frère ! C’est impossible. Comment assoirais-tu sur ton trône une créature aussi laide que ta pauvre Violette ? Comment oserais-tu braver les railleries de tes sujets et des rois voisins ? Moi-même, comment pourrais-je me montrer au milieu des fêtes de ton retour ? Non, mon ami, mon frère, laisse-moi vivre auprès de toi, près de notre mère, seule, ignorée, couverte d’un voile, afin que personne ne me voie et ne puisse te blâmer d’avoir fait un triste choix. »

Le prince Merveilleux insista longuement et fortement ; Violette avait peine à se commander, mais néanmoins elle résistait avec autant de fermeté que de dévouement. Agnella ne disait rien ; elle eût voulu que son fils acceptât ce dernier sacrifice de la malheureuse Violette, et qu’il la laissât vivre près d’elle et près de lui, mais cachée à tous les regards. Passerose pleurait et encourageait tout bas le prince dans son insistance.

« Violette, dit enfin le prince, puisque tu te refuses de monter sur le trône avec moi, j’abandonne ce trône et la puissance royale pour vivre avec toi comme par le passé, dans la solitude et le bonheur. Sans toi, le sceptre me serait un trop lourd fardeau ; avec toi, notre petite ferme me sera un paradis. Dis, Violette, le veux-tu ainsi ?

– Tu l’emportes, cher frère ; oui, vivons ici comme nous avons vécu depuis tant d’années, modestes dans nos goûts, heureux par notre affection.

– Noble prince et généreuse princesse, dit la fée, vous aurez la récompense de votre tendresse si dévouée et si rare. Prince, dans le puits où je vous ai transporté pendant l’incendie, il y a un trésor sans prix pour vous et pour Violette. Descendez-y, cherchez ; et quand vous l’aurez trouvé, apportez-le : je vous en ferai connaître la valeur. »

Le prince ne se le fit pas dire deux fois ; il courut vers le puits ; l’échelle y était encore, il descendit lestement ; arrivé au fond, il ne vit rien que le tapis qu’il avait trouvé la première fois. Il examina les parois du puits : rien n’indiquait un trésor. Il leva le tapis et aperçut une pierre noire avec un anneau ; il tira l’anneau, la pierre s’enleva et découvrit une cassette qui brillait comme une réunion d’étoiles. « Ce doit être le trésor dont parle la fée », dit-il. Il saisit la cassette ; elle était légère comme une coquille de noix. Il s’empressa de remonter, la tenant soigneusement dans ses bras.

On attendait son retour avec impatience ; il remit la cassette à la fée. Agnella s’écria :

« C’est la cassette que vous m’aviez confiée, Madame, et que je croyais perdue dans l’incendie.

– C’est la même, dit la fée ; voici la clef, prince ; ouvrez-la. »

Ourson s’empressa de l’ouvrir. Quel ne fut pas le désappointement général quand, au lieu des trésors qu’on s’attendait à en voir sortir, on n’y trouva que les bracelets qu’avait Violette lorsque son cousin l’avait rencontrée endormie dans la forêt, et un flacon d’huile de senteur.

La fée les regardait tour à tour et riait de leur stupeur ; elle prit les bracelets et les remit à Violette.

« Ceci est mon présent de noces, ma chère enfant, chacun de ces diamants a la propriété de préserver de tout maléfice la personne qui, le porte, et de lui donner toutes les vertus, toutes les richesses, toute la beauté, tout l’esprit et tout le bonheur désirables. Usez-en pour les enfants qui naîtront de votre union avec le prince Merveilleux. »

Prenant ensuite le flacon : « Quant au flacon d’huile de senteur, c’est le présent de noces de votre cousin ; vous aimez les parfums, celui-ci a des vertus particulières ; servez-vous-en aujourd’hui même. Demain je reviendrai vous chercher et vous ramener tous dans votre royaume.

– J’ai renoncé à mon royaume, Madame ; je veux vivre ici avec ma chère Violette…

– Et qui donc gouvernera votre royaume, mon fils ? interrompit la reine Aimée.

– Ce sera vous, ma mère, si vous voulez bien en accepter la charge », répondit le prince. La reine allait refuser la couronne de son fils, quand la fée la prévint :

« Demain nous reparlerons de cela, dit-elle ; en attendant, vous, Madame, qui désirez un peu la couronne que vous alliez pourtant refuser, je vous défends de l’accepter avant mon retour ; et vous, cher et aimable prince, ajouta-t-elle d’une voix douce accompagnée d’un regard affectueux, je vous défends de la proposer avant mon retour. Adieu, à demain. Quand il vous arrivera bonheur, mes chers enfants, pensez à votre amie la fée Drôlette. »

Elle remonta dans son char ; les alouettes s’envolèrent rapidement, et bientôt elle disparut, laissant derrière elle un parfum délicieux.

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