mardi 18 octobre 2016

Chapitre 9



Chapitre 9

Ce n'était pas la faute de Marguerite si Pierrot ne venait plus au château. Elle aurait voulu qu'on l'envoyât chercher, pour lire la comédie. Le baron avait répondu qu'il valait mieux faire lire la pièce par la vieille gouvernante des enfants, et qu'on pouvait se passer de Pierrot. Comme la vieille gouvernante portait de grosses lunettes qui lui pinçaient le nez, sa voix était nasillarde et traînante, et tout le charme du spectacle se trouvait détruit. Les enfants regrettaient Pierrot, et Marguerite était bien fâchée de lui avoir demandé le livre doré sur tranche.
Un jour, la fille d'un seigneur du voisinage vint au château, et, pour la divertir, on lui fit voir une représentation du théâtre merveilleux. A peine eut-elle exprimé son admiration et son plaisir, que Marguerite s'écria :

" Ma chère amie, puisque mon théâtre vous plaît, je suis heureuse de pouvoir vous le donner. Emportez-le chez vous. "

La petite fille accepta ce beau présent, embrassa tendrement son amie, et emporta la boîte de cuivre, la baguette et le livre doré sur tranche. Le baron, qui était à la chasse, se mit en fureur lorsqu'il apprit ce que Marguerite venait de faire ; il voulut lui donner le fouet, mais la baronne s'y opposa en disant :

" Si notre Marguerite est généreuse, c'est un bon et rare défaut dont je ne veux point qu'on la corrige. "

Cependant, les enfants s'ennuyaient de n'avoir plus leur théâtre. Leurs jeux ordinaires ne les amusaient plus, et ils bâillaient du matin au soir.

" Au moins, disaient-ils, si Pierrot était ici, il nous raconterait l'histoire du chevalier Jasmin et de la princesse Églantine.

On envoya chercher Pierrot.

" Mes amis, dit-il aux enfants, ne vous désolez pas. Vous avez bien fait de donner le spectacle merveilleux ; il ne faut jamais regretter d'avoir été généreux. Je travaille chez un maître charpentier, et je vais vous construire moi-même un autre théâtre en bois. Il ne sera pas aussi beau que l'autre, et les petits acteurs ne manœuvreront pas aussi bien ; mais je tâcherai de me rappeler la comédie du chevalier Jasmin, et je pourrai encore vous la réciter en remplaçant ce que j'aurai oublié par des mots de mon invention. "

Pierrot alla chercher ses outils de charpentier. Il scia des planches et construisit un théâtre, avec des coulisses et une rampe. Il peignit les décors en papier. Un grand pot de confitures, sur lequel il dessina des pierres, représenta la tour d'une forteresse. Pendant qu'il travaillait, Mme la baronne faisait de petites poupées avec du linge, et découpait du satin et de la mousseline pour habiller les acteurs. Le chevalier Jasmin eut un joli manteau blanc, et la princesse Églantine une robe de soie rose.

Tous les autres personnages furent bientôt achevés. On leur attacha un fil de fer au sommet de la tête. La doublure rouge d'une robe de chambre servit à tailler le rideau du théâtre. On alluma les bougies ; Pierrot rassembla ses acteurs ; puis il frappa les trois coups, et la pièce commença.

LE CHEVALIER JASMIN
ET
LA PRINCESSE ÉGLANTINE

Comédie en trois actes pour les marionnettes.
PAR
MADAME LA PLUIE

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Personnages de la comédie

ARTHUS, roi d'Angleterre (voix de basse).

ÉGLANTINE, sa fille (voix flûtée).

CHRISTIAN, prince de Danemark (voix de fausset).

LE CHEVALIER JASMIN (voix naturelle).

PAQUERETTE, suivante de la princesse (voix de tête).

GULDENSTERN, général danois (voix baroque).

Courtisans anglais et soldats danois.

Le lion de la ménagerie.

Nota. - L'armée danoise peut être représentée par une douzaine de marionnettes dont on tient les fils de fer dans une seule main.

ACTE PREMIER

Le théâtre représente le jardin du palais d'Arthus à Londres.

SCÈNE PREMIÈRE

( Nota. - Pendant les trois premières scènes, la princesse ne devant faire aucun mouvement, on peut l'accrocher à un clou. )

ÉGLANTINE, PAQUERETTE

PAQUERETTE

Mademoiselle, chère princesse, ne me tournez pas le dos ainsi, je vous en prie. Regardez-moi un peu ; je suis votre Pâquerette, votre amie. Confiez-moi vos peines... Vous ne répondez pas ? Depuis huit jours que vous restez dans ce jardin, vous n'avez pas même voulu ouvrir la bouche pour manger. Cela peut vous faire du mal, et je remarque, en effet, de la pâleur sur votre visage. Il faut que vous soyez bien triste pour garder aussi longtemps le silence. Remuez au moins votre petit doigt ; que l'on voie si vous êtes morte ou vivante. C'est aujourd'hui que votre futur mari arrive à la cour... Eh ! que dites-vous ? Il me semblait vous entendre soupirer. Est-ce que ce mariage vous contrarie ? Le prince Christian est pourtant un seigneur aimable. Il vous a envoyé de Danemark des présents superbes, et vous ne les avez pas seulement regardés. Comment ce prince pourrait-il vous déplaire puisque vous ne le connaissez pas encore ? Allons, mademoiselle, ne restez pas ainsi immobile comme une statue. Le roi votre père finira par se fâcher, et, voyant que vous ne voulez plus bouger, il vous mettra dans une armoire. Le voici justement qui vient de ce côté. Il marche à grands pas. Je m'enfuis, car je vois bien au tremblement de son corps qu'il est en colère.

SCÈNE II.

ÉGLANTINE, LE ROI ARTHUS.

LE ROI

Fille ingrate, romprez-vous enfin ce silence obstiné ? Daignerez-vous faire un petit mouvement et répondre au moins à votre père ? Dites-moi la cause de votre chagrin. Parlez, je vous écoute... Vous vous taisez ? Cet entêtement devient insupportable. Ma patience est à bout. Prenez garde, ma fille, ne me forcez pas à user de mon autorité ; vous pourriez vous en repentir, le prince Christian est arrivé de Danemark ; il va venir vous faire sa cour. Apprêtez- vous à le bien recevoir. Le voici qui se dirige par ici. Pour l'amour de Dieu, Églantine, répondez à ce qu'il vous dira.

SCÈNE III.

Les mêmes, LE PRINCE CHRISTIAN.

LE ROI

Approchez, mon gendre ; ma fille est aussi aise que moi de vous voir à Londres.

CHRISTIAN, saluant

Incomparable princesse, fleur de la Grande-Bretagne, le Danemark entier s'incline devant vous, en ma royale personne. La guerre est à jamais finie entre nos États, et désormais je ne tirerai plus l'épée que pour vous proclamer dans tous les tournois la plus belle des belles, comme je suis le plus vaillant des chevaliers. ( Il fait une pirouette. )

LE ROI, bas, à sa fille.

Saluez donc, Églantine. Répondez. ( Haut. ) Seigneur Christian, ma fille est si touchée de votre galanterie qu'elle n'ose répondre. Excusez sa modestie et son inexpérience. Laissez-moi seul un instant avec elle, je vais lui délier la langue.

CHRISTIAN.

Bien volontiers, Seigneur, je reviendrai dans un moment, lorsque la langue de l'incomparable Églantine sera déliée. ( Il sort en faisant plusieurs pirouettes. )

SCÈNE IV.

LE ROI, ÉGLANTINE.

LE ROI.

Malheureuse enfant ! vous voulez donc me réduire au désespoir ? Voyez dans quel affreux embarras vous me mettez. S'il faut avouer au prince de Danemark que ma fille est devenue immobile comme une statue, j'en serai malade de honte. Vous mériteriez d'être enfermée dans un cachot noir, au fond de la citadelle, avec les araignées et les cloportes. Mais, auparavant, je veux que votre mariage se fasse, et je vais ordonner qu'on vous prenne par les mains pour vous conduire à l'église. Si vous ne voulez pas prononcer le "Oui", je le dirai moi-même, et vous serez mariée de force.

ÉGLANTINE, se jetant aux pieds du roi.

Ah ! Sire, ayez pitié de votre fille. Ne me forcez pas d'épouser ce prince que je déteste, ou bien vous allez me voir mourir sous vos yeux.

LE ROI.

Voilà donc la cause de ce silence obstiné ? Pourquoi détestez-vous ce jeune prince ? Il n'est pas très laid. Il dit lui-même qu'il a du courage et de l'esprit.

ÉGLANTINE.

Sire, je le trouve affreux, et s'il avait de l'esprit et du courage, il ne le dirait pas lui-même. N'avez-vous pas remarqué sa fatuité et ses pirouettes ?

LE ROI.

Les pirouettes n'ont rien de blâmable, puisqu'on les applaudit à l'Opéra. C'est le signe de l'aisance, de la grâce et d'une bonne éducation.

ÉGLANTINE.

Enfin, mon père, si je vous prouve clairement que le jeune prince n'est qu'un sot et un fanfaron, dispensez-moi de l'épouser. Sachez, d'ailleurs, que les fées s'opposent à ce mariage.

LE ROI.

O ciel ! il y a un mystère là-dessous. Qu'allons-nous devenir si les fées s'en mêlent ! Mais comment prouverez-vous que le prince est un sot et un fanfaron ?

ÉGLANTINE.

Cela me regarde ; faites-le venir.

LE ROI, appelant.

Seigneur Christian, approchez. Ma fille désire vous parler. Sa langue est heureusement déliée.

SCÈNE V.

Les mêmes, CHRISTIAN.

ÉGLANTINE.

Illustre prince, avant de vous épouser, je dois vous informer d'un événement singulier qui arriva au moment de ma naissance. Ma nourrice me portait dans ses bras, lorsqu'elle vit sortir de la muraille une fée, qui me toucha du bout de sa baguette en me faisant plusieurs dons. Cette fée ajouta, en terminant, que j'épouserais un chevalier capable de faire assaut d'esprit avec moi, et qui me sauverait la vie le jour de mes noces.

CHRISTIAN.

Charmante Églantine, cette prédiction n'a rien d'effrayant pour moi. Rivalisons d'esprit ensemble ; je le veux bien. Mes courtisans disent que j'en suis pétri. Courez-vous quelque danger ? Je suis prêt à vous sauver la vie.( Il se dandine et fait des pirouettes. )

ÉGLANTINE.

La fée vous fournira sans doute aujourd'hui l'occasion de me sauver la vie. Quant à l'assaut d'esprit, par considération pour les désirs de mon père, je les réduirai à une épreuve très simple : je vous proposerai une énigme à deviner. Si vous en trouvez le mot, nous nous marierons ensemble ; mais si vous ne devinez pas, rien au monde ne pourra me décider à être votre femme. Dites-moi donc, je vous prie, quelle est la fleur passagère dont le parfum est sans agrément lorsqu'elle est toute seule, mais qui prend un parfum délicieux si on la place en compagnie d'autres fleurs ; elle prête en même temps un éclat particulier à tout ce qui l'entoure. Dans les bouquets que l'on voit, elle se fane la première, tandis que ses compagnes se conservent plus longtemps. Une femme belle et vaine ne désirera que cette fleur pour s'en parer ; la plus sage souhaitera plutôt d'avoir les autres.

CHRISTIAN.

Aimable Églantine, je ne sais pas la botanique ; mais si vous me donnez un petit quart d'heure pour réfléchir en me promenant dans le jardin, je trouverai certainement cette fleur extraordinaire.

ÉGLANTINE.

Promenez-vous, Seigneur. J'attendrai votre réponse.( Christian sort en se dandinant. )

LE ROI.

Ma fille, comment voulez-vous que le prince devine quelle est cette fleur ? Il y en a tant dans mon jardin, que moi-même je ne saurais pas la trouver.

ÉGLANTINE.

Il faut pourtant que le prince devine l'énigme, s'il veut m'épouser, car voici les dernières paroles de la fée : " Si Églantine se marie avec un prince qui ne devine pas l'énigme et qui ne lui ait pas sauvé la vie, elle sera changée en statue. " Mon cher père, vous avez déjà vu ce matin que j'ai failli perdre l'usage de la parole ; gardez-vous bien de vouloir contrarier la fée. Sa prédiction s'accomplirait.

LE ROI.

Hélas ! quelle aventure ! Encore s'il ne s'agissait que de vous voir muette, on pourrait s'en consoler ; mais avoir pour fille une statue ! cette idée est tout à fait pénible. Je me sens accablé de douleur, et je vais essayer de pleurer dans mon cabinet.

( Il sort. )

ACTE II

Le théâtre représente une autre partie des jardins.

SCÈNE PREMIÈRE.

ÉGLANTINE, LE CHEVALIER JASMIN.

LE CHEVALIER.

Qu'ai-je appris, princesse ? c'est aujourd'hui que vous vous mariez avec un étranger ? Vous m'aviez promis de me choisir pour époux ; mais, hélas ! je ne suis qu'un pauvre chevalier, et vous voulez être reine de Danemark. Je vois bien que je n'ai plus rien à espérer. Je viens vous faire mes adieux, et vous regarder pour la dernière fois ; demain, je partirai pour la Terre sainte, et je chercherai la mort dans une bataille contre les Turcs.

ÉGLANTINE.

Ingrat, vous osez me faire des reproches, lorsque je me donne tant de peine pour éloigner votre rival ! Au lieu d'aller en Palestine, songez plutôt à mériter ma main.

LE CHEVALIER.

Que faut-il entreprendre pour cela, belle Églantine ? Je suis capable de tout. Je traverserais des fleuves à la nage, je me précipiterais dans les flammes. Donnez-moi des lions à combattre, des serpents, des dragons à couper avec mon épée.

ÉGLANTINE.

Il faut seulement attendre l'occasion de me sauver la vie, comme l'a ordonné la fée. Il faut vous tenir tranquille ; ne pas bondir ainsi par-dessus les arbres et les parterres du jardin ; être discret, et supporter avec patience la présence de votre rival.

LE CHEVALIER.

Et ! le puis-je, princesse ? L'amour me fait bondir. La jalousie, l'inquiétude, me font sauter par-dessus les arbres. Je ne puis m'en empêcher.

ÉGLANTINE.

Sautez donc, si vous le voulez. Tout le monde verra votre amour et votrejalousie ; on en parlera à mon père, je serai enfermée dans la citadelle, vousne serez jamais mon mari, et j'en mourrai de chagrin.

LE CHEVALIER.

Ah ! ce serait une faiblesse impardonnable que de vous désobéir, chère Églantine. Je deviendrai raisonnable pour vous mériter. Voyez, déjà je ne saute plus, et je me tiens immobile sur mes jambes comme un docteur. L'amour seul peut me transformer ainsi ; l'amour seul et l'espoir que me donnent les mots charmants que je viens d'entendre. Permettez-moi au moins de me prosterner à vos genoux et de baiser votre main.

ÉGLANTINE.

Non, chevalier. Ce ne serait pas convenable ; d'ailleurs, les galons de votre manteau s'accrocheraient après les broderies de ma robe ; nous ne pourrions plus les décrocher, et l'on verrait ainsi que vous vous êtes jeté à mes genoux. L'excès de votre tendresse ne me déplaît pas. Adieu, chevalier, je vais aller soupirer un peu dans mon boudoir, car je me sens le coeur bien agité. ( Elle sort. )

SCÈNE II.

JASMIN, CHRISTIAN arrive
à la poursuite d'un papillon.

LE CHEVALIER, à part.

Quel est cet inconnu qui poursuit un papillon ? Observons-le sans rien dire.

CHRISTIAN.

Le voilà posé sur une fleur. -- C'est une tulipe. -- Le papillon doit s'y connaître. Je dirai à la princesse que sa fleur mystérieuse est la tulipe. -- Mais voici une personne de la cour.

LE CHEVALIER, s'approchant.

Vous êtes étranger sans doute, monsieur ?

CHRISTIAN.

Oui, monsieur, je suis l'écuyer du prince de Danemark, et charmé de faire votre connaissance. Je m'amusais à réfléchir sur une énigme que vous pourrez peut-être m'aider à deviner : Quelle est la fleur dont le charme est doublé lorsqu'elle est accompagnée d'autres fleurs moins brillantes ? Une femme belle et vaine désire la posséder de préférence à ses voisines ; mais une femme sage souhaitera plutôt les autres qui sont moins passagères.

LE CHEVALIER.

Ce doit être la jeunesse, monsieur. Son éclat est doublé quand les talents et les vertus l'accompagnent. Elle passe, et les autres fleurs restent. La femme frivole ne souhaite pas d'autre avantage ; une personne sage aimera mieux les talents et les vertus qui survivent à la jeunesse.

CHRISTIAN.

Grand merci, monsieur. Vous avez raison. C'est bien cela. Je m'en vais tout de suite trouver le roi et la princesse. Quel bonheur ! J'ai deviné l'énigme. Oh ! qu'un prince de Danemark est heure

SCÈNE III.

LE CHEVALIER, seul.

Que dit-il ? -- trouver la princesse ! deviné l'énigme ! -- Grand Dieu ! est-ce que j'aurais donné des armes contre moi-même ! Est-ce que cet inconnu serait le prince de Danemark ? Ah ! je n'aurais plus qu'à me noyer. La jalousie me déchire le coeur. Malgré mes promesses à la belle Églantine, je ne puis cacher les transports de ma passion. C'est un supplice affreux. ( Il saute par-dessus les arbres et les parterres en fleurs. ) Je n'y résiste plus. L'amour m'emporte à faire mille extravagances. Allons, volons à larecherche de la princesse, et prévenons mon rival s'il est temps. ( Il sort. )

ACTE III

Le décor représente la forteresse.

SCÈNE PREMIÈRE.

LE ROI et plusieurs courtisans,
LE PRINCE CHRISTIAN et
LE CHEVALIER JASMIN en haut de la citadelle,
ÉGLANTINE au pied de la tour.

ÉGLANTINE.

Que vais-je devenir, mon Dieu ? Le prince de Danemark a déjà deviné l'énigme. Il ne lui manque plus que de me sauver la vie pour mériter d'être mon époux. La fée est venue me trouver dans mon boudoir, et m'a dit de ne rien craindre ; mais si son dessein est de me faire épouser ce Christian, que je n'aime pas, je serai la plus malheureuse des reines. Jamais je n'y consentirai. Je préfère encore devenir une statue.

LE ROI, en haut de la tour.

Admirez, mon gendre, la vue qu'on a de cette tour. Voyez ces plaines qui s'étendent au loin, la mer qu'on aperçoit à l'horizon. N'est-ce pas fort joli ?

CHRISTIAN.

De toute beauté, Sire. L'air vif qu'on respire ici nous donnera de l'appétit pour le repas de noces. Nous nous amuserons tout à l'heure à deviner d'autres énigmes, car je suis fort habile à ce jeu-là.

ÉGLANTINE.

O ciel ! je vois le chevalier qui s'agite là-haut comme un forcené. Il va commettre quelque imprudence. La fée m'abandonne. Ah ! malheureuse Églantine, tu n'as plus qu'à mourir.

SCÈNE II.

Les mêmes, PAQUERETTE, courant.

PAQUERETTE.

Mademoiselle, venez bien vite, le lion de la ménagerie a brisé sa cage. Il accourt de ce côté. Il va vous dévorer si vous ne vous sauvez tout de suite. ( Elle s'enfuit. )

ÉGLANTINE.

Au secours ! au secours ! le lion a brisé sa cage. Le voici qui vient à moi. Je suis perdue. Il va me dévorer. Au secours ! mon cher papa.

LE ROI, en haut de la tour.

Attends un peu, ma fille, je vais descendre avec mes soldats, et nous tuerons le lion.

ÉGLANTINE.

Hélas ! mon père, il vous faut un quart d'heure pour descendre, et le lion est à deux pas. Il aura le temps de me manger. Sautez en bas de la tour, ou je suis morte.

LE ROI.

Ma pauvre fille, je ne suis plus assez leste pour sauter en bas d'une muraille de deux cents pieds.

ÉGLANTINE.

Seigneur Christian, voici l'occasion de me sauver la vie. Sautez, sautez en bas de la citadelle.

CHRISTIAN.

Mademoiselle, considérez que, si je saute, je me casserai au moins bras et jambes, et comment pourrai-je tuer le lion avec les bras et les jambes cassées ?

ÉGLANTINE.

Et vous, chevalier, mon cher Jasmin, mon ami d'enfance, me laisserez-vous manger par ce lion terrible ? Entendez ses rugissements. Le voici, le voici. ( Le lion rugit dans la coulisse, et arrive sur la scène en bondissant. )

LE CHEVALIER, du haut de la tour.

Rassurez-vous, princesse, je vole à votre secours, dussé-je me rompre les os. ( Il saute en bas de la tour, court au lion, et le tue. )

ÉGLANTINE.

Vous m'avez sauvé la vie, chevalier, vous méritez d'être mon époux. Pourquoi faut-il, hélas ! que le prince de Danemark ait deviné l'énigme !

LE CHEVALIER.

C'est moi qui l'ai devinée. Je lui en ai dit le mot tout à l'heure.

ÉGLANTINE.

Ah ! que je suis contente ! La fée ne m'a pas trompée. Vous allez être mon mari. A présent, chevalier, vous pouvez vous jeter à mes genoux, et si votre manteau s'accroche après ma robe, cela ne fera rien.

CHRISTIAN.

Il ne sera pas dit que le chevalier Jasmin m'aura surpassé en courage. Puisqu'il a sauté, je prétends sauter aussi. ( Il se précipite et reste étendu sans mouvement au pied du mur. )

LE ROI.

O fâcheux accident ! le prince s'est cassé la tête, et je crains bien qu'on ne puisse le raccommoder. Quoiqu'on voie beaucoup de pères marier leurs filles à des hommes privés de tête, il ne serait pas prudent de les imiter. Mais j'aperçois une armée qui s'avance. Ce sont les Danois qui viennent pour venger la mort de leur prince. Hélas ! ils auront le temps de ravager tout mon royaume avant que je sois descendu de la tour. J'entends déjà leur trompette qui sonne l'attaque. ( On entend la trompette. )

LE CHEVALIER.

Je suis prêt à les combattre, Sire, et les repousserai à grands coups de pied jusqu'à leur patrie.

SCÈNE III.

Les mêmes, LE GÉNÉRAL GULDENSTERN
à la tête des Danois.

GULDENSTERN.

Rendez-nous notre prince, ou nous allons incendier la ville et égorger tous les habitants.

LE CHEVALIER.

Le voilà, votre prince ; emportez-le et débarrassez-nous de votre présence.

GULDENSTERN.

Je n'accepte pas ce prince-là. Il me faut un Christian en bon état, avec une tête complète et non pas fendue en deux. Puisque vous nous avez cassé notre souverain, vous nous en payerez un autre.

LE CHEVALIER.

C'est lui-même qui s'est cassé la tête volontairement. Sortez d'Angleterre à l'instant, canaille étrangère, ou vous aurez affaire à moi.

GULDENSTERN.

Soldats ! frappez ce chevalier. Entourez-le, assomez-le. Vive le Danemark ! Vengeance ! vengeance ! Pillons la ville de Londres.

LE CHEVALIER.

Je vous en empêcherai bien. Vive l'Angleterre ! ( Il s'élance contre les Danois et les disperse à grands coups de pied. ) Sire, votre royaume est délivré des ennemis.

LE ROI, du haut de la tour.

Brave Jasmin, tu as mérité la main de ma fille, je te la donne. Aussitôt que je serai descendu, nous te marierons et tu seras mon héritier. Mais je crains fort que le Danemark ne me fasse une guerre terrible.

ÉGLANTINE.

Non, cher père, nous n'aurons pas la guerre, car voici la pièce finie. La toile va tomber, les bougies s'éteignent ; il nous reste à peine le temps de saluer le public et de lui demander pardon de toutes les balivernes que nous venons de dire.

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